Bogusław SONIK: Fin de l’ère de la cécité de l’UE

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Bogusław SONIK

Homme politique du parti PO (Plate-forme Civique). Membre du Parlement européen de la 6ème, 7ème et 8ème législature et de la Diète de la 8ème et 9ème législature.

Ryc. Fabien CLAIREFOND

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L’Europe, dans sa politique de dépendance vis-à-vis du gaz et du pétrole russes, n’a pas fait grand cas des avertissements venant de Varsovie et des États baltes, en oubliant que la Russie de Poutine ne comprend que l’argument de la force – écrit Bogusław SONIK

.Le président Emmanuel Macron veut réaliser ses rêves d’une Europe forte et pleine de puissance. De plus, comme il dit, il faut renforcer les capacités de défense et une véritable coopération militaire, qui devrait aboutir à la création d’une armée européenne.

Ce n’est pas pour la première fois que le président français en parle, mais les pays de l’UE sont loin de l’unanimité. Et à présent, l’enthousiasme est étouffé par la frustration. Car lorsqu’en novembre 2021, les services de renseignement américains et britanniques ont mis en garde contre une invasion militaire russe en Ukraine, l’Union est restée sourde : aucune action déterminée n’a été intentée afin de soutenir Kiev. En revanche, nous avons témoins de voyages diplomatiques à Moscou et de séances d’entretiens téléphoniques amicaux avec Vladimir Poutine, présentés comme signe de « détente ». N’a-t-on pas remarqué que l’interlocuteur russe leur mentait ? Où étaient les services secrets français et allemands ?  

Selon une méthode similaire, Paris et Berlin ont évalué la situation à la frontière polono-biélorusse, prise d’assaut de manière organisée par des migrants que l’on avait fait venir en Russie et en Biélorussie. Aujourd’hui, il ne fait aucun doute que cette action a servi de test grandeur nature avant l’agression de l’Ukraine. Le Kremlin et Minsk, à la frontière polonaise, ont testé des méthodes de déstabilisation des voisins de l’Ukraine, tout en alimentant les paroxysmes des conflits politiques internes. On n’a pas remarqué que les migrants étaient poussés vers la Pologne par les forces de l’ordre biélorusses non pas vers les postes frontières établis, mais vers un no man’s land forestier. Les garde-frontières polonais ont, certes, reçu le soutien d’une part de la classe politique européenne et certaines compagnies aériennes ont finalement cessé de desservir l’aéroport de Minsk, mais les médias se sont principalement focalisés sur la « cruauté » polonaise envers les migrants.

Plus l’étau autour de l’Ukraine se resserrait, plus les contacts entre Berlin et Paris se multipliaient, dans l’espoir d’une « désescalade ». Évidemment, en termes de jugement privé, cela était compréhensible et louable, mais les électeurs ne payent pas les leaders internationaux pour leur bonne volonté, mais pour leur capacité à prévoir, leur efficacité et leur responsabilité politique. Il ne s’agit pas là de talents individuels, mais du cœur même de la « doctrine » de l’Union européenne.

Depuis des décennies dominait la « politique de rapprochement » avec la Russie. Et ce n’était pas qu’une position européenne. L’étroite coopération de l’Occident avec la Russie devait conduire à l’alignement progressif des deux zones, à l’universalisation des principes démocratiques et à une croissance de la richesse bâtie selon les règles capitalistes. L’Allemagne a ouvert la voie à la Russie au G-7 (rebaptisé G-8 en conséquence), à savoir une plate-forme de rencontres des États les plus puissants du monde, et l’OTAN a lancé une politique de partenariat privilégié avec la Russie. Les oligarques se sont mis à installer à Londres et dans le sud de la France (où on compte aujourd’hui jusqu’à 122 000 biens immobiliers aux mains des Russes), et les vendeuses des boutiques les plus luxueuses de Rome, Londres, Paris et Amsterdam à prendre des cours de russe. Le Kremlin, lui, par contre, n’exigeait pas la maîtrise de la langue des principaux politiciens occidentaux. Ils étaient tout simplement embauchés pour travailler dans des entreprises russes. La liste des noms est tellement longue qu’il manque ici de place pour les citer tous.

Dans le même temps, s’est accrue la dépendance de l’Europe vis-à-vis du gaz et du pétrole russes. L’UE n’a pas fait grand cas des avertissements venant de Varsovie et des États baltes. On haussait les épaules avec mépris, traitant ces voix comme une émanation de phobies anti-russes. Maintenant, tout devait être différent et prouver l’évolution du régime russe : intérêts communs, soutien russe dans la lutte contre le terrorisme islamiste par la mise à disposition de bases militaires. J’ai été le premier en Pologne à pointer les conséquences politiques de la décision de construire le gazoduc Nord Stream 1, surtout la dépendance du continent vis-à-vis du gaz russe et la possibilité qui s’ouvrait à la Russie de faire du chantage à l’Ukraine et de se développer avec l’argent facile que nous lui donnions au lieu de coopérer à la construction d’une économie durable. Personne ne voulait y prêter l’oreille. L’ambiance idyllique n’a été perturbée ni par le massacre de Grozny, ni par l’invasion de la Géorgie, ni l’abattage de l’avion MH-17 en provenance d’Amsterdam, ni l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, ni l’empoisonnement de Litvinenko et d’Alexei Navalny. Après les élections perdues, le président de la Biélorussie, Loukachenko, a soumis son pays au Kremlin, gage de son maintien au pouvoir. L’Ukraine s’est avérée capricieuse et a été punie par la prise de la Crimée, mais l’UE ne voulait pas se lier à Kiev. Il est difficile de résister à l’impression qu’une ombre de Poutine planait derrière cette indécision.

Je viens, ci-dessus, de formuler les questions de savoir où se trouvaient les services de renseignement de la France et de l’Allemagne lorsqu’en automne le Kremlin finalisait ses plans d’invasion de l’Ukraine. Or, pour évaluer la situation, on n’avait pas besoin d’agents spéciaux. En effet, le président Poutine – rendons-le lui – n’a jamais caché ses ambitions. Il a ouvertement et clairement présenté sa position dès son fameux discours de Munich en 2007. La réaction du coordinateur du gouvernement allemand pour la coopération germano-russe, Andreas Schockenhoff, était alors significative. Ce dernier a déclaré sur la radio Deutschlandfunk que Poutine… avait invité à « une discussion ouverte et critique ». Le chef moscovite clamait haut et fort la nécessité de revenir à l’idée de la Grande-Russie, recréant son territoire et son influence d’antan. En 2014, l’armée de la Fédération de Russie a entrepris la conquête de la Crimée, de Donetsk et de Louhansk. Préoccupées, les capitales occidentales ont commencé à mettre en place de nouveaux « formats » pour négocier la paix – notamment les pourparlers de Minsk et le format Normandie. Mais la Russie a conservé ses gains territoriaux et l’UE a reconnu cet état de fait comme temporaire au nom de la tranquillité. Poutine, en revanche, s’est mis à déstabiliser méthodiquement les démocraties occidentales : il a fondé des usines à trolls, acheté des politiciens occidentaux et s’est allié des journalistes influents pour pouvoir mener à bien le projet Nord Stream 2. L’idée géniale de Poutine combinait trois en un : de l’argent rapide pour la Russie, la dépendance de l’Europe du gaz russe et l’isolement de l’Ukraine. Berlin a beaucoup adoré le NS2, et la Commission européenne a tenté de tout pour ne rien faire, c’est-à-dire pour ne pas faire recours à la réglementation antitrust en vigueur.

Car le gaz russe était censé assurer à l’Allemagne – suite à une décision insensée de fermer les centrales nucléaires – une transition en douceur vers la transition énergétique. Je ne voulais pas en parler, mais je ne peux pas passer sous silence les avis de certains observateurs suggérant que les deux lignes du Nord Stream avaient, du point de vue de Berlin, un autre avantage : en cas de fortes turbulences, les Allemands n’avaient pas à s’inquiéter d’une pénurie de ressources – contrairement aux habitants des autres pays de la région. Car nous sommes encore très loin d’une véritable union énergétique…

Cette doctrine allemande de longue date semblait incontestable – malgré l’atmosphère qui s’épaississait et les signaux d’une éventuelle attaque de la Russie. La Pologne plaidait en faveur de l’arrêt du chantier Nord Stream 2, mais en vain. Cassandre, personne ne la croit ni ne l’aime. Berlin est resté catégorique et a constamment poursuivi son « rapprochement » avec Poutine, en bloquant l’approvisionnement en armement de l’Ukraine malgré les demandes urgentes du président Zelensky. Voici ce qu’on pouvait trouver dans le Bild, fin 2021 : « Depuis mai 2021, l’Allemagne utilise le mécanisme de l’OTAN pour empêcher d’autres membres de l’alliance de vendre des armes à l’Ukraine. » Selon le quotidien allemand, le veto allemand et d’autres tactiques dilatoires ont bloqué la remise à l’Ukraine de 90 fusils Barrett M82 venant des États-Unis et de 20 fusils pour contrer les drones EDM4S-UA en provenance de Lituanie, achetés bel et bien par Kiev. « L’Ukraine a payé les deux systèmes d’armement par l’intermédiaire de l’Agence de soutien et d’approvisionnement de l’OTAN (NSPA) dès le début 2021 et attendait leur livraison. »

Au troisième jour de l’invasion, Berlin a promis d’aider l’Ukraine, en y envoyant… 5 000 casques, dont les internautes du monde entier se sont moqués dans des centaines de mèmes.

Or, il arrive que l’Histoire soit imprévisible. Lorsqu’on a vu les images de la barbarie de la guerre et que Kiev a refusé de se rendre, des milliers de manifestants sont sortis dans les rues des villes européennes. Le même jour, sous le slogan « La paix pour l’Ukraine », un demi-million de personnes ont manifesté à Berlin, poussant le chancelier Olaf Scholz à annoncer un revirement radical de la politique allemande de défense et d’énergie. Scholz a qualifié l’agresseur par son nom et donné son consentement aux sanctions à l’encontre de Moscou, ainsi qu’à la fourniture d’armes à l’Ukraine par des pays tiers, et même… par son propre pays. Si cette agitation temporaire n’est pas suivie par une décompression, alors nous avons affaire au déclin de l’ère de la cécité, pour laquelle l’Ukraine paie aujourd’hui de son sang.

Au moment où j’écris ces mots, Kiev et des dizaines de villes ukrainiennes sont cibles d’attaques, des gens meurent et des mères avec leurs enfants en pleurs prient pour que les sous-sols où elles s’abritent tiennent bon – pour qu’ils ne deviennent pas leurs tombes. C’est le pire moment pour nous culpabiliser réciproquement. Je rappelle les faits récents uniquement dans le but d’attirer l’attention sur le problème auquel sont confrontés le président de la France et les autres partisans de la création d’une force armée européenne. J’étais moi-même un partisan de l’armée européenne. Mais maintenant, il faudra restaurer une confiance élémentaire dans la perspicacité des principaux décideurs européens. La réalité a mis à mal leurs évaluations, calculs, analyses et actes.

Toute la politique de sécurité, y compris la sécurité énergétique, est à reconstruire. Se défaire de la dépendance du dictat de Moscou est une tâche difficile, mais urgente et inévitable. Car le changement sera associé à de sérieux désagréments. Il faut espérer que les gouvernements des États membres de l’UE seront en mesure d’expliquer aux citoyens le sens et le but de ces sacrifices. Le rôle de Bruxelles, c’est-à-dire de la Commission et du Parlement européens, sera également important.

L’exemple de la Pologne montre que les gens savent réagir comme il faut lorsqu’ils voient le sens du sacrifice. Au moment où j’écris ces lignes, la Pologne a déjà accepté plus d’un million de réfugiés. En 12 jours seulement, la Pologne a accueilli plus de réfugiés de guerre que l’Allemagne n’a accueilli de migrants pendant toute l’année 2015. Il n’y avait ni le temps ni le besoin de créer des camps pour eux – les Polonais invitaient les réfugiés dans leurs maisons et appartements, les associations, suivies même par les théâtres et les galeries d’art, leur ouvraient leurs locaux. Les réfugiés ukrainiens choisissent eux-mêmes l’endroit où ils veulent aller. Certains choisiront d’autres pays, même si, selon les premières déclarations, c’est une part négligeable. Ils se sentent en sécurité en Pologne, d’autant plus qu’environ 1,5 million d’Ukrainiens migrants économiques travaillent et vivent déjà chez nous. Néanmoins, tous se rendent compte que pour un pays de taille moyenne et de richesse moyenne, le coût – d’ores et déjà gratuit pour les réfugiés – des soins médicaux, de l’éducation, du transport et même de l’assurance automobile, ainsi que tous les programmes d’insertion mis en œuvre ne seront pas viable sur le long terme. Malgré ces défis, la Pologne opte pour un nouvel embargo, extrêmement coûteux pour notre pays, sur le gaz et le charbon russes. Pourquoi? Parce qu’elle ne croit pas à l’efficacité des futurs « formats de négociation » qui finiront comme les promesses des couloirs humanitaires à Marioupol. (À quoi bon les annonces d’avoir négocié les couloirs si on tire sur les innocents prêt à évacuer leur ville ?). Parce que la Russie de Poutine ne respectera qu’un seul argument : celui de la force.

.Plus que jamais, l’Union européenne a aujourd’hui besoin d’unité. Elle a besoin d’une vision de la direction dans laquelle elle ira, au moins dans la décennie à venir. Elle a besoin de la puissance et de la force dont rêve le président Macron, mais nous voudrions qu’il nous fasse voir comment construire cette unité et cette puissance maintenant.

Bogusław Sonik

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 01/04/2022