
La Pologne et les Polonais ont-ils massivement collaboré avec les Allemands ?
C’est l’une des affirmations erronées qui revient le plus souvent dans l’opinion publique occidentale. La Pologne et les Polonais sont accusés d’avoir participé à la Shoah aux cotés des Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale – écrit Nathaniel GARSTECKA.
.On se heurte souvent, dans des discussions privées ou publiques, dans des propos d’hommes politiques ou dans des textes de vulgarisation historique, à l’idée selon laquelle la Pologne en tant qu’Etat et les Polonais en tant que nation auraient épaulé les Allemands dans la mise en place et la réalisation du génocide industriel et systématique de la population juive de la Pologne. Cette opinion est répandue dans de nombreux pays du monde occidental, que ce soit en France, aux Etats-Unis, en Allemagne ou en Israël.
Ce qui manque, dans l’étude des relations complexes entre les Juifs et les Polonais durant la Seconde Guerre mondiale, c’est l’analyse du contexte dans lequel elles avaient lieu.
.En 1939, la Pologne est le pays qui comprend la plus forte proportion de Juifs en Europe : 3,5 millions de personnes, soit 10% de la population de la II République de Pologne. C’est le résultat de siècles de politique d’accueil et de tolérance, qui a fait de la Pologne l’un des principaux centres du monde juif. Même si des incidents antisémites se sont produits lors des guerres d’indépendance entre 1918 et 1921 et après la mort de Jozef Pilsudski en 1935, la situation est beaucoup moins tendue pour les Juifs qu’en Allemagne ou en Union Soviétique. A la différence des autres pays d’Europe centrale, la grande communauté juive polonaise n’était pas concentrée dans un seul centre urbain. Si Varsovie comptait 350 000 Juifs (soit un tiers de la population de la ville), de nombreuses autres villes possédaient des communautés importantes : Bialystok (entre 40 et 45% de la population de la ville), Lublin, Lodz, Radom, Lwow (Lviv) et Wilno (Vilnius)… De nombreux Juifs habitaient aussi dans des villes plus petites et des villages, en particulier dans l’est de la Pologne. Les villages essentiellement juifs étaient appelés « shtetls », tandis que dans de nombreux autres, les Juifs vivaient aux côtés d’autres nationalités (Polonais, Lituaniens, Biélorusses, Ukrainiens). De par sa très longue présence et la politique historique de tolérance des dirigeants du pays, la population juive de Pologne était dispersée et relativement peu intégrée. Ce qui empêchera un sauvetage massif comme au Danemark. Elle avait cependant une vie culturelle et religieuse très riche, avec de nombreux théâtres yiddish, des journaux, des associations sportives, des partis politiques notables…
Contrairement à la plupart des pays d’Europe centrale et de l’est, la Pologne refusa toute alliance avec Hitler. Alliance qui de toute façon était très peu probable étant donné que la Pologne figurait en tête des objectifs de conquête de l’Allemagne. La Pologne était tout aussi menacée par l’URSS de Staline. Les deux grandes dictatures comptaient corriger les conséquences de leurs défaites en 1918 et en 1921 et c’est tout naturellement qu’elles mirent de côté leur rivalité idéologique afin de planifier un nouveau partage de la Pologne.
C’est ainsi que le 1er septembre 1939, l’Allemagne nazie envahit la Pologne, suivie par l’Union Soviétique deux semaines plus tard. Les deux alliés mirent immédiatement en place une politique d’occupation cruelle. Entre 1939 et 1941, les Soviétiques mèneront une chasse impitoyable envers les représentants de l’élite polonaise, qualifiée d’ « ennemie de la Révolution ». Les intellectuels, les artistes, les officiers, les « bourgeois », les commerçants, les représentants des cultes religieux, les résistants, les patriotes, les sionistes… seront massacrés (comme à Katyn) ou déportés vers les camps de concentration en Sibérie. Comme beaucoup d’autres, de nombreux militants juifs communistes rejoindront les rangs des milices soviétiques dans les territoires occupés, fait qui servira à la diffusion massive, par les Allemands mais aussi par les Soviétiques, du mythe du judéo-bolchevisme. Cette croyance sera à l’origine des « terreurs blanches » dans l’est de la Pologne durant l’opération Barbarossa a l’été 1941.
La Pologne n’étant pas alliée à l’Allemagne et n’étant pas considérée comme pays « à ménager » par les nazis, les hitlériens mirent en place une occupation totale, sans participation d’organisations nationalistes ou collaboratrices locales. Ils maintinrent une modeste police locale ( la « Police bleue », dont les membres étaient recrutés de force) afin de s’en servir pour le maintien de l’ordre, ainsi que les échelons les plus bas de l’administration des villages (les maires), mais pour le reste ils se chargèrent de la totalité du fonctionnement du pays. Toute l’économie fut tournée vers les besoins de l’Allemagne, les équipements industriels furent déplacés dans le Reich, les récoltes et les troupeaux furent réquisitionnés. La faim et la pauvreté s’installèrent rapidement dans un pays très rural (seulement 30% de la population était urbaine). A cela s’ajoutèrent les pillages, les destructions et les nombreux crimes commis par les forces allemandes. Eux aussi persécutèrent les élites du pays, déportant et massacrant les professeurs d’université, les juristes, les politiciens…
Leur haine génocidaire fut cependant dirigée en priorité contre les Juifs. Les Allemands instaurèrent des ghettos dans la plupart des villes ou résidaient des Juifs. A partir de l’invasion de l’URSS en juin 1941, ils procédèrent à l’extermination directe des populations juives dans les terres conquises (la « Shoah par balles »). Si des organisations nationalistes baltes et ukrainiennes assistèrent les nazis dans leurs crimes, ce ne fut pas le cas en Pologne. Aucun parti politique, aucune personnalité polonaise notable ne collabora avec les occupants. Il existait des organisations résistantes nationalistes et antisémites qui ont pu commettre des crimes contre des Juifs, comme la NSZ ou certains bataillons de l’AK, mais elles ne s’allièrent jamais aux Allemands.
A partir de 1942, les hitlériens systématisèrent la « Solution finale » en déportant les Juifs des ghettos vers les camps d’extermination. Ici non plus, la Pologne ne participa pas à ce crime d’une ampleur inouïe. Le gouvernement collaborateur français de Philippe Pétain par exemple, mais aussi la Slovaquie de Jozef Tiso ou la Norvège de Vidkun Quisling, collaborèrent aux déportations massives.
Il est très important de rappeler que le gouvernement polonais ne cessa de s’opposer à l’Allemagne et poursuivit le combat jusqu’à la fin de la guerre. Il refusa la collaboration et appela à de nombreuses reprises à protéger les Juifs polonais.
La résistance polonaise, l’une des plus puissantes d’Europe, exécutait les « szmalcowniki » (maitres chanteurs) et aidait à secourir les Juifs via des réseaux clandestins (l’organisation « Zegota ») ou la fabrication de faux passeports. Des membres de la résistance (Jan Karski, Witold Pilecki…) produisirent des rapports sur le génocide des Juifs et tentèrent d’alerter les gouvernements occidentaux, sans succès.
Contrairement à la plupart des pays alliés à Hitler ou occupés par l’Allemagne, la Pologne fut le seul ou aucune institution, aucune organisation civile ou politique ne collabora dans la mise en place de la machine d’extermination industrielle allemande.
.Pour ce qui est de la population civile, la situation est extrêmement compliquée et doit impérativement être replacée dans le contexte de l’époque. Comme évoqué plus haut, l’occupation allemande était particulièrement brutale. Si les Juifs étaient visés en priorité, la population polonaise a beaucoup souffert des crimes et du racisme allemands. Les terres polonaises étaient destinées à être vidées de leurs habitants pour être colonisées par des Allemands aryens. Seule une minorité de Polonais devait survivre afin de servir de main d’œuvre et être réduite en esclavage. Aucun autre pays d’Europe ne subit une occupation d’une telle férocité, à l’exception de l’URSS , mais sur un temps beaucoup plus court.
Etant donné le nombre élevé de Juifs répartis sur la totalité du territoire polonais et l’absence de collaboration organisée de la part des populations locales, les Allemands décidèrent de punir de mort tous ceux qui aideraient ou cacheraient des Juifs. C’était l’une des législations les plus sévères dans toute l’Europe occupée. De plus, les nazis mettaient souvent leurs menaces à exécution. Des familles polonaises entières, avec femmes et enfants, étaient massacrées pour avoir caché des Juifs. Des villages étaient rasés avec leurs habitants pour les mêmes raisons. Les troupeaux étaient abattus et les récoltes brulées ou confisquées. Les Allemands espéraient, par cette politique criminelle, susciter des dénonciations et des crimes contre les fuyards Juifs ou les résistants. C’est une constante dans la psychologie humaine : dans une situation de pauvreté extrême et de menace pour sa vie et celle de sa famille, les notions de bien et de morale sont compromises. Certains individus choisissent de mourir en martyre pour leurs convictions, mais ce n’est en général pas le cas de la masse, et il est malhonnête d’exiger des comportements héroïques d’individus plongés dans la pauvreté ou menacés de mort.
Les Allemands surent profiter de cette situation et mirent à contribution des paysans polonais dans la traque aux Juifs. Certains le firent sous la menace, ou afin d’obtenir de meilleures conditions de vie, d’autre le firent par antisémitisme. Notons que cette méthode ne fut pas utilisée dans les autres pays d’Europe centrale et dans ceux des pays de l’ouest. Dans ces pays-là, les communautés juives étaient peu nombreuses, localisées uniquement dans une ou plusieurs grandes villes et les administrations locales fantoches ou collaboratrices se chargeaient du travail de recensement et de déportation. Parfois, les milices nationalistes prenaient activement part aux massacres et aux déportations, comme en Croatie (les Oustachis), en Serbie, en Roumanie, en Hongrie (les Croix fléchées), en Ukraine ou dans les pays baltes. En Pologne, les Allemands ne pouvaient compter que sur des individus isolés poussés par la menace ou la pauvreté.
Des situations particulières eurent lieu à l’été 1941, dans l’est de la Pologne lors de l’invasion de ces territoires par Hitler. L’occupation soviétique avait été, comme rappelé plus haut, violente et sanglante. Les minorités ethniques et les militants communistes locaux avaient parfois collaboré avec les autorités soviétiques dans les crimes commis. Sachant cela, Reinhard Heydrich, directeur de l’Office central de la sûreté du Reich et artisan de la « Solution finale de la question juive », émit des directives dès avril 1941 incitant les forces allemandes à cibler les communistes et les Juifs et à se servir des sentiments anticommunistes des populations victimes de l’occupation soviétique afin de s’en prendre à ces catégories visées. Les autorités allemandes propagèrent donc le mythe du judéo-bolchévisme et donnèrent carte blanche aux populations locales pour commettre des « terreurs blanches ». L’exemple le plus connu des atrocités commises, à l’époque et dans ce contexte, par des populations locales contre des Juifs est le pogrom de Lwow (Lviv) en Ukraine. En Pologne, plusieurs situations pouvant être assimilées à des pogroms eurent lieux dans de petits villages de la région de Bialystok : Jedwabne, Radzilow, Szczuczyn ou Wasosz. Dans tous les cas, les forces armées allemandes ou les Einsatzgruppen étaient présentes lors des exactions, incitant ou autorisant les habitants polonais à commettre ces crimes.
Somme toute, les évènements de ce type restèrent marginaux en Pologne. Contrairement aux pays baltes et à l’Ukraine où les Allemands pouvaient compter sur des organisations collaboratrices locales (commando Arajs en Lettonie, OUN en Ukraine), les Polonais ne formaient pas de milices collaborationnistes et demeuraient hostiles aux occupants. A l’inverse, des organisations et des réseaux d’aide aux Juifs ont été mis en place. Certains étaient étatiques, d’autres non. Irena Sendler, qui a sauvé 2 500 enfants Juifs du Ghetto de Varsovie, en faisait partie. Il est donc parfaitement juste de dire que si la Pologne n’a pas participé en tant que pays à la Shoah, elle a contribué en tant que pays au sauvetage des Juifs, ce qui n’est pas le cas de nombreux autres pays européens.
Les Juifs avaient légitimement peur des dénonciations. Elles pouvaient avoir lieu n’importe où et n’importe quand, pour des motifs crapuleux ou par haine, mais aussi sous la menace des Allemands. Les survivants ont conservé cette peur de la dénonciation par un voisin car elle était liée à l’inconnu. L’uniforme allemand était identifié comme menace visible et évidente, la dénonciation par un Polonais ne pouvait être anticipée. Il fallait donc tout le temps être vigilant. Ce traumatisme naturel et les témoignages individuels ont été manipulés après-guerre par des historiens ou des sociologues malhonnêtes afin de créer une image fausse de la situation globale des Juifs sous l’occupation en Pologne. D’autant plus que s’il est exact de dire qu’il y a eu des dénonciations et des crimes commis par des Polonais, ils étaient au final assez peu nombreux et n’ont jamais eu lieu à une échelle similaire aux autres pays. La grande majorité des Juifs polonais a été exterminée dans les ghettos et dans les camps allemands, sans participation de la Pologne.
Il est impossible de savoir avec exactitude combien de Juifs ont été tués de la main de Polonais ou dénoncés aux autorités allemandes. Il est aussi impossible de savoir combien ont été cachés ou sauvés par des Polonais. Pour cacher efficacement un ou des Juifs, il fallait très souvent la bienveillance tacite de tout le voisinage ou de tout le village. Ce sont des dizaines de personnes qui pouvaient être engagées soit directement, soit par leur discrétion, dans le soutien à un évadé. Sur toutes ces personnes, il suffisait qu’un seul individu dénonce et les efforts de tous les autres étaient ruinés, et leur vie en danger. Il est beaucoup plus facile de compter les dénonciations que les gestes d’aide et on se souvient plus aisément de ceux qui dénoncent que de ceux qui aident. Il en est de même pour l’attitude de l’Eglise catholique polonaise. Si certains prêtres étaient ouvertement antisémites, d’autres cachaient des Juifs dans leurs églises ou contribuaient aux réseaux clandestins de secours. De nombreux couvents ont abrité des Juifs. Il est impossible de généraliser puisque l’Eglise n’est pas un bloc monolithique.
Nous avons apporté plus haut un élément de réponse sur l’origine des mensonges concernant l’implication des Polonais dans la machine exterminatrice allemande : des manipulations d’historiens malhonnêtes et politisés, qui ont trouvé une niche sur laquelle se construire une notoriété mondiale avec la collaboration de médias progressistes. Il faut ajouter à cela la propagande communiste de l’après-guerre, qui a visé à noircir l’image de la Pologne, pays « réactionnaire et ennemi de la Revolution ».
.La Russie, aujourd’hui, utilise la même propagande afin de « fasciser » les Polonais et de faire oublier le Pacte germano-soviétique. L’Allemagne, de son côté, essaie de rejeter le plus possible ses crimes sur les pays et les populations occupés. Le chancelier Olaf Scholz a d’ailleurs déclaré récemment que l’Allemagne avait été « occupée par les nazis ». Dans les pays occidentaux, c’est le manque criant de connaissances sur la réalité de l’occupation brutale de la Pologne et la croyance qu’il était aussi facile de cacher des Juifs en Pologne que dans des pays moins touchés. Ce manque de connaissances et la propagande anti polonaise sont désormais malheureusement bien ancrées dans les opinions publiques internationales et ont même atteint Israël. Certains commentateurs et hommes politiques israéliens considèrent que la Pologne souhaite manipuler l’histoire pour se blanchir. Ils estiment que s’il y a eu des crimes antisémites commis par des Polonais, l’intégralité du peuple polonais doit en porter la responsabilité et l’Etat polonais doit prendre sur lui, quand bien même cet Etat a refusé toute collaboration et a fait de son possible pour sauver les Juifs et quand bien même il a déjà présenté des excuses officielles pour les crimes dont il est question. Certains milieux juifs craignent en effet que la Pologne essaie de remettre en cause le caractère exceptionnel de la Shoah afin de mettre en avant les souffrances du peuple polonais pendant la guerre. Souffrances qui sont pourtant bien réelles et qui témoignent des projets génocidaires fomentés par les Allemands contre les Polonais, projets qui devaient être réalisés après avoir fini d’exterminer tous les Juifs. La nature spécifique de la Shoah est néanmoins reconnue par les autorités polonaises, tout comme la participation de certains individus à des crimes contre des Juifs (qu’il ne s’agit ici ni d’excuser ni de justifier).
Les mythe de la participation active et massive de la Pologne et des Polonais à la Shoah doit être traitée comme le mythe du judéo-bolchevisme : une manipulation visant à porter la responsabilité de crimes sur quelqu’un d’autre.
.S’il y a bel et bien eu des Polonais criminels et des Juifs qui ont pris part à l’appareil totalitaire communiste, c’était en faible nombre et de façon non organisée et non systématique. Sur la base d’exemples individuels non représentatifs compilés de façon inconsciente ou malfaisante, on a pu inventer des narrations spécifiques qui avantagent ceux qui y trouvent un intérêt. C’est une technique de propagande bien connue et visiblement efficace.
Les Juifs et les Polonais doivent travailler ensemble afin de lutter contre ces mensonges et ces stéréotypes, car ces deux nations, qui ont été très proches pendant des siècles et pour lesquelles la recherche de la vérité importe, doivent savoir que leur réconciliation passera par la compréhension mutuelle et la sensibilité historique.