Le relai polonais de liberté
Les Polonais n’ont jamais accepté que les autres décident de leur sort. C’est dans cette attitude que s’inscrit l’insurrection de janvier 1863 – une guerre de partisans héroïque contre l’occupant russe.
.Le jeudi 4 août 1864, au soir, les églises de la vieille ville de Varsovie étaient pleines à craquer. Comme ce n’était pas un jour de fête religieuse, la très soupçonneuse police du tsar ne pouvait que se douter du motif de ces rassemblements : la nouvelle qui s’était propagée parmi les habitants de l’exécution, le lendemain, sur un verdict d’un tribunal russe, des membres du Gouvernement national polonais.
Le lendemain, une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes vint faire son dernier adieu aux cinq condamnés à mort menés à la potence. L’aînée d’entre eux, le général Romuald Traugutt, n’avait que 38 ans. Il était le chef de l’insurrection de janvier – un grand soulèvement polonais en vue de secouer le joug russe. Bien que les combats se soient poursuivis jusqu’en automne 1864, la mort de Traugutt et de ces quatre compagnons marqua un terme symbolique à cette révolte. « Ils montèrent, impassibles, sur l’échafaud, pour s’y résoudre avec un sang-froid parfait à leur destin » – relatait sur le vif le New York Times, qui, malgré une guerre civile en cours en Amérique, revint ce mois-là à deux reprises dans ses colonnes sur le « dernier acte de la tragédie de la rébellion polonaise ».
Vivre en gens libres
.Le milieu du XIXe siècle était le moment où l’Occident sortait de la première phase de la révolution industrielle et ne cessait de se développer. En 1859, commença le chantier du canal de Suez, ce qui allait raccourcir le chemin entre, d’un côté, l’Europe, et de l’autre l’Inde et l’Extrême Orient. L’année suivante, Étienne Lenoir breveta en France son moteur à gaz. En 1861, aux États-Unis, le télégraphe relia la côte est à la côte ouest.
Cette modernité ne frappa à la porte de la Pologne – alors inexistante sur la carte d’Europe – qu’avec beaucoup de retard. Depuis la fin du XVIIIe siècle, notre pays était partagé entre trois entités ultrapuissantes : la Prusse, la Russie et l’Autriche. Considérés par Berlin, Pétersbourg et surtout Vienne comme une périphérie, les territoires polonaises avaient été laissé à l’abandon. Ce n’était pourtant pas le seul problème : les Polonais ne pouvaient pas vivre en tant que gens libres. Ils devaient faire face à la germanisation et à la russification, tous les soulèvements indépendantistes étant brutalement réprimés.
« Point de rêveries !», déclara le nouveau tsar de Russie, Alexandre II, de passage, en 1856, à Varsovie. Au Royaume de Pologne – comme on appelait cette partie initialement autonome des territoires polonais annexés par les Russes – les paysans attendaient toujours l’abolition du servage. Les manifestations patriotiques à Varsovie se terminaient par des tirs visant la foule désarmée et l’instauration de l’état de guerre. Ce qui fit déborder le vase, c’était une nouvelle levée en masse qui devait inclure les personnes soupçonnées de conspiration. Le service militaire dans l’armée du tsar était synonyme de quinze années passées dans des conditions d’une extrême dureté, parfois à des milliers de kilomètres de la maison. Ainsi étaient-ils très nombreux à préférer prendre les armes contre l’occupant que d’accepter ce sort.
Le 22 janvier 1863 éclata donc l’insurrection qui allait s’avérer la plus longue de toute l’histoire de l’insoumission polonaise. Le Gouvernement national provisoire en appela aux compatriotes de livrer « la dernière bataille » pour la liberté et l’indépendance. En abolissant le servage, il clama que tous, « sans différence de foi et de famille », étaient désormais des « citoyens du pays libres et égaux ». Ce fut un immense pas vers la construction d’une nation moderne.
Esseulés dans leur lutte
.Pour retrouver l’indépendance, la Pologne allait pourtant devoir attendre encore un demi-siècle. L’insurrection de janvier, dès le début, était une confrontation de David contre Goliath. Certes, l’armée russe encaissa une défaite compromettante dans la guerre de Crimée (1853–1856), mais les Turcs y furent secondés par les troupes britanniques, françaises et sardes, toutes munies d’équipements très modernes. Les Polonais, eux, devaient affronter l’occupant complétement seuls.
« Pendant un moment, une guerre avec l’engagement de la France et éventuellement celui de l’Autriche contre la Russie était tout près de se produire… », écrit l’historien de renom Andrzej Nowak. Les Polonais luttant pour leur liberté contre le despotisme du tsar s’adjugèrent en effet la sympathie d’une grande part des opinions publiques occidentales, mais dans les cabinets gouvernementaux, c’était la Realpolitik qui prévalut. Les insurgés n’obtinrent donc aucun soutien militaire.
C’était plutôt la Russie qui obtint de l’aide. Signée le 8 février 1863 à Pétersbourg, la Convention d’Alvensleben prévoyait une coopération russo-prussienne dans l’étouffement de l’insurrection de janvier. L’Autriche, au départ indifférente à l’insurrection, proclama, en février 1864, l’état de siège en Galicie – comme on appelait à Vienne les territoires repris à la Pologne – et se joignit aux répressions à l’encontre des indépendantistes polonais. On peut dire que les trois puissances, une fois de plus, s’unirent contre la question polonaise.
Quelqu’un pourrait demander comment, malgré ces circonstances, les insurgés tinrent presque deux années, en livrant plus de mille batailles et escarmouches, face à un adversaire largement supérieur en effectifs ? Pour les mêmes raisons, pour lesquelles, à de maintes reprises – ultérieurement et postérieurement – les Polonais décidèrent de prendre les armes, quand d’autres voulaient se les assujettir : au nom du refus de la soumission et pour préserver l’honneur et la dignité personnelle. Ce fut le cas déjà au XVIIIe siècle, quand, affaiblie, la République tenta de s’arracher à la tutelle russe. Ce fut le cas tout au long du XIXe siècle, quand la Pologne lutta afin de refaire son apparition sur la carte d’Europe, et au XXe siècle, quand elle fut victime de deux totalitarismes : le nazisme allemand et le communisme soviétique. La liberté dont nous jouissons aujourd’hui, ne fut obtenue que par la génération de Solidarnosc – un mouvement social de masse, né sur la vague des grèves d’août 1980.
.La Pologne de l’entre-deux-guerres (1918–1939), souveraine et indépendante, vénérait les vétérans de l’insurrection de janvier – des gens qui inspirèrent avec succès les générations postérieures à la lutte pour la liberté. Nous leur devons le même respect aujourd’hui, 160 ans plus tard. Et quand l’Ukraine fait face à l’invasion russe, nous voyons clairement que la liberté n’est pas donnée une fois pour toutes. Il faut la soigner, et, si nécessaire, être prêt à la défendre.
Karol Nawrocki