Triple menace — Nathaniel GARSTECKA

Un intense débat a lieu sur la nature et la hiérarchie des menaces qui pèsent sur nos pays et sur notre civilisation. En mettre uniquement une en avant au détriment des autres est souvent la conséquence d’une histoire et d’un positionnement géopolitique différent, mais a parfois pour objectif d’essayer de décrédibiliser des adversaires politiques et idéologiques. Pourtant, les trois principales menaces dont il est question sont liées entre elles et nécessitent une réponse combinée et simultanée.
La menace russe
.Dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles, l’ancien Premier ministre François Fillon a estimé que la Russie « est une menace infiniment moindre que celle de cette idéologie pernicieuse qui prospère désormais sur une grande partie de notre territoire : l’islamisme radical ». En parlant ainsi, François Fillon, dont les liens d’intérêts avec Moscou sont avérés, commet une erreur fondamentale. S’il a raison de pointer la dangerosité de l’islamisme, il donne l’impression que nous n’avons pas à nous inquiéter des armées russes.
La France a rarement, dans son histoire, été menacée directement sur son sol par Moscou ou Saint-Pétersbourg. Les guerres napoléoniennes constituent l’exception qui confirme la règle: En 1814 et 1815, après les défaites de Napoléon, les troupes du tsar Alexandre occupent Paris. De cette occupation naitra la légende des bistros: les Cosaques, pressés de recevoir leurs commandes au restaurant, criaient « bystro, bystro ! », ce qui signifie « vite! » en slave.
Par la suite et après la guerre de Crimée, la France s’est rapprochée de la Russie dans l’objectif de nouer une alliance de revers contre le bloc germanique. La Première Guerre mondiale fut la manifestation la plus éclatante de cette alliance, malgré la défection russe en 1917. Dans un registre différent, mais avec des conséquences similaires, Français et Russes se retrouvèrent à nouveau contre les Allemands de 1941 à 1945. Au préalable, les Soviétiques s’étaient entendus avec Hitler en 1939 pour attaquer et dépecer la Pologne, pourtant alliée de la France.
Ainsi, la plupart des nations ouest-européennes, à l’exception notable des Britanniques, ne considèrent pas la Russie comme une menace existentielle. C’est différent à l’est: Polonais, Ukrainiens, Baltes ou Finlandais connaissent bien mieux leur grand voisin oriental et savent à quoi s’en tenir avec lui, ce qui ne manque pas de susciter des échanges animés entre Européens de l’ouest et Européens du centre ou de l’est.
Pour un Français, le retour de l’impérialisme russe est quelque chose d’abstrait et de lointain, alors que les gouvernement qui se succèdent depuis trente ans entretiennent systématiquement des relations « constructives » avec le Kremlin, et ce quelque soit leur couleur politique. La Russie fait office de contrepoids à l’influence américaine et suscite l’admiration tant des milieux de gauche que des milieux de droite.
Moscou représente néanmoins une menace pour la France, bien que de manière différente qu’à l’est. Elle déstabilise nos positions dans les pays du Sahel, elle affaiblit notre secteur nucléaire en incitant les Européens à acheter son gaz, elle use ouvertement de l’arme migratoire contre nous au moins depuis 2021, et elle porte une part de responsabilité dans le risque terroriste islamiste en France. De plus, la France étant membre de l’OTAN et de l’UE, toute menace militaire ou hybride contre des pays alliés constitue légalement un défi pour elle.
Moscou utilise ses relais de propagande dans nos pays pour minimiser le danger qu’elle représente. Ces relais concentrent leurs attaques uniquement contre les deux autres menaces, qui existent bel et bien, mais qui ne peuvent pas être isolés.
La menace migratoire
.Autant la Russie est le grand péril oriental, autant l’immigration massive arabo-musulmane et africaine est le grand péril méridional. C’est ce qu’évoque François Fillon dans son entretien à Valeurs Actuelles. Ici, nous observons un retournement de situation par rapport au sujet précédent: ce sont les pays d’Europe occidentale qui sont davantage touchés que les pays d’Europe centrale et orientale.
La France a initié une politique migratoire extrêmement généreuse dès les années 1950, dans le but de faire venir des travailleurs pour soutenir la croissance économique d’après-guerre. Profitant de ses possessions coloniales, elle a pu avoir accès à un conséquent vivier de main d’œuvre, pour compenser le ralentissement de l’immigration traditionnelle européenne (Italiens, Polonais, Espagnols, Portugais).
A partir des années 1970, les autorités françaises mettent en place le regroupement familial, ce qui a pour conséquence de changer radicalement la nature de l’immigration en France: d’une immigration de travail dans les années 1950, 1960 et 1970 à une immigration familiale et démographique (pour maintenir le taux de fécondité à un niveau plus élevé que les autres pays européens) à partir des années 1980.
La fin des Trente Glorieuses n’a pas provoqué de remise en question de la politique d’immigration massive. Le hausse du chômage et la détérioration des conditions de vie dans de nombreuses banlieues, ainsi que le phénomène naturel d’entre soi pratiqué par les immigrés africains et musulmans, n’ont pas permis au mécanisme d’intégration de fonctionner à plein, encore moins à celui d’assimilation, ce dernier ayant été abandonné par l’Etat.
Les différences religieuses et culturelles mêlées au sentiment de déracinement des deuxième et troisième générations issues de l’immigration ont mené à l’apparition de troubles, comme en témoigne l’affaire du voile de Creil en 1989. Trente ans plus tard, les attentats islamistes se sont multipliés et nous avons pu assister à véritables scènes de guérilla dans plusieurs villes touchées par l’immigration.
A cela s’ajoute la crise de l’immigration illégale. Du « Wir schaffen das » d’Angela Merkel en 2015 aux assauts contre les postes-frontières polonais de clandestins acheminés par le Bélarus et la Russie à partir de 2021, en passant par l’augmentation des crimes et délits commis par les migrants illégaux, c’est toute une décennie d’exacerbation des tensions migratoires dont nous avons été témoins.
Les immigrés ne sont pas les seuls responsables de cette situation. La politique de l’Etat français (mais aussi dans d’autres pays comme au Royaume-Uni, en Belgique, en Allemagne ou en Suède), le laxisme judiciaire, la pression idéologique d’une certaine gauche ayant misé électoralement sur les populations arrivées récemment… autant de manifestations d’une faillite collective d’une société qui a trop longtemps été aveugle face à la menace. Faillite qui a été portée au niveau européen et qui suscite l’incompréhension et une forte opposition de la part des pays d’Europe centrale et orientale qui n’ont pas encore eu à subir l’immigration massive arabo-musulmane et africaine, mais qui ont su conserver une forme de lucidité.
La menace institutionnelle
.Ceux qui se focalisent sur la menace russe sont souvent ceux qui délaissent ou minimisent la menace migratoire et islamiste, et inversement. Cependant, un dernier acteur entre en jeu, et non des moindres: les élites européennes elles-mêmes.
C’est la clé de voûte de tous les risques qui pèsent sur nous. L’aveuglement, la corruption et l’idéologisation des dirigeants nationaux et communautaires. Si la Russie a pu nous manipuler pendant des années, au point que nous soyons paralysés au moment crucial de l’invasion de l’Ukraine, c’est à cause de gouvernements occidentaux qui ont refusé d’entendre les mises en garde des Polonais et des baltes et qui ont accepté de se rendre dépendants des hydrocarbures ou du savoir-faire dans le domaine nucléaire russes. Au nom d’une conception erronée de « l’autonomie stratégique », nos élites médiatiques et politiques ont joué à un jeu dangereux avec Moscou, dans le seul but de défier les Américains.
Si la société française s’est « ensauvagée », pour reprendre le terme utilisé par Gérald Darmanin quand il était ministre de l’Intérieur, c’est parce qu’on a laissé s’installer et se développer les conditions à cette situation. La légèreté des « valeurs de la république » (et leur extension, les « valeurs de l’Europe »), le dévoiement de l’humanisme et du droit d’asile, la quasi criminalisation du patriotisme, la fascisation du débat public, la croyance aveugle aux « dividendes de la paix » après 1991, la perméabilité aux théories progressistes et « woke »… Nous n’avons eu besoin de personne pour nous infliger nous-même les maux qui nous rongent.
C’est ce que le vice-président américain James Vance a à l’esprit, lorsqu’il prononce cette phrase qui a fait polémique, lors de son discours à Munich: « Ce qui m’inquiète, c’est la menace de l’intérieur: le recul de l’Europe sur certaines de ses valeurs les plus fondamentales. Des valeurs partagées avec les États-Unis ». On a cru qu’il cherchait à minimiser les autres dangers qui nous guettent, alors qu’en réalité il s’en prenait à l’origine du problème: notre propre faiblesse.
Le projet fédéraliste de la Commission de Bruxelles consiste à institutionnaliser cette faiblesse, à l’inscrire dans une constitution européenne. Les mécanismes qui ont permis à la Russie de nous menacer à nouveau et à la menace islamiste de s’installer sur notre sol seraient gravés dans le marbre. Une Europe désOTANisée et sous commandement allemand est une Europe qui n’a aucun avenir, nous devrions bien le savoir. C’est une Europe qui serait incapable d’affronter la menace combinée qui pèse sur nous, car tout est lié.
Une seule triple menace, combinée
.La menace russe, la menace migratoire et la menace progressiste ne peuvent être analysées et combattues séparément. Quand le président Emmanuel Macron appelle à prendre conscience du danger que représente la Russie, il sous-entend involontairement que nous devons appréhender aussi les autres dangers. Relancer l’industrie militaire française ne peut se faire en bonne intelligence avec les Allemands, et la remise au premier plan du patriotisme entraînera inévitablement une volonté de réaction contre l’ordre étranger qui s’installe au cœur de nos cités.
Les débats animés pour savoir qui nous menace le plus et qu’est ce qu’il faut traiter en premier sont la preuve que nous n’avons pas encore bien compris toutes les dimensions du problème. Par lâcheté ou par malhonnêteté intellectuelle, de nombreux commentateurs croient gagner des points en ne visant qu’un ennemi et en omettant délibérément les autres. C’est une posture commode, mais qui ne mène à rien, et nos querelles internes font invariablement le jeu de nos ennemis.
Nathaniel Garstecka