fr Language FlagPolémique autour de la libération d’Auschwitz – quel a été le rôle de la Russie ?

Des commentateurs français se sont interrogés sur l’absence de la Russie à la cérémonie du 80ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz le 27 janvier 1945. Plusieurs arguments ont été avancés, certains faisant partie de la rhétorique révisionniste du Kremlin et d’autres, certes moins nombreux, étant plus pertinents.

.La libération du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge début 1945 est avant tout un symbole. Cet événement s’est déroulé de manière plus ou moins fortuite et ne figurait pas, au départ, au « cahier des charges » des forces soviétiques. Les crimes de masse commis par les Allemands en Pologne occupée n’ont effectivement jamais semblé préoccuper outre mesure les dirigeants de l’URSS, et ce n’est pas du tout surprenant si l’on se penche sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, la barbarie nazie étant révélée au grand jour, c’est fort logiquement que la libération des camps a été élevée au rang de symbole du « triomphe du bien sur le mal ».

Les médias français qui s’émeuvent de l’absence de représentants officiels de la Fédération de Russie à Oswiecim le 27 janvier 2025 avancent, pour commencer, que l’évènement doit servir à la concorde et au recueillement. Au moment où des journalistes inconscients écrivent ces lignes, l’armée russe poursuit son offensive dans le Donbass, trois ans après avoir déclenché une nouvelle guerre de conquête en Europe de l’est, ravivant les souvenirs tragiques de la politique génocidaire soviétique au XXème siècle. Comment pourrions-nous nous recueillir avec Vladimir Poutine ou Sergueï Lavrov sur le besoin de paix, alors qu’ils sont en train, en ce moment-même, de violer cette paix ? Si encore la Russie avait de bonnes raisons d’agir ainsi, on pourrait en discuter. Ce n’est cependant pas le cas, et la prétendue « expansion de l’OTAN » et la « menace des néo-nazis de Kiev » ne sont que des prétextes fallacieux justifiant la poursuite de quatre cent ans de « drang nach westen » russe.

Les journalistes occidentaux ne prennent pas la peine de prendre en compte le temps long. Quand ils abordent le sujet de la guerre en Ukraine, ils se limitent à évoquer les événements, d’ailleurs souvent d’un point de vue partial, qui se sont déroulés après la chute de l’URSS, dans le seul et unique but de faire peser la responsabilité du drame que nous vivons en grande partie sur l’Occident. La Russie ne serait que la victime de l’impérialisme des Etats-Unis et de la corruption de Bruxelles. Alors qu’il suffit de penser au temps long pour se rendre compte que Moscou a toujours rêvé de prendre le contrôle de l’intégralité du pourtour nord de la mer Noire. C’est inscrit dans son logiciel identitaire et politique.

Il est de plus inconcevable de se tenir, lors de ce moment tellement symbolique qu’est le dévoilement de la Shoah et des crimes commis au nom du « Lebensraum », aux côtés de ceux qui déclarent que le peuple ukrainien n’existe pas, qu’il convient de russifier de forces les enfants ukrainiens et qu’après tout, l’Ukraine n’est qu’une province, « Novorossiya », de la « grande et sainte Russie ».

Les médias en question estiment que l’URSS fait partie du camp du bien qui a triomphé du mal incarné par le nazisme. C’est une manipulation. Les Soviétiques sont parvenus, grâce à leurs relais idéologiques en Europe de l’ouest, à remodeler la perception de leur rôle dans le second conflit mondial. Une réinterprétation extrêmement dangereuse, car elle modifie en profondeur le sens de ce qui s’est passé. Notre narration historique a été bâtie sur la croyance que l’Allemagne nazie était le seul grand totalitarisme et était la seule responsable de la guerre et de ses atrocités. Pourtant, c’est la signature du pacte germano-soviétique le 23 aout 1939, appelé aussi pacte Ribbentrop-Molotov, qui marque l’ouverture des hostilités. La Pologne est envahie en septembre 1939 par l’Allemagne et par l’URSS qui, main dans la main, conquièrent un pays pourtant ami et allié des Français et des Anglais, et y mettent en place une politique totalitaire et génocidaire. Les pays baltes et la Roumanie aussi font les frais de l’accord entre Hitler et Staline. Les deux dictateurs ont, en outre, initié une collaboration économique et commerciale qui permettra à l’Allemagne d’importer suffisamment de matières premières pour pouvoir tenir à long terme face aux Alliés occidentaux. Sans le pétrole, le caoutchouc et les céréales soviétiques, l’Allemagne n’aurait plus été en mesure de combattre dès la mi 1941, c’est-à-dire avant que ne débute la Solution finale.

Ajoutons à cela la coopération en matière de « lutte contre les ennemis du régime »: les Allemands et les Soviétiques se sont échangés des prisonniers polonais, juifs ou baltes ainsi que du savoir faire en matière d’univers concentrationnaire.

Dans son œuvre de réhabilitation du régime de Staline, les dirigeants russes actuels ont mis au point un argumentaire, allégrement repris par leurs relais et par des journalistes bienveillants à leur égard. Le pacte germano-soviétique ne représenterait rien de plus qu’un de ces nombreux traités signés tout au long des années 1930. On met souvent sur le même plan le pacte Hitler-Staline de 1939 et le pacte de non-agression germano-polonais de 1934. Cependant, les deux n’ont rient à voir. La Pologne avait d’abord signé un traité similaire avec l’URSS en 1932, confirmé en 1934 pour une durée de 10 ans. Coincée entre deux puissances agressives et revendicatrices, la jeune Pologne n’avait d’autre choix que d’essayer d’entretenir les moins mauvaises relations possibles avec ses voisins. Il ne s’agissait pas non plus d’alliances et il n’y avait pas de clauses secrètes, à la différence du pacte germano-soviétique qui prévoyait une coopération dans l’invasion de la Pologne, le partage de l’Europe de l’est et une collaboration économique. C’est avec la France, l’Angleterre et la Roumanie que la Pologne avait signé des alliances.

Les Russes avancent de même que les Soviétiques avaient proposé aux Occidentaux d’attaquer Hitler bien avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, et que c’est face à leur refus qu’ils se seraient décidés, « à contrecœur », de passer un accord « circonstanciel et temporaire » avec les Allemands. S’il est exact d’affirmer que de telles négociations ont eu lieu, il convient de préciser que les Soviétiques voulaient, en échange, avoir les mains libres en Europe centrale, ce qui aurait mené sans aucun doute à l’occupation des pays baltes et de la Pologne, qui comprenait alors le Bélarus et l’Ukraine occidentale. D’ailleurs, l’avenir donnera raison à ceux qui se méfiaient de Staline, car à partir de 1944 l’Armée rouge s’est installée en Europe centrale pour presque un demi-siècle.

On entend souvent que nous devons la victoire contre les nazis et notre liberté au « sacrifice consenti par les Soviétiques ». Ce n’est qu’en partie exact. Il a déjà été prouvé que sans l’aide matérielle occidentale et notamment américaine en 1941, l’Armée rouge n’aurait peut-être pas réussi à résister à la Wehrmacht. Certes, les Russes le reconnaissent, mais là n’est pas la question. Nous ne pouvons devoir notre liberté à ceux qui ont contribué initialement à la mettre en péril. L’URSS ne s’est pas alliée pendant deux ans à l’Allemagne par simple opportunisme temporaire. Les deux totalitarismes étaient bien plus liés qu’il n’y parait et qu’ils ont cherché à nous faire croire. Tant Hitler et Staline étaient mus par le revanchisme par rapport à ce qui s’est passé à la fin de la Première Guerre mondiale. Les Allemands voulaient corriger les effets du Traité de Versailles (donc reprendre les territoire octroyés à la Pologne) et les Soviétiques avaient, pour ainsi dire, un compte à régler avec les Polonais, puisque ceux-ci ont mis un coup d’arrêt à l’exportation de la révolution bolchévique en 1921. Afin de dépecer à nouveau la Pologne, l’alliance entre l’Allemagne et l’URSS, cette dernière étant l’héritière de 300 ans d’impérialisme russe en Europe de l’est, ne pouvait sembler que naturelle.

Si Hitler a pu déclencher la Seconde Guerre mondiale, c’est parce qu’il s’est allié à Staline. S’il a pu se retourner contre l’ouest sans crainte d’avoir à se battre sur deux fronts, c’est grâce à la collaboration soviétique. S’il a pu mener une guerre longue et génocidaire, c’est grâce aux matières premières fournies par Moscou. Ensuite, bien évidemment, il attaque l’URSS le 22 juin 1941. Cependant, c’est à la grande surprise de Staline, qui s’imaginait poursuivre leur fructueuse coopération. Pendant ces deux années d’alliance, les Allemands ont les mains libres pour enclencher leur machine totalitaire dans les pays occupés. Le camp de concentration d’Auschwitz I (à ne pas confondre avec le camp d’extermination d’Auschwitz II Birkenau) est créé en avril 1940, au même moment que les Soviétiques exécutent en masse les prisonniers de guerre polonais. Le ghetto de Varsovie est établi en octobre de la même année. Pendant que les premiers Juifs étaient exterminés par les Allemands et que les élites polonaises étaient massacrées, Hitler et Staline faisaient affaire ensemble.

On exige ainsi de nous aujourd’hui de montrer notre reconnaissance envers ceux qui collaboraient avec les bourreaux, et on nous empêche de remettre en cause la doxa officielle sous prétexte que les Soviétiques ont par la suite été entrainés dans la guerre à leur corps défendant. En réalité, ils ne voulaient pas libérer les camps. Ils ne voulaient pas sauver les Juifs (ils en ont d’ailleurs eux-mêmes tué et déporté des dizaines de milliers), ou les autres victimes de la barbarie nazie. Cela leur a été imposé par le cours des événements. Une libération est un acte volontaire, l’aboutissement d’une lutte dédiée. Les génocidaires de Moscou n’ont jamais émis le moindre souhait de venir en aide aux Juifs persécutés par les Allemands. Ni même à leurs propres soldats prisonniers dans les camps de concentration. Dès qu’ils ont « libéré » Auschwitz, ils se sont servis du camp pour y enfermer leurs ennemis politiques et les résistants anticommunistes (qui étaient souvent aussi des résistants antinazis). Ils ont poursuivi la politique totalitaire des Allemands sur les mêmes lieux de massacres. Cela prouve le peu de considération qu’ils avaient à l’égard des victimes des crimes nazis.

Plusieurs commentateurs s’émeuvent du fait que la Pologne retire ses monuments aux morts de l’Armée rouge. Ce serait un « manque de respect envers leurs libérateurs ». « Libérateurs » qui avaient au préalable exterminés des centaines de milliers de Polonais, envahi, occupé et pillé leur pays en 1939, décapité les élites de la nation puis à nouveau occupé leurs terres en 1944 jusqu’à la chute du communisme. Les derniers soldats russes n’ont quitté la Pologne qu’en septembre 1993 après l’avoir maintenue dans un état de pauvreté dont elle a encore du mal à se relever. On a connu mieux, comme « libération ».

Il est aussi édifiant de voir la Russie de Vladimir Poutine s’attribuer tous les mérites de la « grande guerre patriotique » et la mémoire des 11 millions de soldats soviétiques morts, alors que les Russes n’étaient pas la seule nationalité au sein de l’URSS. On estime à 4 millions le nombre d’Ukrainiens qui ont combattu dans l’Armée rouge contre le IIIe Reich (contre 250 000 qui ont collaboré avec les Allemands), sans parler des citoyens des autres républiques soviétiques. C’est par ailleurs le 1er front ukrainien, composé en grande partie de soldats issus des territoires ukrainiens, qui a libéré le camp d’Auschwitz.

Ceux qui nous accusent de réécrire l’histoire devraient plutôt s’intéresser aux tentatives du Kremlin de réhabiliter le pacte germano-soviétique, les massacres commis dans les pays conquis et l’occupation de l’Europe centrale pendant un demi-siècle. Sinon, à ce rythme, nous serons bientôt amenés à croire que les victimes ont bien cherché ce qui leur est arrivé et que les bourreaux ne faisaient que se défendre contre des provocations et des complots. Il aurait cependant tout à fait été possible d’inviter des représentants russes à la cérémonie du 80ème anniversaire du camp d’Auschwitz. On aurait par exemple pu inviter des chercheurs de l’organisation Memorial, qui étudie les crimes soviétiques et qui a été interdite par le Kremlin, ou d’anciens dissidents. Mais il est tout à fait logique de ne pas inviter ceux qui portent une lourde responsabilité dans les tragédies de la Seconde Guerre mondiale et qui maquillent leur passé, ainsi que ceux qui, en ce moment, violent la paix si chèrement acquise.

.Les médias et les journalistes qui se font le relais de la narration de Moscou participent à brouiller les pistes et à blanchir ceux qui ne méritent pas de l’être. L’URSS n’était pas un acteur secondaire des événements des années 1930 et 1940 et victime de l’impérialisme allemand. Elle était un acteur de premier plan, qui a comploté en même temps que l’Allemagne nazie et dans un objectif similaire, avant d’avoir à affronter son ancien allié. Si les Français ont une vision déformée de la Seconde Guerre mondiale, c’est parce qu’ils n’ont pas eu à subir les atrocités communistes et que l’éducation et la culture ont été prises en main par la gauche dès les années 1950. Le respect de la mémoire des victimes, lui, exige de nous d’être bien conscients de ce qui a mené à leur tragédie, de savoir pointer les responsables et de s’assurer que leur narration ne sera pas élevée au rang de vérité.

Nathaniel Garstecka

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 27/01/2025