Roger MOORHOUSE: Pourquoi devrions-nous nous souvenir du 23 août 1939

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Roger MOORHOUSE

Historien britannique, germanisant, spécialisé dans l’histoire contemporaine de l’Europe centrale et en particulier de l’Allemagne nazie, la Shoah et la Seconde Guerre mondiale. Auteur entre autres du livre Polska 1939.

.Peu après minuit, dans la nuit du 23 août 1939, Joseph Staline a porté un toast à Adolf Hitler. L’occasion en était, bien sûr, la signature du pacte soviéto-nazi – ou pacte Molotov-Ribbentrop – de non-agression entre Moscou et Berlin, qui a donné le feu vert à Hitler d’agresser la Pologne et ouvert la voie à l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Une date gravée dans la mémoire de plusieurs millions d’habitants de Pologne, de Finlande, de Roumanie et des pays baltes – ou de tous ceux qui y ont leurs origines – mais sa signification est encore étrangement méconnue dans le récit de la guerre communément admis en Occident.

Notre ignorance collective du sujet est surprenante. Pour beaucoup, la Seconde Guerre mondiale a aujourd’hui une importance qui, d’année en année, semble plutôt croître que diminuer. Pour certains pays, elle est passée d’un fait historique à une espèce de religion nationale, comme en témoignent les étagères surchargées des librairies et les documentaires télévisés répétitifs. Dans l’édition d’histoire, il est devenu monnaie courante que chaque campagne de cette guerre, chaque catastrophe ou curiosité fassent l’objet de réinterprétations et de réévaluations sans fin, aboutissant très souvent à des écoles de pensée et des volumes historiques concurrents.

Pourtant, le pacte soviéto-nazie est très peu présent dans le récit occidental. Traité sommairement, il est rejeté comme une aberration, une anomalie douteuse ou une note de bas de page de l’histoire plus large. On réduit systématiquement son importance au statut du dernier coup d’échec diplomatique avant le déclenchement de la guerre, sans faire mention de la relation sinistre entre les grandes puissances qu’il a engendrée. Il est instructif de constater, par exemple, que peu d’histoires populaires de la Seconde Guerre mondiale publiées récemment en Grande-Bretagne accordent au pacte une attention significative. Considéré indigne d’un chapitre entier, il occupe généralement un peu plus d’un paragraphe ou deux et une poignée de références d’index.

Cette attitude ne peut qu’étonner lorsqu’on considère la signification et l’ampleur évidentes du pacte. Sous ses auspices, Hitler et Staline – les deux dictateurs les plus infâmes de l’Europe du XXe siècle – ont trouvé cause commune dans la destruction de la Pologne et le renversement de l’ordre de Versailles. Leurs deux régimes, dont le conflit ultérieur serait l’affrontement décisif de la Seconde Guerre mondiale en Europe, se sont partagé, main dans la main pendant près d’un tiers de la durée totale du conflit, les territoires d’Europe centrale.

Le pacte n’était ni une aberration, ni un dérapage tactique de courte durée. Il a été suivi d’une succession de traités et d’accords, à commencer par le Traité de délimitation des frontières et d’amitié du 28 septembre 1939, par lequel les deux pays se partageaient la Pologne et juraient de ne tolérer « aucune agitation polonaise » dans leurs territoires respectifs. Par la suite, à travers deux traités économiques expansifs, Moscou et Berlin ont échangé des secrets, des plans, des technologies et des matières premières, huilant ainsi les rouages ​​de leurs machines de guerre. Staline n’était pas passif ou involontairement neutre à cette époque ; il était l’allié stratégique essentiel d’Adolf Hitler.

Pour toutes ces raisons, la relation stratégique germano-soviétique – née le 23 août 1939 – mérite pleinement de faire partie intégrante de notre récit collectif de la guerre. Pourtant, ce n’est pas le cas. Il vaut la peine de spéculer un instant sur les innombrables raisons de cette omission. Dans une certaine mesure, elle peut être attribuée à la myopie traditionnelle qui semble toucher le monde anglophone à l’égard de l’Europe centrale, cette mentalité si bien explicitée par le Premier ministre britannique Neville Chamberlain, qui a rejeté la Tchécoslovaquie en 1938 comme « un pays lointain », habité par « des gens dont nous ne savons rien ». 1938, c’est il y a longtemps, mais dans une large mesure, ce même sentiment prévaut toujours, malgré le récent élan de soutien à l’Ukraine.

De plus, il existe dans le discours politique occidental ce que l’on pourrait appeler « l’asymétrie de la tolérance », qui fait rejeter ou ignorer les crimes du communisme plus facilement que ceux du fascisme. On suppose la logique sous-jacente : les excès de la gauche, motivés par les notions d’ « égalité » ou de « progrès », étaient plus nobles d’inspiration que les excès de la droite, motivés, eux, par des concepts de base de suprématie raciale. Cela sert, en partie, à expliquer comment la soi-disant fenêtre d’Overton – le spectre du discours politique acceptable –  s’est nettement déplacée, ces dernières années, vers la gauche et comment Lénine et Che Guevara sont toujours considérés comme « branchés » sur de nombreux campus universitaires.

Il y a aussi le problème de l’historiographie. Le récit occidental de la Seconde Guerre mondiale peine traditionnellement à voir au-delà du mal que représentent Hitler et son Reich, la centralité de l’Holocauste dans ce récit ne faisant que renforcer ce parti pris. L’historiographie allemande, elle aussi, est largement fondée sur le « péché originel » du nazisme, reléguant tous les autres pécheurs au statut, au mieux, de figurants. La méchanceté de l’Union soviétique de Staline reste donc largement relativisée ou ignorée. On la minimise jusqu’à en faire une note de bas de page du récit en vigueur en Occident.

Dans de telles circonstances, la propagande soviétique puis russe – qui a toujours cherché à minimiser et à relativiser le pacte de 1939 et ses conséquences – n’a eu qu’à pousser une porte largement ouverte. Néanmoins, l’alliance soviéto-nazie s’est avérée être une sorte de pierre de touche, un embarras pour le Kremlin, qui a exigé plus que les efforts habituels d’obscurcissement, de diversion et de détournement. La première explosion de cette offensive a eu lieu peu de temps après l’invasion de l’Union soviétique par Hitler, en 1941, lorsque Staline – qui courtisait alors désespérément les Alliés – a cherché à se distancer du pacte en le décrivant comme un dernier recours, quelque chose d’imposé à une URSS réticente, mais forcée par les circonstances. C’est peut-être la preuve de la puissance des « idiots utiles » de Staline en Occident que, plus de huit décennies plus tard, cette interprétation est encore couramment admise.

En 1948, l’offensive de propagande soviétique est montée d’un cran. En réponse à la publication du contenu du protocole secret au pacte soviéto-nazi par le département d’État américain, Staline en personne a rédigé une réplique intitulée Falsificateurs de l’Histoire où il déclarait, bien sûr, que le protocole secret était un faux capitaliste, tout en critiquant la perfidie de l’Occident incapable de stopper Hitler en son temps. Il y donnait également une nouvelle interprétation de l’alliance avec Hitler, en cherchant à la dépeindre comme un coup de maître défensif visant à retarder l’inévitable plutôt comme une collaboration cynique.

Le déni soviétique du protocole secret – le document le plus incriminant des négociations entourant le pacte – s’est avéré remarquablement durable. Vers la fin de sa vie, en 1983, Molotov a été interrogé par un journaliste sur l’existence du protocole secret. Sa réponse était sans équivoque. « Les rumeurs à ce sujet avaient été conçues pour nuire à l’URSS », a-t-il déclaré. « Il n’y avait pas de protocole secret ». Moins d’une décennie plus tard, face aux protestations populaires généralisées dans les États baltes, Gorbatchev sortira des archives soviétiques le texte du document – signé par Molotov – et le fera publier.

Le bref printemps de la Glasnost – ou « ouverture » – sous Gorbatchev et Eltsine a cédé la place à une nouvelle culture du secret et des dénégations obstinées. Les archives, brièvement ouvertes aux chercheurs du monde entier, ont été fermées à tous sauf aux commentateurs les plus loyaux et les plus fiables. La mémoire de la Seconde Guerre mondiale est devenue avec le temps l’une des pierres angulaires du poutinisme ; un culte du souvenir larmoyant fabriqué de toutes pièces qui a pris progressivement la place de la prospérité et de la stabilité tant promises.

Sous Poutine, cependant, le récit n’est pas seulement une reprise de l’histoire soviétique de la guerre ; le pacte soviéto-nazi, par exemple, a été rebaptisé comme une démonstration de la force du Kremlin et un avertissement implicite aux voisins de la Russie. Lorsque, en 2019, Moscou a publié une mine de documents d’archives relatifs au pacte, le message sous-jacent était clair : la même logique brutale qui l’avait motivé – la logique des « sphères d’influence » et du droit darwinien du plus fort – retrouvait sa place au Kremlin.

Dans ces circonstances – face à un Occident désintéressé et une Russie menteuse et revancharde – il est facile de voir à quel point toute évaluation honnête du pacte germano-soviétique est très difficile à réaliser. Pourtant, notre devoir est de l’évaluer honnêtement, ne serait-ce que pour des raisons d’exactitude historique. Le pacte Hitler-Staline est l’un des traités les plus importants de la Seconde Guerre mondiale. On oublie le lien, peut-être, mais en isolant la Pologne entre ses deux voisins malveillants et en sabotant les efforts plutôt chaotiques des puissances occidentales pour contrecarrer Hitler, le pacte a conduit directement au déclenchement de la guerre.

L’impact de la relation de grande puissance que le pacte a forgée a été tout aussi important. La Pologne a été envahie et partagée entre Moscou et Berlin. La Finlande a également été envahie par l’Armée rouge et forcée de céder ses territoires. Et, avec la connivence d’Hitler, les États baltes indépendants ont été annexés par Staline, tout comme la province roumaine de Bessarabie, et leurs populations courageuses et dissidentes vouées à être déportées vers les horreurs du goulag. Le pacte soviéto-nazi n’est donc pas une préoccupation minime, pas un sujet d’importance purement locale. Selon une estimation prudente, il a en fait impacté directement la vie de quelque 50 millions de personnes.

Il est donc clair que le pacte fait partie des événements qui doivent être commémorés et dont il faut se souvenir. Ce que font d’ailleurs depuis longtemps ceux qu’il a le plus directement touchés. À la fin des années 1980, les réfugiés baltes et d’Europe de l’Est du communisme en Occident ont établi la « Journée du ruban noir » –  le 23 août – comme point central des manifestations antisoviétiques. Peu de temps après, le 23 août 1989, les habitants des États baltes ont protesté contre leur annexion par l’URSS – facilitée par le pacte soviéto-nazi – dans une manifestation de masse le long de la Voie balte – une chaîne humaine forte de 2 millions de personnes sur plus de 600 kilomètres à travers les trois républiques.

En 2009, ces initiatives populaires ont trouvé un écho officiel sous forme de résolution déposée au Parlement européen, dans laquelle on proposait d’instaurer le 23 août une « Journée européenne de commémoration des victimes du stalinisme et du nazisme ». La résolution a été adoptée avec quelques voix contre des eurodéputés communistes, dont l’un a qualifié la juxtaposition des régimes nazi et soviétique d’ « indescriptiblement vulgaire ».

La Russie, naturellement, a également crié au scandale. Son président de l’époque, Dmitri Medvedev, a répliqué en créant une « Commission présidentielle pour contrer les tentatives de falsification de l’histoire » – un écho délibéré à la tentative antérieure de Staline d’étouffer la vérité sur le pacte. Selon le nouveau décret, toute personne déviant de la nouvelle ligne strictement élogieuse sur la performance soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale est passible d’une amende ou d’une peine d’emprisonnement de cinq ans. Tout cela ne fait rappeler qu’une vieille blague soviétique : « L’avenir ne fait aucun doute, c’est le passé qui est imprévisible ».

Aujourd’hui, depuis 2014, le Réseau européen Mémoire et Solidarité (REMS) – une initiative gouvernementale internationale visant à promouvoir l’étude de l’histoire européenne du XXe siècle –  a relevé le défi de commémorer le pacte entre l’Allemagne nazie et la Russie soviétique à travers sa campagne éducative intitulée Souvenez-vous : le 23 août. Ses initiatives, qui vont de la distribution de badges à épingles à la production de courts métrages pour mettre en lumière le destin des victimes des régimes totalitaires, visent à diffuser des connaissances libres de mensonges et de désinformation, et à provoquer une discussion honnête.

Certains pourraient imaginer qu’avec la récente agression russe de l’Ukraine qui plonge une fois de plus le continent européen dans la guerre, le débat sur les subtilités de l’histoire du XXe siècle sont en quelque sorte un luxe qu’on ne peut pas se permettre. Je dirais pourtant le contraire. L’invasion brutale et non provoquée de son voisin par la Russie n’est que le dernier épisode d’un continuum sanglant ; une nouvelle infraction dans un long catalogue de crimes – remontant au pacte soviéto-nazi et au-delà – qui trahit l’état d’esprit de suspicion, de paranoïa et d’agression nue qui a longtemps guidé la vision du monde du Kremlin. Il est maintenant temps que les écailles nous tombent des yeux. Nous devons enfin percevoir – en technicolor sanglant – la nature réellement vicieuse du voisin oriental de l’Europe et redoubler d’efforts pour étudier et diffuser les chapitres les plus sombres de son histoire. Dans cette entreprise, le 23 août peut et doit jouer un rôle central et déterminant.

Roger Moorhouse

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 22/08/2022