L’afflux de migrants a bousculé l’Europe
L’Allemagne est entrée en récession parce qu’elle a été privée du gaz bon marché de la Russie. Mais si la solution aux problèmes consiste à réduire le coût de la main-d’œuvre en attirant des migrants, nous nous heurterons bientôt à un mur. En effet, même en réduisant le coût de sa main-d’œuvre, Berlin ne pourra de toute façon pas gagner le duel économique avec la Chine, tandis qu’en Europe il y aura de plus plus de gens sans domicile fixe, encore plus de criminalité et d’attaques terroristes- déclare Edoardo Secchi, président du Club Italie-France, dans une interview accordée à Agaton Kozinski.
.Agaton Kozinski: L’Allemagne et l’Italie se querellent sur la meilleure façon de régler la question de l’immigration illégale. Pourquoi est-il si difficile de trouver un accord?
Edoardo Secchi: Les Allemands ont des besoins différents des Italiens. Berlin recherche avant tout de la main d’œuvre pour son marché intérieur. L’Italie, tout comme la France, est dans une perspective radicalement différente.
Où exactement ces perspectives différent-elles?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord en poser une autre : de combien de travailleurs l’Europe a-t-elle réellement besoin aujourd’hui et quelles qualifications devraient-ils avoir ? Cette question est importante pour l’Allemagne en particulier. Le gouvernement allemand répète que son économie a besoin de 300 000 à 400 000 travailleurs supplémentaires pour pouvoir maintenir le taux de croissance économique actuel. C’est précisément dans ce but que l’on fait venir des immigrés. La France et l’Italie sont d’ailleurs dans une situation similaire. D’une manière générale, les pays d’Europe occidentale vieillissent, il y a de moins en moins de jeunes, et les nouveaux arrivants d’autres pays sont donc nécessaires pour maintenir les niveaux de productivité actuels.
Les Italiens et les Allemands font donc face aux mêmes défis. Ils devraient théoriquement travailler ensemble sur ce sujet.
Cela ne se produit pas parce que cette communauté d’intérêts n’existe pas. L’Allemagne finance des ONG qui amènent les migrants d’Afrique en Europe comme des taxis – elles les récupère à Tunis et les débarque en Sicile.
Bien sûr, les migrants ne veulent pas rester en Italie, ils veulent rejoindre l’Allemagne. Seulement, Berlin refuse désormais de les accueillir et leur a fermé ses frontières. C’est ce qui agace le plus les Italiens : le fait que l’Allemagne veuille être généreuse à nos dépens. Le gouvernement italien devrait déposer un amendement au „pacte sur les migrations et l’asile” à Bruxelles, qui stipulerait que si des organisations allemandes aident les migrants en mer, elles doivent les emmener directement en Allemagne.
Vous relevez que les Allemands font venir des migrants car ils ont besoin de main d’œuvre. Cependant, ils ne présentent pas les choses ainsi. Selon Berlin, seuls les aspects humanitaires guident leur politique.
Il s’agit là d’une hypocrisie typique des partis de gauche, qui utilisent un langage similaire en Italie ou en France. Mais ces partis n’ont jamais répondu aux questions essentielles relatives aux migrants. Par exemple, ce qu’ils ont l’intention de faire avec des gens qui ont une éducation très différente, qui ont des religions différentes, qui mènent des styles de vie différents. Or, ce sont précisément ces différences qui sont à l’origine du dumping social en Europe, de l’augmentation de la criminalité et de l’instabilité croissante de l’ensemble du système. Il est impossible de mener une politique migratoire de cette manière.
On ne peut pas dire aux Africains de venir à Paris ou à Berlin, parce que ces villes sont très chères et qu’il est impossible d’y survivre avec le salaire minimum dont ces personnes disposent. C’est ce genre de situation qui les met en colère, parce que la réalité est très différente de ce à quoi ils s’attendaient. Mais il ne peut en être autrement si ces personnes n’ont pas les compétences nécessaires pour s’intégrer dans le circuit de l’économie européenne. Les personnes qui ne sont jamais allées à l’école ne trouveront pas de travail dans l’économie moderne – dans la recherche, dans les industries liées aux nouvelles technologies. Tout ce qu’ils peuvent espérer, ce sont des emplois mal payés, comme la plonge dans les restaurants.
D’un autre côté, les Européens ne souhaitent pas effectuer ces tâches. De ce point de vue, l’immigration est nécessaire.
C’est pour cela qu’en Italie nous disons que les plus grands alliés du capitalisme sont les partis de gauche – car en faisant venir des migrants ils fournissent de la main d’œuvre bon marché aux grands groupes du capitalisme mondialisé, qui ont sans cesse besoin d’employés payés le moins possible.
L’Europe a aussi besoin de travailleurs qualifiés. Cependant, il nous en manque. Les migrants pourraient combler ce manque.
En théorie, oui. Seulement, en pratique, il faut d’abord enseigner à ces migrants comment exercer ces métiers. Par ailleurs, ces gens viennent chez nous pour d’autres raisons. Ils s’imaginent que l’Europe est une sorte d’Eldorado, où l’argent coule à flots. Ils n’ont pas conscience que 100 millions d’Européens vivent dans la pauvreté.
Principalement en Europe centrale.
Oui, mais il est toujours question de pays de l’Union Européenne. De plus, ce problème concerne aussi nos pays: l’Italie et la France comptent chacune 10 millions de pauvres. Pourquoi dans ce cas ne pas intégrer ces personnes-là sur le marché de l’emploi ? Cependant, on leur donne des aides sociales en leur disant qu’elles ne s’en sortiraient pas sur le marché de l’emploi. Elles, elles ne s’en sortiraient pas, mais les Africains, eux, y parviendraient? Cela ne fonctionnera pas si nous n’investissons pas massivement dans leur éducation, dans l’assistance sociale, dans les assurances… Ce sont des coûts très lourds.
Vous expliquez que faire venir des migrants est coûteux et compliqué. Dans ce cas, pourquoi le faisons-nous?
Notre économie se développe dans deux directions. La première, ce sont les domaines de recherche et développement, à forte valeur ajoutée. La seconde, ce sont les domaines qui subissent une guerre des prix. Ici, les bas coûts sont synonymes de rentabilité.
Sans migrants, les entreprises européennes ne parviendront pas à se développer dans cette deuxième direction.
C’est exact, mais il faut prendre ce problème du point de vue social. Les gens veulent se développer, avoir une vie meilleure que leurs parents, que leurs grands-parents, profiter de l’ascenseur social. En ce moment, on fait venir en Europe des gens qui n’ont pas la possibilité de monter dans l’échelle sociale car ils gagnent trop peu.
Pour survivre à Paris pendant un mois en vivant à l’européenne, il faut environ 5 000 euros – alors que les travailleurs immigrés qui travaillent à la plonge gagnent entre 800 et 1 000 euros. Quel genre de vie peuvent-ils mener avec cet argent ? En outre, il est difficile d’imaginer comment ils pourraient améliorer leur sort. C’est ainsi que dans de plus en plus de villes en Europe, le nombre de personnes frustrées par leur vie et leur manque d’opportunités augmente. Permettez-moi de vous donner un exemple. En France, il faut cinq générations pour atteindre le sommet de la société – si un agriculteur français commence à travailler dur pour améliorer son sort, ce n’est que son arrière-arrière-petit-fils qui a la chance de devenir, par exemple, ministre ou professeur à la Sorbonne. C’est le temps qu’il faut. Et quelles chances ont les migrants d’Afrique, qui ne connaissent pas la langue, la culture, qui manquent d’éducation ? Il leur faudrait probablement dix générations pour obtenir une telle promotion – mais eux-mêmes n’auraient aucune chance. Ce n’est là qu’une des dimensions de la crise actuelle.
Vous évoquez le coût de l’accueil de migrants pour la société. Néanmoins, les entreprises européennes ont besoin de main d’œuvre bon marché. Comment nous sortir de ce dilemme?
Jusqu’à présent, personne n’a posé ainsi ce problème – c’est l’hypocrisie des politiciens. Aucun homme politique ne dit ouvertement que les migrants sont nécessaires pour réduire le coût de la main d’œuvre. Ils parlent tous de questions humanitaires. Seulement, le coût de cette politique est de plus en plus élevé. La vague migratoire de 2015 a entraîné une série d’attaques terroristes les années suivantes. L’instabilité sociale et politique s’accroît dans les différents pays européens. Et jusqu’à présent, personne n’a eu l’idée de résoudre cette instabilité.
Comment y parvenir?
Il faut donner quelque chose à ces migrants, leur créer les conditions de l’intégration au reste de la société. Commençons par améliorer leur situation financière – pour qu’ils puissent se permettre autre chose que survivre, pour qu’ils ne gagnent pas que le strict minimum.
Ca ne se déroule pour l’instant pas de cette manière. Les bénéfices de l’accueil des migrants ont été privatisés, les problèmes qui en découlent ont été socialisés.
Cette situation est aggravée par les problèmes politiques et économiques actuels. L’Allemagne, par exemple, est entrée en récession. Cela n’a rien à voir avec les migrants, c’est une conséquence du fait que ce pays a été coupé du gaz bon marché de la Russie, sur lequel reposait la compétitivité de l’économie allemande. Mais si la solution à ces problèmes consiste à abaisser les coûts de la main-d’œuvre en attirant une nouvelle vague de migrants, nous nous heurterons bientôt à un mur, car en abaissant les coûts de la main-d’œuvre, Berlin ne pourra de toute façon pas gagner la compétition avec la Chine, elle ne pourra le faire qu’avec des entreprises de haute technologie et à forte valeur ajoutée. Pour ce faire, il faut investir dans l’innovation, et non dans des travailleurs bon marché. Dans ce dernier cas, il y aura encore plus de gens qui dormiront dans les rues en Europe, encore plus de criminalité et d’attaques terroristes.
La crise migratoire de 2015 a entrainé des conséquences politiques, en particulier dans les pays de l’ouest. Nous avons assisté à un renforcement des partis hostiles à l’accueil des migrants. A quoi devons-nous nous attendre?
Tout semble indiquer que les partis de droite, opposés à l’immigration, remporteront les prochaines élections européennes. Aujourd’hui, ces partis sont désunis mais il est possible qu’ils trouvent un terrain d’entente après les élections – car ils voudront corriger l’ordre établi en Europe par les formations de gauche et imposé à de plus en plus de pays. Les Etats membres doivent gagner davantage de souveraineté. Il faut empêcher l’Union Européenne d’aller vers davantage de fédéralisation et empêcher des technocrates non élus d’avoir autant de pouvoir. Quant à l’immigration, il faut adopter une position pragmatique : par exemple, attirer vers l’Europe uniquement des gens avec des compétences précises dont nous avons réellement besoin.
Edoardo Secchi
Propos recueillis par Agaton Kozinski
L’entretien a paru dans l’hebdomadaire „Gazeta na Niedziele”