
La Grande Peur, épisode décisif mais méconnu de la Révolution française

Mouvement de panique qui a touché toute la France suite à la prise de la Bastille, la Grande Peur symbolise l’effondrement de l’autorité royale et la diffusion des troubles révolutionnaires dans tout le pays. La conséquence la plus notable fut l’abolition des privilèges.
Un début d’été révolutionnaire
.Les événements de la Révolution ne sont pas spontanés. Ils sont le fruit d’une montée des tensions latentes, mais aussi manifestes, au sein du Royaume de France, depuis des années voire des décennies.
Les finances de la France sont au plus bas à partir des années 1760 et la défaite face à la Grande-Bretagne lors de la Guerre de Sept Ans (1756-1763). Catastrophique pour la France, elle signifie le triomphe de l’influence britannique dans le monde et donc le reflux de la France. Cette dernière trouvera rapidement un moyen de se venger, en soutenant massivement les insurgés des Etats-Unis contre la tutelle anglaise, ce qui videra encore davantage les caisses de l’Etat.
Parallèlement, les mauvaises récoltes se succèdent et les pénuries se multiplient. Ceci est causé entre autres par un climat rude (dans le contexte du petit âge glaciaire) et par une mauvaise gestion des affaires agricoles sous Louis XV et Louis XVI.
Par ailleurs, l’influence de la bourgeoisie ne cesse de progresser, d’un point de vue économique comme philosophique (Voltaire, figure majeure et emblématique du mouvement des Lumières, est issu d’une famille bourgeoise). Elle souhaite se voir attribuer un rôle plus déterminant vis-à-vis de la noblesse et du clergé. Cela se ressentira lors des Etats généraux de 1787-1789.
Une série de maladresses politiques de Louis XVI vis-à-vis de la nouvelle Assemblée nationale constituée du Tiers état, notamment le rassemblement de troupes autour de Paris, contribue à envenimer la situation. Début juillet 1789, des troubles éclatent en plusieurs points de la capitale, la foule réclamant du pain, soutenant l’Assemblée et s’opposant à l’influence des conservateurs sur le roi.
Le 14 juillet, des émeutiers s’emparent de la forteresse de la Bastille. Autant elle ne présentait pas d’intérêt stratégique et était faiblement défendue, autant il s’agit d’un événement symbolique majeur qui entraînera à sa suite une poussée insurrectionnelle dans le pays entier.
Des troubles sur l’ensemble du territoire
.La chute de la Bastille a semé le doute sur l’attitude et la fiabilité des armées royales. Celles-ci ne sont pas intervenues pour défendre la Forteresse et la noblesse n’a pas semblé s’en préoccuper. Des sentiments mitigés se répandent dans toute la France. Les paysans, dont les récoltes sont toujours mauvaises et qui doivent faire face à une forte imposition, se méfient de l’attitude des nobles. Les artisans, commerçants et petits propriétaires sentent l’occasion de profiter de la faiblesse des seigneurs. Les nobles, habituées aux jacqueries, ne prêtent dans un premier temps pas attention aux oppositions.
Une peur panique gagne les villages, les campagnes, puis s’étend aux petites puis aux grandes villes. On craint les brigands, les Anglais, on soupçonne les nobles de vouloir s’accaparer les récoltes, on veut régler ses comptes avec tel ou telle bailli ou notable.
Rapidement, des pillages ont lieu. Les domaines nobiliaires sont pris d’assaut par des émeutiers, des châteaux sont brûlés. Des seigneurs locaux sont molestés, tués parfois. Marseille et Lyon sont touchés par des troubles et des incendies. Partout, des fonctionnaires et des intendants sont attaqués, les percepteurs d’impôts sont particulièrement visés. Certaines régions semblent pourtant relativement épargnées, notamment la Bretagne et l’Alsace. Plus on s’éloigne du centre révolutionnaire parisien, moins on assiste à ces inquiétants événements.
Le pouvoir royale ne réagit pas à la Grande Peur. Certaines troupes fraternisent, d’autres refusent de réprimer, les émeutes. La plupart du temps, les ordres ne viennent tout simplement pas. De nombreux nobles fuient dans les pays voisins, dans un grand mouvement d’émigration qui prendra une tournure tragique lors des épisodes à venir. Cela renforce les révolutionnaires dans leur conviction que Louis XVI est faible et que c’est le bon moment d’obtenir des concessions politiques importantes.
La Grande Peur et l’abolition des privilèges
.Cette „anarchie spontanée” (et qui sera connue sous le nom de Grande Peur), comme l’appelle Hippolyte Taine, et qui s’est très rapidement répandue sur le territoire français à la fin juillet 1789, est porteuse de revendications diffuses. Certaines doléances qui avaient été presentées lors des Etats généraux de 1787 refont surface, notamment la critiques des „droits féodaux”.
L’Assemblée constituante est informée des troubles. D’un côté elle s’inquiète que le royaume puisse sombrer dans l’anarchie totale, de l’autre elle souhaite saisir l’opportunité de porter un coup décisif à la monarchie. Le 4 aout 1789, les députés votent l’abolition des privilèges. Le 26 aout, c’est l’adoption de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, fortement inspirée par la pensée des Lumières et la révolution américaine.
En l’espace de quelque jours, l’ancien monde s’est effondré au profit d’un monde nouveau, inconnu. Jacques Bainville écrira, à ce sujet: „Le 4 aout, dans une séance du soir, un député de la noblesse, le vicomte de Noailles, proposa de supprimer les droits féodaux. Ce qui restait de ces droits était naturellement fort détesté. A la vérité, beaucoup avaient disparu, d’autres étaient tombés en désuétude. La féodalité déclinait depuis bien longtemps. […]. Dans cette nuit de panique plutôt que d’enthousiasme, on abolit pêle-mêle, sans discernement, les droits, d’origine historique, qui appartenaient à des Français nobles et à des Français qui ne l’étaient pas, ce qui était caduc et ce qui était digne de durer, toute une organisation de la vie sociale, dont la chute créa un vide auquel, de nos jours, la législation a tenté de remédier pour ne pas laisser les individus isolés et sans protection”.
Max Gallo se veut moins critique: „On proclame que « les hommes naissent libres et égaux en droit », que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Pensées et principes radicaux. La France fait l’expérience nationale unique de la naissance, à partir d’une rébellion nationale, d’une révolution. De l’avènement d’un nouveau monde. La violence a imposé la défaite politique et militaire du pouvoir en place ».
Jean Sévillia rejoindra le point de vue de Jacques Bainville: „En quelques heures, ce sont tous les statuts particuliers, franchises, libertés, coutumes et lois privées (lex privata, privilèges) de la société traditionnelle qui sont abolis. Un coup de rabot législatif aplanit la condition des Français, à quelque milieu qu’ils appartiennent: la révolution sociale est faite”.
La Révolution ne fait que commencer.
Nathaniel Garstecka