Piotr ARAK : Presque chaque Polonais s’est engagé dans l’aide aux réfugiés ukrainiens

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Piotr ARAK

Directeur de l'Institut économique polonais.

Ryc.Fabien Clairefond

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L’élan spontané de la société polonaise a dépassé toutes les espérances. En trois mois, nous avons déboursé jusqu’à 2 milliards d’euros de nos poches privées pour aider les Ukrainiens, mais au total, cela a pu dépasser 5 milliards d’euros, soit l’équivalent de 1 % du PIB polonais.

.Cela mérite d’être rappelé, après quelques mois, car jamais dans l’histoire 77 % des Polonais ne sont allés jusqu’à être d’accord à tel point sur une chose : aider autrui. Un si grand nombre de Polonais n’ont pas voté même pour l’adhésion du pays à l’Union européenne, alors qu’aujourd’hui le pourcentage de ceux qui veulent que la Pologne continue d’en rester membre est encore plus élevé. 77 %, c’est plus que la participation aux élections. Huit Polonais adultes sur dix ont aidé les Ukrainiens d’une manière ou d’une autre, en faisant de grands et de tout petits gestes.

L’ampleur de l’aide. Ces derniers mois, nous avons offert à nos voisins un bien dans sa forme la plus pure – y compris ceux qui ont du mal à subvenir à leurs besoins, car même parmi les personnes avec des revenus en dessous de 400 euros nets, cet engagement était constant et seuls 26 % des plus pauvres n’ont apporté aucune aide. Il n’y a pas de grandes différences entre les mieux et les moins éduqués. Entre les grandes et les petites villes. Et si ces différences persistent, elles ne sont pas suffisamment importantes pour discréditer la thèse sur la mobilisation massive de la population polonaise.

Cet engagement a été le plus marqué au début de la guerre, car il concernait 70 % des Polonais adultes. Dans une large mesure, il relevait d’une nécessité du cœur et constituait une réaction spontanée (souvent émotionnelle) à la détresse observée chez les réfugiés et au nombre toujours croissant de personnes qui arrivaient en Pologne, fuyant la guerre. Dans le même temps, la moitié des Polonais ont apporté une aide constante aux réfugiés – tant au début de la guerre que dans les semaines qui ont suivi.

L’engagement des plus grandes entreprises a fait la une des médias : participations dans les collectes d’argent et de dons, mise à disposition de leurs capacités logistiques pour transporter des personnes, du matériel et des denrées alimentaires. Certains employeurs ont réservé des logements pour accueillir les familles de leurs salariés ukrainiens, d’autres leur ont versé des avances sur leurs salaires. Les collectivités locales aussi se sont massivement engagées, en transformant les établissements scolaires ou d’autres locaux en abris temporaires.

Beaucoup de localités ont organisé des collectes de dons matériels dont une partie a été transportée en Ukraine, et une autre destinée à aider les réfugiés sur place. Cellules de premier accueil, abris de nuit, numéros verts gérés par des bénévoles ont été mises en place. Des institutions religieuses – paroisses, congrégations – se sont également jointes à cet élan de solidarité.

On a offert aux réfugiés des chambres et même des logements entiers – 7 % des Polonais l’ont fait, ce qui correspond à plusieurs centaines de milliers de familles accueillies chez des particuliers et non pas dans des camps, comme c’est le cas durant d’autres crises de ce type.

59 % des Polonais se sont engagés dans l’achat de produits de première nécessité, et 53 % ont versé de l’argent au profit des réfugiés. Selon une étude de l’Institut économique polonais (PIE), les Polonais ont consacré, durant les trois premiers mois, jusqu’à même 2,5 milliards d’euros pour soutenir les Ukrainiens fuyant la guerre. Si on y ajoute les dépenses de l’État prévues à ce titre dans le budget 2022, il peut s’avérer que l’aide apportée par les Polonais aux Ukrainiens avoisinera environ 1 % du PIB.

L’État s’est mobilisé, en créant un cadre et des modalités systémiques : les Ukrainiens ont pu voyager dans les transports publics gratuitement et ont reçu les mêmes droits que les citoyens polonais en ce qui concerne le droit du travail et l’accès à l’éducation – ce qui n’a pas de précédent dans l’histoire et a été appliqué du côté ukrainien vis-à-vis des Polonais. Les Polonais en Ukraine, tout comme les Ukrainiens en Pologne, peuvent travailler sans remplir de conditions administratives supplémentaires. Cela sera très utile surtout au moment où commencera le processus de reconstruction, avec une paix signée ou sans elle.

Pourquoi les Polonais ont-ils aidé autant ? Les analystes sociologiques estiment que la principale motivation pour aider est l’altruisme couplé d’effets positifs pour les individus, tels que l’amélioration du sentiment de bien-être. L’un des facteurs majeurs qui modifient les motivations égoïstes de sorte que l’individu manifeste une plus grande disponibilité à avoir des comportements altruistes est le sentiment de la justice. Les Polonais n’ont pas estimé que le sort réservé à nos voisins était juste. La guerre russe n’a rien à voir avec la justice et n’est que barbarie et génocides dûment documentés par l’OSCE.

Un autre facteur important influant sur la volonté d’apporter de l’aide est la conscience que nous aussi, nous avons pu être les victimes de la violence russe (l’effet « ça aurait pu être moi » ). Plus on s’approche du lieu d’un drame, plus facilement on s’imagine qu’on aurait pu être victime à son tour. Si les personnes qui apportent de l’aide peuvent facilement s’imaginer une telle évolution de la situation que ce sont désormais eux les victimes, l’intensité de leur aide augmentera. Dans chaque famille polonaise existe un vécu douloureux – des grands-parents ou des arrière-grands-parents déportés en Sibérie ou assassinés par le NKVD, des grands-mères ou des arrière-grands-mères victimes de viols de la part de soldats de l’Armée rouge, « libératrice » de la Pologne en 1945 et qui n’a quitté notre pays qu’en 1993.

On peut supposer que nos réactions à l’agression russe de l’Ukraine soient fortement motivées par la conscience de la proximité du conflit, renforcée par l’histoire des relations polono-russes. Victimes, nous aussi, d’invasions russes au passé, nous pouvons nous mettre plus facilement à la place des Ukrainiens et des Ukrainiennes qui luttent pour leur liberté et leur souveraineté. Un passé historique et politique similaire peut, en effet, être aussi un facteur facilitant le choix entre engagement et passivité.

.Dans les situations extrêmes, nous avons toujours su, en tant que nation, nous montrer du meilleur côté. Il n’en a pas été autrement cette fois-ci. Nous avons réagi au moment où l’aide était la plus nécessaire. Quand ni l’État, ni même le business privé n’ont eu le temps de démarrer leur aide. La société non seulement a été à la hauteur – son élan spontané a même dépassé toutes les espérances. Dans de telles situations, nous pouvons être fiers de la Pologne – tant de l’État que de la société, qui malgré les divergences politiques sait s’unir.

Piotr Arak

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 05/08/2022