La Pologne – du côté de la liberté, depuis toujours
.C’est avec stupéfaction que le monde entier découvrait, fin février 2022, les images prises à la frontière polono-ukrainienne, dans des gares, des villes, des villages et sur des routes du pays, au moment où, frappés par la guerre, les Ukrainiens – femmes, enfants, personnes âgées – affluaient, jour et nuit, en d’interminables torrents humains en Pologne, accueillis les bras ouverts par des bénévoles, travailleurs sociaux, membres d’organisations non gouvernementales, autorités locales et centrales, services de l’État, entrepreneurs, citoyens ordinaires, se voyant offrir tout ce que, dans leur qualité de réfugiés, était urgent et indispensable : logement, vivres, soins de santé, travail.
La stupéfaction s’expliquait sans doute par le fait que le monde ignore généralement l’histoire polonaise et les valeurs fondamentales de cette nation : la liberté et l’expérience communautaire. Face à une agression criminelle sans précédent contre un pays avec lequel nous partageons aussi tout un catalogue de torts, défendre ces valeurs, dans un esprit de solidarité avec le peuple meurtri, ne faisait que s’imposer. Cette attitude n’a pourtant rien d’exceptionnel, car elle caractérise les Polonais depuis des générations. Ces sentiments de communauté de destin et de liberté se sont dégagés déjà au moment où l’identité polonaise commençait à prendre forme. Puis, des institutions sociales fondées sur des principes libertaires, protégeant les droits civils et respectant la dignité humaine, ont émergé.
Depuis Paweł Włodkowic et le Concile de Constance au XVe siècle, les Polonais étaient caractérisés par une conscience aigue des interdépendances constitutives du processus de mise en œuvre de la liberté. La liberté de conscience étant sacrée, les déterminismes et les limites n’étaient pas appréciés. S’inspirant du républicanisme romain, la Première République a fait sienne la notion de libération de toute forme de domination. Cela trouvait un écho dans la vie politique, et s’exprimait par l’accent mis sur les coutumes, la liberté de choix et de décision, le sens de la justice, les devoirs d’un citoyen libre envers la communauté. L’esprit républicain et libertaire a forgé le génotype de la polonité. Promulguée en 1791, la Constitution de Mai est entrée dans l’histoire comme un grand acte de liberté. Ses adversaires, se référant aux libertés anciennes, ont fait appel à des régimes despotiques – ce qui a eu pour effet l’anéantissement de la Première République.
Pendant 123 ans, entre la fin du XVIIIe siècle et 1918, la Pologne a été privée de statut d’État et de souveraineté, restant principalement une communauté d’idées – de tradition, de culture et de langue. Les efforts de restauration de l’indépendance s’exprimaient par les traditions d’un côté positivistes et de l’autre, insurrectionnelles. La mentalité nationale était constituée par une tendance à répondre militairement à la violence. Au XXe siècle, cela s’est manifesté par l’irrédentisme de la Première Guerre mondiale, les retours des territoires polonais au sein de la patrie (1918-1921), le coup d’arrêt porté à la progression des bolcheviks (1920), la résistance au Troisième Reich (1939). Le « rêve de liberté » a ainsi perduré dans l’esprit des Polonais. Le socialisme réel a été une épreuve du feu : en niant la subjectivité de l’homme et en provoquant des migrations de masse, il brisait les structures sociales fondées sur les valeurs nationales et la priorité de la famille. Mais lui aussi a fini par s’incliner devant le mouvement de libération (1980, 1989). Dans ces circonstances, la conception polonaise de la défense constante de la liberté, du droit de décider de soi-même, semble évidente.
Aussi l’antagonisme culturel et civilisationnel, que le monde a vu en toute clarté au moment de l’agression russe contre l’Ukraine, a ses racines dans l’expérience historique. Lorsque Moscou, périphérique au XVIe siècle, a pris la décision de s’accaparer l’ancienne Ruthénie, le différend avec la Première République polono-lituanienne au sujet des terres de la Biélorussie et de l’Ukraine d’aujourd’hui s’est étendu de l’affiliation politique à l’identité religieuse, civilisationnelle et ethnique. L’expérimentation polonaise d’une union avec la Lituanie a été l’émanation d’une culture politique en phase avec l’idéal de la participation et de la liberté civique. Moscou pratiquait déjà à l’époque un modèle politique radicalement différent car basé sur une expansion géographique et l’imposition d’une domination politique, militaire et économique. Dès le début, cette suprématie a été assimilée (à juste titre !) à une menace existentielle pour la République. En opposition à ces aspirations impériales, la pensée politique polonaise était emplie d’échos de l’idée du droit des nations à l’autodétermination, qui est devenue le fondement de la politique orientale polonaise dans sa dimension anti-impériale.
Après avoir recouvré l’indépendance en 1918, la Pologne, dans sa politique étrangère, a mis en œuvre la doctrine de l’Intermarium, qui remontait à la République polono-lituanienne et postulait une alliance des pays d’Europe centrale et orientale en vue d’éviter la domination de la Russie et de l’Allemagne. Elle supposait une coopération basée sur la solidarité, la défense de la souveraineté, la construction de la subjectivité, la mise en œuvre des intérêts communs des pays d’Europe centrale et orientale dont la Pologne était la principale instigatrice. Après 1945, l’Intermarium revenait dans les débats dans les cercles d’émigration (Ligue de l’Indépendance polonaise) et dans les milieux d’opposition au pays.
Ayant retrouvé sa subjectivité, l’État polonais semblait trop faible matériellement, mentalement, économiquement et politiquement pour façonner les changements régionaux, mais leur nécessité était pressante justement du fait des expériences historiques et géopolitiques de voisinage. Il en allait de la raison d’État. Déçue des effets de son rapprochement avec l’Occident, la Russie a reconstruit une identité à part, en remettant au goût du jour sa politique néo-impériale. Dans cette nouvelle réalité, la Pologne était même obligée d’être active à l’Est. Au panthéon de la politique orientale polonaise une place de choix revient au président Lech Kaczyński, adepte de la doctrine anti-impériale bâtie sur une longue tradition de réflexion sur la place de la Pologne dans le monde, qui dit que l’impérialisme est une menace pour la paix et que la liberté, la souveraineté et l’indépendance de ses voisins orientaux font partie des intérêts stratégiques de l’État polonais.
Revenons encore à l’histoire et aux valeurs. En tant que rempart du monde chrétien, les Polonais ont, à maintes reprises, protégé la civilisation européenne du danger oriental : au XIIIe siècle (Legnica 1241), au XVIIe siècle (Vienne 1683) et au XXe siècle (Varsovie 1920). Pendant la grande guerre avec l’Ordre teutonique (1409–1411), Polonais, Lituaniens et Ruthènes, au nom de la civilisation de la solidarité, de la liberté et de la dignité, ont défendu le droit à l’autodétermination, notamment lors de la bataille de Grunwald. À la fin des temps modernes, on croyait que « la Pologne est partout où l’on défend la liberté ». Lors de la manifestation du 25 janvier 1831, à Varsovie, le slogan « Au nom de Dieu, pour notre liberté et la vôtre » est apparu, en devenant par la suite la devise nationale des Polonais – qui, comme personne d’autre, savent s’identifier à ceux qui sont prêts à payer le prix le plus élevé pour la liberté.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, de septembre 39 à la chute de Berlin, dans le mouvement de résistance, sur les mers et les océans, dans les airs, « là où était l’ennemi, les Polonais y ont combattu ». Ils se sont ensuite opposés au système communiste imposé de force. Solidarnosc, un mouvement insurrectionnel, ouvrier, civique, post-moderne, religieux, moral, républicain, révolutionnaire et de liberté sociale, a été un phénomène par excellence polonais. C’est lui qui a initié et réussi le processus de démantèlement de la domination soviétique en Europe centrale et orientale.
.Pour les Polonais, la solidarité et l’amour de la liberté ne sont donc pas un slogan creux, mais un concept géopolitique – l’un des piliers clés de leur politique étrangère. C’est une fierté, mais aussi un devoir. Pour éviter la défaite des Ukrainiens, un effort commun et la solidarité sont nécessaires. La Pologne ne s’arrête pas à cet effort et agira toujours solidairement pour la défense de la liberté.
Piotr Gliński