Wołodymyr JERMOŁENKO
Le monde en cinq éléments
Depuis six semaines, les vecteurs de la géopolitique chamboulent notre compréhension du monde.
.D’abord, le monde a soudainement vu la vérité sur la Russie – celle qui, depuis des années, il ne voulait pas voir. Forts de leurs expériences historiques (démembrements, esclavage, déportations en Sibérie, massacre de Katyn, camps de travail, République populaire de Pologne), les Polonais étaient volontiers taxés de russophobes. Mais les écailles tombent des yeux de l’opinion publique mondiale – pour certains pays cela se fait rapidement, pour d’autres encore à contrecœur.
Aujourd’hui, ce contre quoi nous n’avions de cesse de mettre en garde, trouve sa tragique confirmation dans des fosses communes et des centaines de civils ukrainiens brutalement assassinés. Le monde voit de quoi la Russie et les Russes sont capables. Oui, les Russes, car la guerre en Ukraine ne concerne pas uniquement Poutine. L’adhésion de la population est très large. Comme c’était le cas d’Hitler et du nazisme allemand, l’agression en Ukraine n’est pas une affaire d’un fou car ce qui est réellement fou, c’est tout le système étatique en œuvre en Russie. Il est en effet imprévisible et représente une menace mortelle pour l’humanité.
Le monde l’a finalement vu – au moins pour un moment. Mais le monde ne comprend toujours pas que la Russie ne s’arrêtera pas tant que nous ne l’arrêterons pas. Elle marchera sur Varsovie, Munich, Berlin et Lisbonne si nous ne l’arrêtons pas définitivement. Ce système ne comprend que l’argument de la force. Je me souviens d’Angela Merkel disant qu’il fallait parler à la Russie. Oui, il faut parler, mais il faut aussi avoir recours à l’argument de la force. Et nous sommes tous, en Europe et dans le monde, appelés à formuler et donner corps à cet argument de la force. Le monde a compris que quelque chose de grave se passe et que la source de ce mal mortel est la Russie. Pourtant, le monde n’est pas tout à fait disposé à accepter les conséquences de l’agression russe, il pense que cela fonctionnera peut-être d’une manière ou d’une autre. De préférence à moindre coût (c’est-à-dire aux dépens des Ukrainiens, éventuellement des Polonais, des pays baltes). Eh bien, cela ne marchera pas ! Le mal ne peut être évité si nous n’agissons pas. Maintenant et définitivement.
Puis, la guerre change l’équilibre des forces mais j’oserais dire qu’elle change complètement aussi le paradigme de l’existence de notre civilisation. Nous voyons que l’avenir des nations est garanti par le patriotisme de leurs citoyens qui repose sur la disposition à se défendre. Je doute fort que toutes les nations et toutes les sociétés soient prêtes à défendre leurs communautés au prix de leur vie.
Certains essaient d’appeler notre patriotisme polonais ou ukrainien « nationalisme » ou même « chauvinisme ». Nous l’appelons simplement « amour de la patrie ». Et nous savons qu’une telle attitude est décisive pour le sort de la communauté. À l’heure actuelle, nous pouvons clairement voir que c’est le patriotisme qui donne aux Ukrainiens le pouvoir de changer les règles du jeu géopolitique. Le monde s’attendait à ce que les Russes entrent à Kiev en trois jours, pour y installer un gouvernement fantoche. La guerre aurait été fini… Il y aurait eu « la paix à Kiev »… Mais pour combien de temps ? Si cela était arrivé, si le mal l’avait emporté, Poutine le vainqueur se serait présenté aux frontières de l’Europe pour nous dicter ses conditions absolues de reddition. Mais quelqu’un a changé cette réalité. Il s’est avéré que ce changement de réflexion sur la fatalité de l’existence pouvait se fonder sur une belle attitude d’amour pour la patrie ! On peut apporter de l’espoir au monde grâce au patriotisme national (pas nationaliste !, pas chauvin !). C’est la volonté de verser du sang pour les siens qui est devenue un véritable game changer du monde moderne. Plus tôt le monde s’en rendra compte, meilleures seront ses chances de survie.
Un troisième facteur, complètement nouveau pour les Polonais, est que ce patriotisme ukrainien n’a aucune teinte nationaliste. Cela doit faire mal aux Russes qui voudraient que ce patriotisme soit comme cela. Or, il est moderne, citoyen et proeuropéen. Nous espérons que ce mythe fondateur de la communauté ukrainienne, qui se reforme sous nos yeux, sera exactement cela : moderne, mûr, démocratique, citoyen et européen. Je pense que nous en sommes tous partisans. Après tout, tel est justement notre patriotisme républicain polonais, malgré les mensonges de la propagande de Poutine et du soft power russe en Occident.
Un autre game changer, tout aussi important que le précédent, est la capacité d’opposer à l’agresseur une défense militaire reposant sur les nouvelles technologies. Les armes défensives, tout comme les possibilités individuelles de défense professionnelle de petits groupes de défenseurs moralement et patriotiquement motivés, sont devenues extrêmement efficaces pour stopper l’assaut d’une armée de type ancien. Le changement technologique et la formation (nous savons que des experts des pays de l’OTAN ont formé des Ukrainiens) sont donc un autre facteur de changement du statu quo moderne. Indépendamment du déroulement de cette guerre, l’armée russe a d’ores et déjà été discréditée – c’est une variable complètement nouvelle dans le système géopolitique.
Et finalement, le cinquième facteur : les changements culturels négatif en Occident, souvent critiqués d’un point de vue conservateur. Paradoxalement, en brisant les vieux axiomes et la hiérarchie des valeurs, ils ont d’abord introduit le dogme du relativisme axiologique, puis – se sauvant du nihilisme – ont conduit au fait que la morale postmoderne contemporaine est basée principalement sur l’empathie et l’éthique des émotions. Cette recherche de nouvelles bases axiologiques a mis en lumière le concept de « tendresse » auquel Olga Tokarczuk a consacré son discours du prix Nobel. Il est vrai que nous connaissons depuis deux mille ans quelque chose de plus intéressant et de plus profond que la tendresse, à savoir l’amour chrétien. Donc, que ce soit l’empathie ou l’amour du prochain, il n’est plus possible que le monde moderne approuve ce qui se passe en Ukraine.
Il est difficile de rester indifférent après Boutcha. D’où l’espoir, paradoxal, que l’opinion publique mondiale s’unira pour protester contre le mal qu’est la Fédération de Russie et obligera ses gouvernements à agir concrètement. J’espère donc que les croyants fidèles à la tradition chrétienne et les non-croyants adhérant à la tradition libérale et de gauche, se référant aux réactions humaines fondamentales au mal, ne seront pas d’accord non seulement avec ce qui se passe actuellement en Ukraine, mais tireront des conclusions générales sur l’empire du mal. Ceci, bien sûr, nous oblige à prendre des décisions difficiles et à vraiment nous opposer à ce mal. Les Occidentaux n’ont plus le choix et doivent agir dès maintenant.
Tous ces éléments que je viens d’esquisser sont non seulement nouveaux mais aussi positifs du point de vue du changement espéré du visage du monde et de la politique mondiale. Le fait qu’ils soient tous les cinq déclenchés par le drame de l’Ukraine nous offre une chance unique pour un changement socio-politique mondial positif.
.Il faut nous y appuyer pour répondre à l’agression brutale russe. Il y a une seule conclusion pour tous : nous devrions être plus audacieux et plus déterminés à défendre l’Ukraine et le monde moderne contre la Russie. Il s’agit d’une aide militaire encore plus décisive, de pleines sanctions politiques, économiques, sportives et culturelles, mais aussi de solutions nouvelles, comme une mission de paix ou des solutions augmentant l’efficacité des organisations internationales.
Prof. Piotr Gliński
Texte co-publié avec le mensuel polonais „Wszystko Co Najważniejsze” dans le cadre d’un projet réalisé avec Narodowy Bank Polski (la banque centrale polonaise NBP) et l’Institut de la mémoire nationale (IPN).