Ils ont combattu pour la liberté, mais personne ne devait se souvenir d’eux
Après 1945, le monde rendait hommage à ses soldats qui ont eu leur part dans la victoire sur l’Allemagne d’Hitler. Rien de cela en Pologne. Le pouvoir communiste faisait tout pour que la société oublie ses héros de la guerre. Le plus longuement et avec la plus grande détermination, il menait la vie dure à ceux qui avaient osé lui tenir tête. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous leur rendons l’hommage qui leur est dû.
.Andrzej Ciepliński est vite devenu demi-orphelin. Il n’avait que quelques mois quand, en novembre 1947, la police politique communiste a arrêté son père, Łukasz – toujours jeune homme, mais un officier expérimenté et plein de mérite. Trois ans plus tard, après une parodie de procès éclair, il a été condamné à mort. En quittant la salle d’audience, il lui a été donné d’entrevoir pour la dernière fois, l’espace de quelques secondes, sa femme et son fils. Jusqu’au dernier jour de sa vie, il envoyait à ses proches des messages clandestins depuis sa cellule. « Nous avons combattu pour la Pologne – s’adressait-il à ses frères. – Aujourd’hui, je vais mourir pour Elle. Reste mon petit André. (…) Vous devez prendre ma place de père ».
Le jeudi 1er mars 1951 le sous-lieutenant Łukasz Ciepliński a été assassiné d’une balle dans la nuque. Le même sort a été réservé à six de ses subordonnés détenus comme lui dans la prison de Mokotów à Varsovie. Leurs corps ne seront jamais rendus aux familles.
Depuis onze ans, le 1er mars, nous célébrons en Pologne la Journée nationale de souvenir des Soldats Maudits – comme sont appelés aujourd’hui ceux qui, après la Seconde guerre mondiale, ont résisté à la soviétisation de leur patrie et que le pouvoir communiste privera obstinément et jusqu’au bout de dignité.
DEUXIÈME CONSPIRATION
.Une foule innombrable a inondé, ce 8 mai 1945, les rues de Londres. Des habitants enthousiasmés ont entouré la limousine de Winston Churchill. Le Premier ministre britannique, qui se dirigeait à un lunch avec le roi George VI, leur renvoyait les sourires, en brandissant le V de la victoire avec ses doigts.
En ce jour de mardi, des scènes similaires ont eu lieu aux Champs-Élysées à Paris, au Times Square à New York et dans de très nombreux endroits du monde. Le Reich allemand avait capitulé sans conditions. Les puissances victorieuses fêtaient la fin de la Seconde guerre mondiale en Europe.
À Varsovie aussi, les feux de Bengale étaient de mise. Le lendemain, le pouvoir a massé des foules pour fêter l’événement. Mais les esprits étaient loin de l’enthousiasme – non seulement parce que la ville était ensevelie sous les décombres. Les gens pressentaient surtout qu’après l’occupation meurtrière allemande ils n’allaient pas pouvoir vivre comme ils le désireraient. Dans le pays, l’Armée rouge stationnait toujours – et c’étaient bien les Soviétiques qui y imposaient leurs règles. Dans la capitale polonaise siégeait un gouvernement fantoche sous la férule des communistes. Les combattants de la résistance, qui avaient, si héroïquement, affronté les Allemands, vivaient toujours cachés dans la forêt, car ils risquaient la prison et la déportation vers la Sibérie.
Cette menace, elle pesait aussi sur Ciepliński. Durant la guerre, il avait commandé la circonscription de Rzeszów de l’Armée de l’intérieur – une formation souterraine sous l’autorité du gouvernement en exil à Londres. Ses subordonnés avaient à leur actif de nombreux succès – ils avaient notamment mis la main sur des éléments de missiles allemands V1 et V2. Or, les mérites du temps de la guerre ne valaient rien dans une Pologne contrôlée par les communistes. Bien au contraire – les héros du temps de l’occupation allemande étaient perçus par le pouvoir fraîchement installé comme dangereux, car endurcis par la lutte pour la liberté.
Dans la réalité d’après-guerre, Ciepliński a continué son engagement dans la résistance. Il a occupé des fonctions dans différentes organisations souterraines qui continuaient la mission de l’Armée intérieur dissoute. Les objectifs étaient bien définis : forcer les troupes soviétiques et le NKVD à quitter la Pologne, assurer aux citoyens les libertés fondamentales, instaurer un régime démocratique dans l’acceptation occidentale du mot. Comme il était plus qu’évident pour tous que vaincre les Soviétiques par les armes était du domaine de l’impossible, on essayait de limiter les actions militaires à l’autodéfense nécessaire. Il s’agissait plutôt de contrecarrer la propagande communiste par une action d’information indépendante adressée aux concitoyens, mais aussi au monde occidental. Au final, Staline a assuré les Américains et les Britanniques que des législatives libres seraient organisées en Pologne.
CONDAMNÉS À L’OUBLI
.Je suis admiratif devant le moral de ces hommes et femmes qui, après presque six années de terreur allemande, ont repris leur lutte pour la liberté – cette fois-ci contre les Soviétiques et leurs suppôts locaux. Plusieurs dizaines de milliers de Polonais n’ont pas rendu leurs armes avec la fin de la Seconde guerre mondiale. Si on ajoute à ceux-ci les gens qui, d’une manière ou d’une autre, étaient engagés dans la conspiration dans l’après-guerre ou soutenaient les troupes souterraines, nous pouvons parler de plusieurs centaines de milliers de personnes. Face à une telle résistance, certains historiens évoque le terme de « soulèvement anticommuniste ».
Après les législatives truquées par les communistes au début de 1947, le dernier espoir pour la Pologne semblait un conflit militaire entre l’Ouest et l’URSS. Mais il ne venait pas. De plus en plus de soldats de l’armée souterraine ont été arrêtés ou tués dans les combats. Le dernier de ces Soldats Maudits – Józef Franczek « Lalek » – est tué en 1963 au terme d’une longue chasse à l’homme.
Mais la terreur rouge ne visait pas que les personnes qui se sont dressés militairement contre le nouveau pouvoir. Les arrestations et même les condamnations à mort ont touché aussi ceux qui avaient cru aux « amnisties » et quitté le maquis, en voulant tout simplement vivre et contribuer à la reconstruction du pays. Jan Rodowicz « Anoda », à maintes reprises décoré pour acte héroïque dans la lutte contre les Allemands, a entamé après la guerre des études à l’École polytechnique de Varsovie. Arrêté par la police politique, il est mort dans des circonstances jamais élucidées en 1949 au cours d’un brutal interrogatoire. Le général August Emil Fieldorf, l’un des plus importants officiers de l’Armée de l’intérieur, a été pendu en 1953, bien qu’après 1945 il ne se soit pas engagé dans la conspiration contre les communistes. On peut considérer que déjà après la Seconde guerre mondiale le régime communiste a ôté la vie à plusieurs dizaines de milliers de victimes – mortes dans les combats, massacrées dans les geôles ou assassinées au terme de parodies de procès.
Ayant éliminant ses adversaires, le pouvoir installé par Staline a aussi piétiné leur mémoire. La veuve Ciepliński ne pouvait pas allumer de cierge sur la tombe de son mari – il n’en avait même pas. Elle a vécu avec le stigmate « d’épouse de bandit » – et il est symptomatique que ce terme de « bandits » avaient été utilisé par les Allemands durant la guerre pour qualifier les résistants polonais. Sous le règne des communistes, des gens comme Ciepliński étaient, pendant de longues années, rayés de l’histoire ou dénigré – ce à quoi veillaient les historiens et les propagandistes du régime. Les mensonges sur les soldats maudits étaient si puissants que certains chroniqueurs et politiques élus démocratiquement ne se privent pas aujourd’hui de les relayer.
RECONNAISSANCE TARDIVE
.Ces dernières années, on observe aussi un phénomène inverse – un vrai culte des Soldats Maudits. Des jeunes gens portent des t-shirts à leur effigie, des rappeurs et des rockeurs leur consacrent des chansons. Dans ce travail de mémoire sur les soldats de la résistance indépendantiste s’engagent des milieux de supporters de football, les autorités et les institutions de l’État dont l’Institut de la Mémoire nationale que j’ai l’honneur de diriger.
Ciepliński, lui aussi, est sorti de l’ombre de l’oubli : il a été décoré post mortem de l’Ordre de l’Aigle blanc – la plus haute décoration polonaise ; plusieurs rues, écoles et un groupe de scouts portent aujourd’hui son nom. Il figure sur un timbre et une monnaie de collection. Néanmoins, nous ignorons toujours où il a été inhumé. L’Institut de la Mémoire nationale tente de retrouver et identifier ses restes – comme nous l’avons déjà fait avec succès dans le cas de nombreux autres Soldats Maudits assassinés par les communistes. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour organiser des obsèques dignes à tous nos héros.
Karol Nawrocki