Quand en 1942 le gouvernement polonais en exil en a appelé à entreprendre des actions visant à stopper l’extermination des Juifs, sa voix a rencontré un manque de réaction. Les architectes du crime planifié à Wannsee pouvaient s’abriter derrière le mur du silence.

.C’était il y a 80 ans. Par un froid jour d’hiver, le 20 janvier 1942, à Wannsee, dans les environs de Berlin, sous la direction de Reinhard Heydrich, chef de l’office central de sûreté du Reich, s’est rassemblé un groupe de quinze représentants des autorités allemandes et de hauts fonctionnaires de la SS. Le sujet principal à l’ordre du jour : la coordination des actions de l’administration allemande dans les territoires occupés. Ces actions devaient conduire à l’extermination des Juifs européens. Les pourparlers n’ont abouti à aucun ordre, aucun communiqué, mais leur conclusion a été le consensus au sujet de la continuation et l’intensification de la politique d’extermination de masse des Juifs européens qui désormais devait devenir plus systématique et plus efficace. Le monde ne devait rien en savoir pour le moment.
Réunion diabolique
.La réunion de Wannsee fut diabolique. Depuis l’invasion de la Pologne en septembre 1939, les Allemands ont entamé dans les territoires conquis des persécutions de la population juive, mais leur agression de l’Union soviétique, en juin 1941, s’est soldée par une brutalité encore plus grande et un caractère encore plus massif de leur politique antijuive. En août, les Einsatzgruppen ont massacré 24 000 Juifs à Kamenets-Podolski ; mi septembre, début octobre plus de 30 000 Juifs ont été assassinés à Babi Yar, dans les environs de Kiev ; les exécutions du 30 novembre et du 8 décembre ont entraîné plus de 30 000 victimes juives du ghetto de Riga. Parallèlement, en automne, les Allemands ont commencé la construction de premières usines de la mort : les camps d’extermination à Sobibor et à Bełżec. C’est entre autres dans ces camps qu’ont été acheminés les Juifs venant de toute l’Europe pour y être exterminés dans les chambres à gaz. Tout cela s’est passé dans un silence absolu de la communauté internationale.
Le secours
.Suite à la réunion de Wannsee, les décideurs allemands sont passés à la réalisation de « la Solution finale », en commençant par les territoires de la Pologne occupée. En mars 1942, a commencé l’opération Reinhardt, dirigée, sous l’ordre de Himmler, par Odilo Globocnik, le chef de la SS de la ville occupée polonaise de Lublin. Jusqu’en novembre 1943, ses unités ont assassiné deux millions de Juifs.
Dans la Pologne occupée par les Allemands, à part le mouvement de résistance armée, fonctionnaient également des structures civiles et militaires dans le cadre de l’État clandestin soumis au gouvernement polonais en exil à Londres, internationalement reconnu. Face aux persécutions grandissantes de la population juive, les autorités polonaises de l’État clandestin ont pris la décision d’entamer une action visant à venir en aide aux co-citoyens juifs. En septembre 1942, a été créé un Comité provisoire d’aide aux Juifs, transformé, le 4 décembre, en une Commission d’Aide aux Juifs, financée par le gouvernement polonais en exil. C’était la seule organisation clandestine en Europe gérée par des Juifs et des non-Juifs, dans le cadre d’une opération officielle, gouvernementale. Malgré le contexte difficile – les Allemands punissaient de peine de mort les personnes impliquées dans l’aide aux Juifs – on a réussi à trouver des cachettes, produire de faux documents, livrer de la nourriture aux co-citoyens juifs.
La mission de Jan Karski
.Parallèlement, l’État clandestin polonais a entrepris des actions visant à informer la communauté internationale sur le tragique sort des Juifs. À l’automne 1942, est arrivé à Londres Jan Karski, le courrier de l’État clandestin auteur de rapports sur la situation de la population juive, en particulier sur son extermination par les Allemands. Pour collecter des informations crédibles, Karski avait pénétré secrètement dans le ghetto de Varsovie et puis, dans un uniforme d’officier allemand, dans le camp transitoire d’Izbica. Ses rapports ont été transmis aux gouvernements britannique et américain, sans pour autant suscité un intérêt particulier. Seul le New York Times du 25 novembre 1942 a publié, en page 10, un court texte sur le plan allemand d’extermination de 250 000 Juifs polonais. Rien d’autre.
Sur l’initiative des autorités polonaises en exil, Karski a rejoint les États-Unis pour y présenter un rapport sur les crimes dont il avait été témoin. Le 18 juillet 1943, il a même été accueilli par le président Roosevelt. Sa relation a pourtant été accueillie avec incrédulité et indifférence. Karski s’est entretenu aussi entre autres avec le juge de la Cour suprême Felix Frankfurter, le secrétaire d’État Cordell Hull, le chef de l’agence de renseignement Wiliam Joseph Donovan, l’archevêque de Chicago Samuel Stritch ou le rabbin très influent Stephen Wise. Leurs réactions ont été similaires : méfiance envers le témoignage de Karski et aucune suite donnée. Le monde libre a préféré le silence face aux crimes de la Shoah.
La note de Raczyński
.Avant le départ de Karski pour les USA, le gouvernement polonais a utilisé les matériaux qu’il lui avait fournis dans ses pourparlers avec les autorités britanniques. Les informations sur le sort tragique de la population juive ont été transmises par le ministre des Affaires étrangères Edward Raczyński à son homologue britannique Anthony Eden le 1 décembre 1942. Raczyński proposait d’organiser une conférence plurilatérale afin de diffuser largement les informations sur les crimes. Face au manque de réaction de la part des Britanniques, le gouvernement polonais a décidé d’adresser une note aux pays signataires de la Déclaration des Nations unies.
Envoyée le 10 décembre 1942, la note comportait des données sur la situation des Juifs en Pologne occupée et pointait du doigt les crimes allemands. Elle énumérait également les actions d’information et de protestation que le gouvernement polonais avait entreprises à ce sujet, en en appelant aux pays occidentaux à arrêter les crimes. Dans les derniers alinéas, le gouvernement polonais en appelait non seulement à condamner la barbarie allemande et à punir les coupables, mais aussi à entreprendre des actions visant à stopper le recours aux méthodes d’extermination de masse.
À part la note, les autorités polonaises, en tentant de porter aux connaissances de la communauté internationale le génocide des Juifs en Pologne occupée, ont décidé de publier une brochure à un tirage important en langue anglaise et de la distribuer entre autres via les ambassades et les consulats polonais à travers le monde. La publication était intitulée The Mass Extermination of Jews in German Occupied Poland [LINK].
Le silence
.Les rapports de Jan Karski ont trouvé leur confirmation dans les relations ultérieures de Witold Pilecki de 1943. En volontaire, Pilecki s’est fait déporté au camp Auschwitz-Birkenau pour y organiser un mouvement de résistance et rédiger un rapport sur les crimes qui y étaient commis. D’autres témoignages concordants étaient à trouver dans les relations de deux Juifs qui ont fui le camp en avril 1944 : Rudolf Vrba et Alfred Wetzler. Mais quand en 1942 le gouvernement polonais en exil en a appelé à entreprendre des actions visant à stopper l’extermination des Juifs, sa voix a rencontré un manque de réaction. Les architectes du crime planifié à Wannsee pouvaient s’abriter derrière le mur du silence.
Marcin Czepelak
Texte co-publié avec le mensuel polonais „Wszystko Co Najważniejsze” dans le cadre d’un projet réalisé avec l’Institut de la mémoire nationale (IPN).
