
.Au cours du dernier quart de siècle, l’économie polonaise a été un succès sous-estimé – sous-estimé à coup sûr dans mon pays, les États-Unis. Le PIB par habitant narre le récit de cette histoire. Au début des années 1990, au départ de la transition, le revenu moyen, en termes de parité de pouvoir d’achat, atteignait à peine le quart de la moyenne de la Communauté européenne. Trois décennies plus tard, à la veille de la pandémie de COVID 19, le PIB polonais par habitant était passé à plus des deux tiers de la moyenne de la zone euro. Le revenu par habitant, toujours en parité de pouvoir d’achat, a triplé sur la période. Peu d’économies nationales en dehors de l’Asie de l’Est peuvent prétendre à quelque chose de similaire.
La Pologne l’a accompli en développant une base manufacturière diversifiée et dynamique. Certes, l’agriculture et les services y ont joué leur rôle, mais la principale façon dont la Pologne a atteint une croissance rapide a été de développer et de moderniser son secteur manufacturier – cette part de l’économie où la valeur ajoutée par travailleur est relativement élevée. L’éventail des sous-secteurs manufacturiers est impressionnant – allant des aliments et des boissons aux pièces automobiles, des produits métalliques, du caoutchouc et des plastiques, aux produits chimiques, aux machines et à l’équipement électrique.
Plus récemment, l’industrie polonaise a pris le chemin de la transition numérique et verte. En réponse aux perturbations économiques liées au COVID, les entreprises ont redoublé d’efforts afin d’adopter des solutions de fabrication avancées et des technologies numériques. La Pologne possède un secteur des hautes technologies de plus en plus dynamique, avec des start-ups, du capital-risque et des laboratoires de R&D exploités par Intel et Samsung. Le pays investit dans les technologies vertes, comme les parcs éoliens de la Baltique. Dans le cadre du Green Deal européen, il se diversifie hors de l’extraction du charbon et des activités et secteurs à forte intensité de carbone.
Jusqu’ici tout va bien. La question est de savoir ce qui viendra ensuite. L’expérience d’autres pays à revenu intermédiaire suggère que la Pologne a encore du chemin à faire pour achever la transition verte et numérique. Prenons l’exemple de la Corée du Sud – une économie qui ressemble à la Pologne à bien des égards, notamment un PIB par habitant similaire, une faible dotation en matières premières, une dépendance aux exportations manufacturières et une démographie. L’expérience sud-coréenne suggèrerait que l’expansion de l’industrie manufacturière polonaise a encore de la marge : le pourcentage de la production nationale qu’elle représente est deux fois plus élevé qu’en Pologne.
La Pologne devra combler cet écart non pas en déplaçant de la main d’œuvre supplémentaire vers l’industrie manufacturière – en fait, le pourcentage de la population employée dans ce secteur est déjà plus élevé en Pologne qu’en Corée – mais plutôt en augmentant la productivité du travail (production par travailleur). Elle devra gravir les échelons technologiques pour fabriquer des produits encore plus sophistiqués, comme l’a fait la Corée. Et c’est là que les choses se compliquent.
Prenons le cas de la recherche et le développement. Les dépenses de R&D en Pologne en pourcentage du PIB représentent à peine un quart du niveau sud-coréen. La Corée est un peu à part, avec son niveau global élevé de R&D. Mais il établit néanmoins la norme de ce qui est nécessaire si un pays veut vraiment gravir les échelons technologiques. Ici, il faut un soutien parrainé par le gouvernement pour la recherche fondamentale et aussi des incitations fiscales plus généreuses pour les entreprises afin de stimuler leur investissement dans la recherche. La plateforme Industrie 4.0 du gouvernement polonais et les subventions qu’elle suppose ne sont qu’un début.
La Pologne a un niveau raisonnablement élevé de capital humain selon la plupart des mesures. Mais pour devenir une dynamo high-tech à l’instar de la Corée du Sud, elle doit faire davantage sur le front de l’enseignement supérieur. Bien qu’elle soit la 20e plus grande économie du monde en termes de PIB, la Pologne ne compte aucune université dans le top 500 mondial, selon le classement Times Higher Education. L’Université nationale de Séoul, en revanche, est au 54e rang mondial et la Corée du Sud compte quatre autres établissements supérieurs dans le top 200. De tels classements doivent être pris avec un grain de sel, mais ils indiquent une priorité pour les investissements. Il est révélateur que la Pologne, dans le développement de ses ressources éoliennes offshore en mer Baltique, ait dû faire appel à l’Université technique du Danemark (numéro 185 sur la liste du Times Higher Education) pour une expertise en ingénierie des turbines.
La Corée est également allée plus loin en termes de diversification géographique de ses exportations. Quelque 80 % des exportations polonaises sont destinées à ce qui est essentiellement un marché unique, l’Union européenne. Moins de 5 % partent vers les États-Unis. Seulement 1% vers la Chine. Quand l’UE éternue économiquement, la Pologne risque de développer une pneumonie. Et maintenant, alors que l’UE est confrontée à la perspective de coûts de l’énergie encore plus élevés et d’une récession à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, ce risque est bien réel.
La Corée du Sud est mieux diversifiée : un quart de ses exportations vont en Chine, 15 % aux États-Unis et 5 % au Japon. Certes, le tableau complet est plus compliqué, puisque certaines des exportations coréennes vers la Chine sont des pièces assemblées là-bas, après quoi le produit final est expédié vers d’autres marchés. Mais le point fondamental – que la Pologne exporte principalement vers l’UE, tandis que la Corée exporte vers les marchés du monde entier – reste valable. C’est un indice important de ce que la Pologne doit faire, à savoir étendre ses vues au-delà de l’Europe.
La Pologne et la Corée du Sud sont les deux confrontées à des défis démographiques, avec un vieillissement rapide des populations. Cela crée des vents contraires à la croissance économique, puisque les ressources qui pourraient être consacrées à l’éducation, à la recherche et aux investissements dans les infrastructures doivent être détournées vers les retraites et les soins de santé. Cela fait qu’une plus petite part de la population paie des impôts. Mais la Pologne a été capable d’atténuer les problèmes qui en résultent grâce à l’immigration et à l’emploi de travailleurs venus d’Ukraine, de Biélorussie et d’ailleurs (elle a été moins accueillante, bien sûr, pour les immigrés d’autres «voisinages»). La Corée du Sud, en revanche, a une faible tolérance à l’immigration, de sorte qu’elle est incapable d’augmenter sa main-d’œuvre et de ralentir ainsi le vieillissement de la population.
De plus, les immigrés font plus que juste ralentir le vieillissement de la population. Ils sont des preneurs de risques par définition : une source disproportionnée d’idées nouvelles. Là où je vis, dans les environs de la Silicon Valley, ils apportent à la fois une expertise en ingénierie et une étincelle entrepreneuriale. Un livre récent sur la soi-disant Paypal Mafia, les fondateurs des deux start-up qui sont devenues PayPal et qui ont ensuite participé à la fondation de dizaines d’autres entreprises de haute technologie prospères, rappelle au lecteur que neuf fondateurs sur dix, dont Elon Musk et Peter Theil, sont des immigrés sur le sol américain.
La tolérance de la Pologne à l’égard de l’immigration va maintenant être mise à l’épreuve par un flot de réfugiés ukrainiens. Bien que la vague initiale, dont beaucoup de membres ont des relations en Pologne, ait été bien accueillie, il n’est pas certain que des millions d’autres rencontreront le même accueil tolérant. Mais leur arrivée est une opportunité autant qu’un défi. Le pays devrait tirer le meilleur parti de leurs compétences et de leur expertise, plutôt que de fermer ses portes, s’il veut continuer à gravir l’échelle économique et technologique.
Barry Eichengreen
Texte co-publié avec le mensuel polonais „Wszystko Co Najważniejsze” dans le cadre d’un projet réalisé avec Narodowy Bank Polski (la banque centrale polonaise NBP) et l’Institut de la mémoire nationale (IPN).
