Eryk MISTEWICZ: La loi martiale du général Jaruzelski n’a pas fait plier les Polonais. Notre révolution pacifique a changé une bonne partie de l’Europe.

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Eryk MISTEWICZ

Président de l’Institut des Nouveaux Médias (Instytut Nowych Mediów) – éditeur de « Wszystko co Najważniejsze ». Auteur de stratégies marketing. Travaille entre la Pologne et la France. Lauréat du Pulitzer polonais.

Ryc.: Fabien Clairefond

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.Lorsque j’entamais ma carrière de journaliste, la loi martiale tirait à sa fin. Quelques fois, l’hebdomadaire, où j’écrivais, n’a pas pu sortir faute d’autorisation de l’office de contrôle de publications et de spectacles, en un mot – de la censure. Tous les trois-quatres textes paraissaient avec des ingérences du censeur d’État. Les Polonais qui se souviennent encore de la loi martiale – État de guerre, si on veut traduire à la lettre le terme polonais – n’ont pas oublié les colonnes de leurs journaux avec de la place vide laissée par les textes que la censure n’a pas laissé passer. Et ils se souviennent de ces parenthèses [ – – – – ] que les censeurs zélés faisaient insérer à l’intérieur même des articles. Ces interventions pouvaient concerner des questions variées : éloge de l’Europe de l’Ouest, mise en question du rôle prépondérant de l’URSS dans le monde et même toute référence au massacre de Katyń, où 20 000 représentants de l’intelligentsia polonaise – chercheurs, officiers, prêtres – furent assassinés par les Russes après que l’URSS et l’Allemagne, de concert, eurent assailli la Pologne en septembre 39. Enfin, la censure combattait toute référence au soulèvement de la ville Varsovie de 1944, durant lequel les Allemands tuaient femmes, enfants, vieillards, en incendiant immeuble après immeuble le tissu urbain de la ville – de ma ville – alors que les Russes, planqués à l’autre rive de la Vistule, ne faisaient qu’observer ce carnage, ce brasier.

En instaurant, le 13 décembre 1981, la loi martiale, la junte communiste du général aux lunettes noires allait contrôler non seulement les articles de presse, mais aussi la correspondance privée et les entretiens par téléphone, en les interrompant du moment où étaient abordées des questions d’ordre politique. Je n’ai pas oublié cette voix qui disait dans le combiné « l’entretien sera contrôlé ». Qu’est-ce qui était une question d’ordre politique ? Non seulement les informations sur les manifestations ou les actions de protestation, mais aussi tout ce qui pouvait rendre plus difficile la construction d’ « un monde nouveau et radieux » aux allures bien soviétiques. La politique, c’était la religion et la foi. La politique, c’était l’histoire, surtout celle qui exalter les faits d’armes et les moments les plus glorieux de la Pologne et des Polonais, le but des communistes étant en effet d’anihiler la mémoire et l’histoire polonaises, deux entraves à la mise en place, d’un côté, d’une communauté des peuples dans la région (et puis dans le monde) sous la tutelle de l’URSS, de l’autre, d’un ensemble économique soviétisé qu’était le Conseil d’assistance économique mutuelle, définissant ce que la Pologne pouvait produire et quels volumes de ces produtions devaient être acheminés directement vers la Russie.

La politique, c’était enfin aussi de poser des questions dans un monde où le pouvoir en place offrait des réponses toutes faites à l’ensemble des défis les plus difficiles, ou presque. Les programmes scolaires étaient châtrés de tout ce qui pouvait éveiller la fierté d’être polonais. On tentait de nous convaincre que la littérature polonaise n’était pas importante, que seule comptait la littérature slave (slave donc appartenant à l’URSS). Les principes classiques de l’économie devaient s’incliner devant l’ « économie socialiste ». Moi-même, j’avais un prof adepte de cette « science », mais qui a fini par avouer être obligé de l’enseigner, alors qu’il n’en croyait pas un mot.

La foi en le socialisme et en le communisme ne trouvait plus, elle non plus, de disciples, même parmi les activistes du parti les plus zélés. Tout le monde voyait, et la société polonaise était la mieux placée pour le savoir, que le système était inefficace, qu’il agonisait… Baisse drastique du pouvoir d’achat, queues dans les magasins, ruptures de stock de toutes les marchandises en permanence… Comble d’ironie, c’est à ce moment précis qu’on a serré davantage encore la vis du politiquement correct faisant l’apologie du communisme et du socialisme. On montrait sans ambages quelles façons de penser et de parler étaient admissibles, comme pour dire : « Attention, tous les autres vous causeront des ennuis, vous risquez de perdre votre emploi et, si vous persistez, vous pourrez aller en prison ». Et les centres de détention au régime strict regorgeaient même de femmes enceintes et de vieillards.

L’état de guerre, c’était les tickets de rationnement permettant de se procurer des quantités strictement limitées de viande, de sucre, de beurre, de vodka aussi, avec les fameux magasins « aux rideaux jaunes », dont la clientèle se résumait au seul actif du parti communiste (et aux diplomates étrangers de mission en Pologne). C’est pourquoi l’aide extérieure nous était vitale. Elle venait de nombreux pays du monde libre, de France aussi. Même aujourd’hui, je rencontre des gens pour qui la révolution polonaise de Solidarnosc, ce carnaval coupé court par Wojciech Jaruzelski, était une importante expérience générationnelle. Ils chargeaient leurs voitures de fromages, de conserves, mais aussi de presses et de papier pour les imprimeries clandestines. Pour les Polonais, c’était le seul moyen d’échapper à la misère, pour les Français, une nécessité du cœur. Et pour cause, car la révolution de Solidarnosc l’a emporté non pas grâce aux armes, mais grâce à la persévérance des Polonais et le soutien du monde libre. Mes amis français, merci pour votre aide qui parvenait dans les paroisses polonaises, en étant un signal fort qui nous disait : « On ne vous a pas oubliés » ! C’est grâce à vous que nous avons triomphé.

L’état de guerre, c’était aussi des protestations. Malgré la présence renforcée de militaires dans les rues, d’agents de la police secrète poursuivant les élèves, les étudiants, les fidèles sortant des églises (à la différence de la France, les prêtres polonais étaient toujours très proches du peuple, ils défendaient les plus opprimés. Les prêtres et l’Église étaient toujours aux côtés du peuple et jamais aux côtés du pouvoir). C’était aussi les armes tournées contre les ouvriers, des assassinats de prêtres catholiques et d’enfants d’activistes anticommunistes. C’était des tortures d’évêques, d’intellectuels, d’écrivains.

L’état de guerre est une étape de plus de la longue histoire du pays, une histoire qui a durci les Polonais. On me demande souvent pourquoi nous n’acceptons jamais les conditions de vie, de travail, d’éducation des enfants, de fonctionnement des familles et des entreprises que les autres créent pour nous, je réponds à mes amis français : prenez connaissance de l’histoire polonaise.

Nous avons enduré beaucoup, comme les autres pays de la région d’Europe centrale et orientale sous la férule des totalitarismes du XXe siècle et puis, encore récemment, de la Russie soviétique. Nous savons à quoi ressemble une union réalisée de force. Nous connaissons le baratin bureaucratique et la censure de la pensée et de l’expression. Nous savons manier les presses clandestines, trouver des informations libres de toute propagande, contourner la narration des médias du mainstream. Nous avons en nous des gisements de courage dont a fait preuve ne serait-ce que Witold Pilecki, le volontaire d’Auschwitz, qui a, depuis le camp, rédigé des rapports sur le génocide perpétré par les Allemands, passés sous silence en Occident. Nous avons en nous la force de l’unité et le sentiment de solidarité avec tous les opprimés et les nécessiteux, avec les autres, en accueillant, ces dernières années, une importante vague migratoire d’Ukrainiens fuyant la guerre en Crimée et au Donbass ou de Biélorussiens, cherchant refuge en Pologne loin de l’emprise du despote Loukachenko qui livre un combat brutal à sa propre nation.

.L’état de guerre de Jaruzelski n’a pas fait plier les Polonais. Notre révolution a triomphé, en changeant au passage une bonne partie de l’Europe.

Eryk Mistewicz

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 10/12/2021