Krzysztof ZANUSSI: Penser sur la mort permet de mieux apprécier la vie

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Krzysztof ZANUSSI

Réalisateur (La Structure de cristal, Le Camouflage, L’Année du soleil calme, Le Pouvoir du mal, Frère de notre Dieu, Éther), producteur, scénariste, maître de conférence, philosophe, directeur du studio de production Tor.

Ryc.Fabien Clairefond

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Le geste de Kolbe se heurte à une large défiance. Il est tout de même surprenant de constater combien de gens décident d’amoindrir sa sainteté, comme si l’idée que l’homme est capable de se dépasser les touchait au vif. Pourquoi cela dérangerait-il ? – écrit Krzysztof ZANUSSI

.Vie pour vie. Il y a près d’un quart de siècle que j’ai réalisé un film portant ce titre. Je ne le considère pas particulièrement original, sans doute avait-il été plus d’une fois repris par mes confrères réalisateurs. Mais dans mon cas, il était réellement bien à propos. Il voulait dire que quelqu’un a offert sa vie en échange de la vie d’un autre. Et cela a eu lieu au camp d’Auschwitz. Cet homme s’appelait Maximilien Kolbe. Il était franciscain.

Ce film était une commande, il ne relevait pas de mon initiative, bien au contraire, dès le début, je voulais ne pas le faire, mais je n’y étais pas parvenu. La commande avait été passée par une télévision ouest-allemande. En Pologne, le socialisme réel, certes, poussait ses derniers soupirs, mais il était hors de question que dans le cadre du système de l’époque l’industrie du cinéma d’État s’engage dans la production d’un film sur un saint. Ce même système faisait néanmoins preuve d’une inconséquence suffisante pour permettre de tourner ce film dans le décor authentique et, qui plus est, par une équipe en partie polonaise. Cela demandait évidemment une autorisation officielle et en parlant aux responsables politiques polonais en charge de la culture, j’avais entendu que le pouvoir choisissait le moindre mal, le film ne l’arrangeant pas, mais que, du point de vue de la propagande, il serait beaucoup plus préjudiciable pour la patrie du saint de bloquer la réalisation d’un film qui lui était dédié.

D’où venait ma réticence à m’occuper de ce sujet, alors que je me considère croyant et, en plus, catholique ? J’avais plusieurs raisons.

La première était liée à l’énorme inconfort de réaliser un film biographique sur un personnage réel et dont le souvenir était encore très vif. L’intention même de le faire conduit directement à une hagiographie qui, dans l’art, n’a pas une bonne réputation, car elle affecte d’habitude le sain esprit critique du spectateur. Dans la vraie vie, il n’y a ni de gens parfaits ni de héros sans failles, mais nous ressentons presque universellement le besoin de croire qu’ils existent ; donc, en ébranlant cela, nous blessons, sans forcément le vouloir, ceux qui veulent avoir une telle foi limpide, presque enfantine. En travaillant sur le scénario avec un écrivain polonais de premier rang – Jan Józef Szczepański – j’avais découvert beaucoup de nuances dans le personnage du saint. Nous avions rencontré de ses confrères franciscains qui nous livraient des témoignages relativement déplaisants à son sujet, et qui étaient convaincants. Et puis, j’avais lu des articles publiés dans la revue rédigée par le futur saint dont une partie non négligeable sonnait, après l’expérience de la Shoah, et en particulier après celle de l’Holocauste, sinon scandaleusement, du moins outrageusement. On pouvait évidemment chercher des justifications, mais le haut-le-cœur ne faisait que persister. Dans la deuxième partie du XXe siècle, l’attitude des chrétiens, et plus particulièrement des catholiques, envers les Juifs – tant les croyants du judaïsme que les membres de la nation juive – était l’objet d’un profond réexamen et d’une repentance justifiée. Kolbe, un provincial formé dans sa jeunesse par les préjugés petits-bourgeois, rêvait naïvement de convertir les Juifs, mais il n’y a aucun témoignage qu’il ait une seule fois pensé à eux en termes de frères aînés dans la foi. Pour cela, il faudra attendre le pape Jean-Paul II.

Les remarques en sa défaveur concernaient son caractère, mais là aussi, on ne devrait pas s’étonner qu’un homme né pour l’action, poursuivant les objectifs clairs qu’il s’était lui-même fixés dans sa vie, soit despotique, voire autoritaire. (Dans le scénario, nous nous sommes permis de mentionner une seule fois qu’il interdisait aux séminaristes d’utiliser du sucre dont la consommation était perçue par lui comme un luxe et une violation de l’ascèse qu’il respectait consciencieusement). Kolbe fait partie des saints qui se sont exprimés dans l’action. C’était un bâtisseur, un organisateur, un éditeur qui croyait en la puissance des médias. Dans ce sens, il avait bien saisi l’esprit du temps, bien que ses médias n’enchantent pas par la subtilité des idées, en annonçant un christianisme un peu primaire, mais sans aucune doute authentique, plutôt conflictuel que conciliatoire ; là aussi, évidemment, on peut avancer un argument à sa défense : les temps étaient différents.

Le film sur le père Kolbe avait vu le jour sur l’initiative allemande, mais quand on se préparait laborieusement au tournage, la Pologne avait connu sa révolution, réussie, de Solidarność, et le pays était soudainement devenu libre et démocratique. La télévision publique, après l’installation d’une nouvelle direction, avait exprimé sa volonté de coproduire le film, ce qui avait bien eu lieu, même s’il faut préciser que le poids financier reposait principalement sur les bras allemands. Nous n’avions pas de limites particulières quant au budget, mais nous avions décidé d’omettre dans le scénario l’épisode controversé du séjour de Kolbe au Japon. Quand je m’y étais rendu encore dans les années 1970, j’avais rencontré des chrétiens japonais qui avaient gardé le souvenir de cet épisode, et il semble que notre saint dans ses idées ne tendait pas vers ce qui serait découvert plus tard par l’église, à savoir l’inculturation et ce qui en résulte en termes de compréhension des particularismes culturels. Là aussi, l’exigence hagiographique nous avait empêchés d’ébranler la paix intérieure des adeptes inconditionnels de la sainteté de Kolbe.

Je viens de présenter, d’une manière légèrement voilée, tout un ensemble de charges que je porte contre le héros de mon film, il est donc temps de montrer l’autre face de la médaille – celle qui me pousse à plier le genou devant le tableau du saint ornant un retable. Kolbe remplit cette exigence absolue du christianisme, telle qu’exprimée par saint Paul Apôtre : il donna sa vie en échange de la vie d’un autre. Son geste fut l’expression de l’amour de Dieu, car celui à qui il offrit cette grâce de la vie, était un anonyme, un personnage lambda du drame.

Les circonstances de cet événement n’ont été établies qu’approximativement. Rangés depuis des heures sur la place d’appel, les prisonniers ne pouvaient pas être attentifs à tout ce qui s’y passait. Ils luttaient pour la survie, donc pour ne pas tomber, s’évanouir ou s’endormir, chaque éventualité étant l’équivalent de la mort.

L’un des prisonniers était parvenu à s’échapper. Probablement, il s’était retrouvé enseveli sous la terre d’un chantier à l’insu des surveillants. De retour dans le camp, on annonça lors d’un appel qu’en guise de représailles dix prisonniers choisis au hasard seraient exterminés dans « le bunker de la faim ». Parmi eux se trouvait cet homme lambda, père de famille qui plus est, qui implorait pitié. Il n’eut pas gain de cause, mais Kolbe s’interposa en disant qu’il se portait volontaire pour prendre sa place. Selon les témoignages recueillis, le comandant du camp traita ce geste avec curiosité. Il aurait même visité le bunker de la faim pendant la longue agonie des condamnés pour proposer à Kolbe de revenir sur sa décision. Kolbe tint bon et mourut. Il était de santé fragile et il paraît que dans les conditions extrêmes ceux-là ont plus de chances de survie. Les athlètes mourraient en premier.

Quelle force se cachait derrière la détermination avec laquelle Kolbe réalisait l’exigence héroïque de cet amour suprême qui pousse à offrir sa vie à la place d’un autre ? On a rempli des pages entières sur le culte de la Vierge que Kolbe avait poussé à l’extrême, en s’attirant les remontrances de certains théologiens qui y voyaient l’omission même du Christ. Il se défendait en indiquant qu’il vénérait le Christ avec l’aide de l’Intercesseuse. Les gens de mauvaise foi ont écrit que son geste relevait d’un suicide déguisé. En effet, dans le camp, de nombreux prisonniers se jetaient volontairement sur les barbelés pour en finir avec eux-mêmes. Mais cela ne ressemble pas à ce qui fut fait par Kolbe.

Son geste se heurte à une large défiance. Il est tout de même surprenant de constater combien de gens décident d’amoindrir sa sainteté, comme si l’idée que l’homme est capable de se dépasser les touchait au vif. Pourquoi cela dérangerait-il ? Je crois qu’il faut en chercher la raison dans notre conception de l’homme qui, dans nos aprioris, est fait de conditionnements et dont les décisions sont le résultat de circonstances diverses. Il s’avère cependant que le dépassement de soi est possible, que ce n’est pas une sorte d’élan spontané mais un choix conscient qui se réactualise dans la lente agonie. Dans la tragique mémoire de ces temps de mépris dans l’histoire de l’Europe sont entrés ceux qui ont accepté la mort alors qu’ils pouvaient l’éviter. Tel fut le sort de Janusz Korczak ou Edith Stein. En fait partie aussi Kolbe. Les noms de beaucoup d’autres nous sommes inconnus, mais ces hommes et femmes ont bel et bien existé et pouvaient avoir d’autres motivations que celles évangéliques, que Maximilien Kolbe avait puisé dans les paroles de saint Paul Apôtre. C’est de lui que Jean-Paul II a dit que ce fut le véritable vainqueur de cette guerre.

J’ai commencé ce texte par l’évocation du film que j’ai tourné là où ces événements avaient réellement eu lieu. Dans la Pologne démocratique on a respecté la sensibilité des fidèles du judaïsme pour qui le camp d’Auschwitz-Birkenau est avant tout un cimetière, ce qui l’exclut comme lieu de tournage pour des films de fiction. C’est pourquoi la fameuse Liste de Schindler a été tournée en dehors de ses limites. Inconscient des restrictions formelles, j’ai vécu l’horreur de cet endroit, en sentant chaque jour que je marchais sur un lieu de crime. Sentiment partagé aussi par Christoph Waltz, un jeune acteur autrichien inconnu à l’époque, mais futur lauréat des Oscars, qui a débuté dans le rôle du prisonnier évadé.

Penser sur la mort permet de mieux apprécier la vie. Réfléchir sur le choix qu’on serait obligé de faire le moment venu me terrifie depuis mon enfance. Tourner un film de fiction face à l’immensité des drames que des humains ont fait subir à d’autres humains me paraît presque comme une frivolité. Mais la mort refait surface partout.

.En tournant dans l’authentique cellule de la mort à Auschwitz les scènes de l’agonie de Kolbe, j’ai reçu une demande d’un jeune homme des environs du camp qui tenait absolument à devenir figurant et faire partie des dix qui sont morts avec Kolbe. Il a écrit que son physique le prédestinait tout particulièrement à prendre ce rôle car souffrant de dystrophie musculaire, il ressemblait à un squelette ambulant ce qui correspondait à l’image qu’il se faisait des condamnés dans le bunker de la faim. Il a ajouté qu’il ne lui restait tout au plus que quelques mois à vivre et qu’il aimerait ne serait-ce que dans un film de fiction avoir sa part dans la gloire de Maximilien Kolbe. Sur l’écran, il joue l’homme qui se confesse. Il est mort avant la sortie du film, mais revient dans mes pensées chaque fois que je médite sur Kolbe, car je suis d’avis que la mort d’un homme et la mort de millions d’hommes ne relèvent pas d’un même ordre, mais qu’elles sont à la fois la seule et même chose.

Krzysztof Zanussi

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 09/08/2023