
Frédéric Chopin, poète polonais de la liberté
Il y a 160 ans, en septembre 1863, lors de l’insurrection qui secouait le pays depuis janvier, les Russes ont dévasté le palais des Zamoyski à Varsovie ; ils ont jeté par la fenêtre le piano sur lequel, dans sa jeunesse, jouait Frédéric Chopin. Ce moment est entré dans l’histoire.
.La musique de Frédéric Chopin suscitait des associations patriotiques avant même que ses partitions ne soient sortis des presses. Déjà en tant que fils du propriétaire de l’une des meilleures pensions à Varsovie, il improvisait pour ses copains sur des motifs historiques, et les invités de son salon à Paris pouvaient entendre des poèmes entiers, dont il ne transcrivait que quelques rares morceaux. Le trait national et patriotique de son œuvre était parfaitement audible aussi pour les étrangers, tel Robert Schumann, le premier critique international du jeune Chopin (c’était lui qui s’exclama à propos de ses Variations en si bémol majeur, Op. 2 : « Chapeau bas, messieurs, un génie ! »). Dans une critique de ses concerts de piano, il caractérisait Chopin dans le contexte de l’insurrection de novembre : « Il était là à contempler la maîtrise la plus profonde de son art, conscient de sa force dont il tenait son courage, quand, en 1830, à l’Ouest, retentit la voix puissante des peuples. Des centaines de jeunes hommes avaient attendu cet instant, mais Chopin fut le premier sur les barricades […]. Pour la rencontre des temps nouveaux et des rapports nouveaux, le destin lui prépara quelque chose d’autre : il distingua Chopin et le rendit intéressant par sa nationalité suggestive et originale, à savoir polonaise […]. Si le puissant monarque autocrate du Nord [le tsar] savait quel dangereux ennemi le menace dans les œuvres de Chopin, dans les simples mélodies de ses Mazurkas, il en interdirait la musique. Les œuvres de Chopin sont des canons dissimulés sous des fleurs ». Les échos du chant des insurgés Litwinka de Kurpiński (op. 49) ou une réécriture « héroïque » de la polonaise (op. 53) étaient perceptibles au premier abord.
Chopin lui-même laissa de très nombreuses preuves de son engagement patriotique. L’éclatement de l’insurrection de novembre (1830) devint un tournant dans son style musical. C’était à cette époque-là – quand ses amis le retinrent presque de force de retourner au pays pour prendre les armes – qu’il écrivit dans son cahier intime qu’il « tonne sur son piano ». Ainsi commença-t-il à introduire dans ses compositions des tons sombres, des contrastes violents et de très nombreuses modulations chromatiques rompant avec la simplicité classique des tonalités majeures et mineures. Il composa alors – d’après un témoignage familial – l’Étude en do mineur, connue sous le nom de Révolutionnaire ou le violent Scherzo en si mineur, et même l’esquisse du Prélude en ré mineur, édité beaucoup plus tard dans le cycle op. 28, faisant référence à Das Wohltemperierte Klavier de Bach.
Chopin était bien au courant de la situation géopolitique dont la preuve est fournie par sa lettre adressée à Julian Fontana : « Les nôtres se rassemblent à Poznań. Czartoryski a été le premier à y aller. Dieu seul sait par quel chemin tout cela ira […]. Cela ne se fera pas sans atrocités, mais au bout il y a une Pologne glorieuse et grande, en un mot, la Pologne ! ».
Quand, en septembre 1863, quatorze ans après sa mort, les soldats russes dévastèrent le palais des Zamoyski à Varsovie en représailles à l’attentat échoué perpétré par des insurgés contre le vice-roi, le général Berg, personne ne se doutait que la destruction d’un piano qui s’y trouvait, acquerrait une dimension symbolique. Cyprian Kamil Norwid – qui avait connu Chopin dans sa jeunesse, à Paris – immortalisa ce moment, en l’érigeant, dans son célèbre poème Le Piano de Chopin, au rang de l’illustration d’un choc des cultures et des systèmes des valeurs.
Ce fut un acte important de joindre l’œuvre de Chopin au discours sur la lutte pour l’indépendance, ce qui serait, plus tard, rendu le plus clairement par Ignacy Jan Paderewski dans sa fameuse allocution de Lviv, commémorant le centième anniversaire du compositeur (1910), laquelle, soit dit en passant, ouvrit au futur Premier ministre polonais la voie d’un engagement politique : « Dans Chopin se trouve tout, ce qui nous était défendu : les kontusz bariolés, les ceintures brodées avec du fil d’or […], les cliquetis des épées de nos nobles, les éclats des faux de nos paysans, les gémissements d’une poitrine blessée, la révolte d’un esprit enchaîné […], la souffrance de la soumission, le regret de la liberté, la malédiction des tyrans, le chant joyeux de la victoire ». C’est pourquoi, durant la Seconde Guerre mondiale, la musique de Chopin était interdite par les autorités allemandes d’occupation.
.Au XXIe siècle, en Pologne, la musique de Chopin continue d’occuper une place particulière. Des millions de Polonais suivent avec attention le Concours Frédéric-Chopin organisé tous les cinq ans à Varsovie, et la capitale se remplit de sa musique, du théâtre philarmonique aux taxis. Cependant, nous comprenons aujourd’hui aussi l’incroyable universalité de l’œuvre de Chopin qui, grâce à son génie, touche les cœurs des gens du monde entier et aide à bâtir des communautés internationales des admirateurs de vérité et de beauté.
Artur Szklener