Karol NAWROCKI: Les chars contre Solidarnosc

Les chars contre Solidarnosc

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Karol NAWROCKI

Président de l'Institut de la mémoire nationale de Pologne.

Ryc. Fabien Clairefond

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.Le scénario était toujours le même ou presque : tapage dans la porte, parfois intrusion de force, maison ou appartement mis sens dessus dessous, intimidation ou coups, court laps de temps laissé pour s’habiller. Puis venaient la séparation brutale d’avec les proches et l’inquiétude du lendemain. C’est ce qu’ont vécu, dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981 – la première nuit de l’état de guerre en Pologne – plus de trois mille plus hauts activistes du syndicat indépendant Solidarnosc, mais aussi des personnalités entretenant des liens assez lâches avec l’opposition démocratique, arrêtés et puis internés de force dans des camps isolés.

Parmi les activistes arrêtés par ces équipes composées d’agent de milice et de police politique figurait Antoni Heda. Ce résistant plein de mérite du temps de l’occupation allemande et de la lutte clandestine contre le gouvernement stalinien de Pologne après la guerre avait déjà été, dans les années 1940, emprisonné à plusieurs reprises : par les Soviétiques, les Allemands et enfin par les communistes polonais. Quelques jours après son soixante-cinquième anniversaire, il a été considéré par le régime rouge, une fois de plus, comme dangereux pour la « sécurité de l’État et l’ordre public ». Il a été interné dans un centre d’isolement à Warszawa-Białołęka. Dans un autre centre – celui de Łęczyca – a été interné Marek Edelman, médecin originaire de Łódź, en 1943 l’un des chefs de l’héroïque soulèvement du ghetto de Varsovie.

Ce qui a suivi l’instauration de la loi martiale est souvent appelé « guerre polono-jaruzelskienne ». Wojciech Jaruzelski, numéro un dans l’appareil communiste du pouvoir, a déclaré la guerre à la nation. Il a envoyé des chars dans les rues pour étouffer les aspirations indépendantistes de la société, symbolisées par le mouvement Solidarnosc qui comptait des millions d’adhérents. Les mois de l’état de guerre étaient une période de la plus grande terreur et iniquité depuis les temps staliniens. Le pouvoir qui se disait populaire tirait – comme en 1956 et 1970 – sur les ouvriers. La « pacification » de la mine « Wujek » de Katowice le 16 décembre 1981 s’est soldée par la mort de neuf personnes. Le nombre d’internés dans toute la Pologne avoisinait rapidement 10 000 personnes. Les prisons aussi se remplissaient. Ewa Kubasiewicz originaire de Gdynia – gréviste et coauteure d’un tract appelant à la résistance – a été condamnée à une peine de neuf ans de prison ferme ! Des verdicts draconiens étaient réservés pour tout un tas d’actions contre le pouvoir, comme par exemple pour avoir écrit sur un mur « À bas le communisme ».

Dans cette période si difficile, la Pologne était sur les lèvres du monde entier. Les régimes communistes, l’URSS en tête, soutenaient fermement Jaruzelski alors que l’Occident sympathisait avec les persécutés. Des manifestations de solidarité avec les Polonais, comptant des milliers de participants, ont traversé Paris, Munich, Rome, et même la lointaine Melbourne. Une vague d’aide humanitaire sans précédent a traversé l’Allemagne, la France ou la Suède. Les Polonais – y compris les familles des activistes de Solidarnosc – recevaient des colis de nourriture, de médicaments, de vêtements etc., en vivant ces gestes de solidarité comme des moments de joie extrême en ces temps crépusculaires.

Aussi, le pape Jean-Paul II manifestait sa solidarité avec ses compatriotes. « La force et le sérieux du pouvoir doit s’exprimer (…) dans le dialogue et non pas dans la violence ». Il exhortait l’équipe du général Jaruzelski à respecter « les droits de chaque homme et citoyen », tout en réprouvant les effets néfastes du « malheureux état de guerre ». À la veille de Noël 1981, dans la fenêtre de l’appartement papal, bien visible depuis la place Saint-Pierre, un cierge a été allumé en solidarité avec la nation souffrante.

Le geste recopié à la Maison Blanche par le président américain. Ronald Reagan a invité ses compatriotes à faire de même. « Nous, les habitants du Monde Libre, exprimons notre solidarité avec nos frères et nos sœurs polonais. Leur cause est la nôtre, et en ce temps de Noël, nos prières et notre espérance vont en leur direction », disait-il dans sa célèbre allocution télévisée du 23 décembre 1981.

Ces gestes de Jean-Paul II et de Reagan trouvent aujourd’hui leur continuité dans l’action « Allumez la lumière de la liberté » menée par l’Institut de mémoire nationale, institution que j’ai le plaisir de diriger. Chaque 13 décembre nous invitons les Polonais, mais aussi les habitants du monde, à allumer dans leur fenêtre, ou virtuellement, une cierge en l’honneur des victimes de la loi martiale de 1981. Cette action sera continuée dans les années à venir.

L’événement qui a eu, il y a 40 ans, une extraordinaire résonnance, a été l’émission de télévision « Let Poland be Poland » (Laissez la Pologne être la Pologne), diffusée le 31 janvier 1982 et attirant un public de presque 200 millions de personnes dans de nombreux pays du monde. L’émission était une référence à la Journée de solidarité avec la Pologne instaurée par l’administration américaine. À part des politiciens, s’y sont produits de nombreux artistes : Paul McCartney, Kirk Douglas ou Frank Sinatra. Ce dernier a même chanté en polonais.

L’émission « Let Poland be Poland » a intéressé les services secrets communistes polonais. Une cassette vidéo comportant une version courte de l’émission diffusée à la télévision allemande se trouve aujourd’hui à Varsovie, comme d’autres fonds d’archive des institutions d’oppression repris par l’Institut de mémoire nationale. Dans nos locaux à Varsovie, nous mettons à disposition des chercheurs et des journalistes polonais et étrangers des centaines de dossiers d’archive du temps de l’état de guerre. Grâce à cet héritage, nous ne sommes plus condamnés à lire les souvenirs édulcorés de Jaruzelski, qui des années plus tard essayait de présenter l’état de guerre comme un « moindre mal » – la défense du pays devant une prétendue intervention soviétique. Malgré la destruction massive des dossiers au moment où le système tirait à sa fin, de nombreux documents conservés mettent en question la narration de Jaruzelski et de ses acolytes. Nos chercheurs et éducateurs puisent volontiers dans ces documents. De leur travail émerge, peu à peu, la vérité sur ce qu’a été l’état de guerre.

.De nombreux Polonais ont vécu la transformation entamée en 1989 comme une injustice. Ceux qui, du temps du communisme, s’étaient opposés au régime, en payaient un lourd tribut – emprisonnement, carrières brisées, émigration parfois, vie privée abîmée. Leurs bourreaux et les dirigeants du moment la plupart du temps n’étaient pas dérangés et vivaient une vie tranquille après 1989. Encore en 2014, Jaruzelski a été inhumé au cimetière militaire de Powązki à Varsovie – l’Arlington polonais. L’Institut de mémoire nationale essaye – autant qu’il peut – de réparer ces négligences. Les procureurs de l’Institut intentent des procédures visant la levée d’immunité des juges et des procureurs qui du temps de l’état de guerre et plus tard avaient poursuivi, jugé et condamné les militants de l’opposition. Nous ne remonterons pas le temps, mais la volonté de rétablir une justice élémentaire est un devoir de tout état démocratique.

Karol Nawrocki

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 10/12/2021