
Il suffit d’arrêter de nourrir le dragon
En 2005, j’ai été stupéfait d’entendre un intervenant de la rédaction de la BBC dire que cela faisait soixante ans qu’avait fini la Seconde guerre mondiale dont le début, en 1941, fut l’agression de l’URSS par le IIIe Reich. C’était comme si ces deux États n’avaient jamais signé l’alliance dont l’issue furent l’invasion de la Pologne et son démembrement, l’invasion de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Bessarabie roumaine et leur annexion ; donc, comme si, à partir de 1939, n’avait pas eu lieu une guerre dans laquelle les armées allemande et soviétique tuaient des gens – écrit prof. Wojciech ROSZKOWSKI
J’ai eu la même stupéfaction de découvrir le titre « Nous marchons vers la guerre comme des somnambules » d’une tribune d’Henri Guaino, après tout un ancien conseiller du président Nicolas Sarkozy. L’auteur du texte n’a-t-il pas remarqué qu’une guerre authentique est en cours en Ukraine, que des civils meurent et que l’agresseur russe commet des crimes ? Et qui sont ces « somnambules » ? Les agresseurs russes, les Ukrainiens tombant sous les bombes, les Polonais, les Slovaques, les Hongrois et les Roumains qui viennent en aide aux réfugiés ukrainiens, ou peut-être les membres de l’Otan qui prêtent la main forte à l’armée ukrainienne, à l’exception de certains Allemands, Français et de l’ancien Premier ministre italien, Silvio Berlusconi ?
Avoir trouvé des analogies avec 1914 témoigne d’une légèreté dans la compréhension de l’histoire. En 1914, toutes les puissances étaient en fait prêtes à se prendre réciproquement à la gorge – et elles ont fini par le faire. Aujourd’hui, nous avons affaire à une nouvelle agression d’une puissance qui viole la souveraineté de son voisin, une puissance qui lui refuse son droit d’exister. Une nouvelle agression, car cela a commencé en 2014 par des protestations de masse des Ukrainiens, qui défendaient le droit de choisir leur propre voie politique, et par l’annexion de territoires ukrainiens en dépit des garanties internationales de 1994. Dans ce qui se passe aujourd’hui, on trouve des analogies plutôt à 1939, quand la politique de l’appeasement a fait naître chez Hitler la conviction que tout lui serait permis, même incendier le monde avec l’aide de Staline.
Car l’appeasement, il y en a bien eu : à quoi d’autre comparer le plan allemand de se soumettre l’Europe de l’Est à l’aide des livraisons de gaz russe, synonyme d’un gigantesque coup de pouce financier à l’économie russe, ou les livraisons françaises à la Russie d’équipements militaires qui ont renforcé le potentiel de son armée ?
Henri Guaino prétend que « L’Occident s’est convaincu que si la Russie gagnait en Ukraine, elle n’aurait plus de limite dans sa volonté de domination. À l’inverse, la Russie s’est convaincue que si l’Occident faisait basculer l’Ukraine dans son camp, ce serait lui qui ne contiendrait plus son ambition hégémonique », mais sans nous préciser comment il comprend la Russie : comme un partenaire normal des relations internationales ou comme un empire qui veut vivre au détriment de la vie des autres. La suite de son raisonnement suggère qu’il partage l’avis de ceux qui considèrent que la Russie a le droit de repousser ses frontières là où elle le voudra. Ces derniers temps, l’Occident, mu certainement par son « ambition hégémonique », promet que celle-ci ne concernera pas les Estoniens, les Lettons, les Lituaniens, les Polonais – ou, le plus récemment, les Ukrainiens.
Henri Guaino voudrait-il que l’Otan, lui aussi, abandonne ces ambitions ? J’espère qu’il ne parle pas au nom des autorités françaises, et encore moins au nom du commandement de l’Otan, car cela signifierait la fin de l’indépendance de ces nations.
Il semble affecté par le sentiment russe d’acculement. Cet argument est systématiquement repris par la propagande russe, sans qu’on sache vraiment quelle menace peut représenter pour la grande Russie la petite Estonie ou même la Pologne et l’Ukraine, voire tous ces pays pris ensemble. Il suffit de jeter un œil sur la carte de l’Europe. D’ailleurs, les Russes se sentaient toujours acculés, même quand ils campaient sur les rives de l’Elbe. Sans doute se sentiraient-ils ainsi à Paris.
« Cette Russie-là, note-t-il, ne voit peut-être pas la guerre en Ukraine comme une guerre d’invasion mais comme une guerre de sécession. Sécession du berceau du monde russe […] » C’est ce qu’on croit au Kremlin, sans savoir que le berceau du monde russe ne fut pas à Kiev mais à Moscou, qui s’usurpa le droit de succession après le baptême de la Rus de Kiev. En tant que Polonais, je ne supporte pas qu’on mette sur un pied d’égalité l’appartenance de la Rus à la Première République polonaise avec l’action de l’armée d’Hitler. Offenser les Polonais n’est pas la meilleure méthode de bâtir l’unité de l’Europe.
À mon sens, la métaphore de la Russie acculée ne fonctionne pas du tout. Ce sont plutôt les Ukrainiens qui sont acculés et qui meurent parce qu’ils ne veulent pas être des Russes. Ne devraient-ils pas par hasard profiter de l’occasion pour se taire et accepter sereinement leur sort ? Monsieur Guaino a de la pitié pour les Russes acculés, alors que ce sont eux qui ont piétiné les frontières ukrainiennes, et nous vante la résilience du brave peuple russe face à l’agression de l’Occident.
L’auteur semble tout confondre. Est-ce l’Ukraine qui a attaqué la Russie ? Les corps des civils massacrés par les Russes à Boutcha ou Irpin sont-ils la trace de cette résilience ?
Henri Guaino s’inquiète pour le sort d’un monde dans lequel la Russie « sera chassée de toutes les instances internationales ». Ne faudrait-il pas être plus inquiet de la situation où un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU va jusqu’à perpétrer, aux yeux du monde, un génocide ? Et le fragment où il suggère que mettre face à face le bien et le mal signifie le retour à l’esprit des croisades m’a complètement désarmé.
L’image des croisades revient dans l’argumentaire de certains auteurs comme le boomerang des adeptes du relativisme moral. D’abord, la lutte entre le bien et le mal était-elle la véritable motivation des croisades ? Je crois qu’Henri Guaino en douterait fort. Et puis, si on ne peut pas invoquer les critères moraux pour qualifier l’agression russe en Ukraine, lesquels seraient plus adéquats ? Financiers, de race, de rapport de force ? J’aimerais bien connaître sa réponse.
L’auteur de la tribune n’a sans doute pas entendu Poutine clamer haut et fort : « Les Ukrainiens sont des nazis et il faut les éliminer ». En Pologne, ces mots nous ont fait froid dans le dos, mais ils ne sont pas visiblement parvenus jusqu’en France – oui, Paris est assez loin de Moscou et Kiev. Guaino propose d’arrêter cette folie. Très bien. Mais il ne dit pas comment. La bonne parole d’Emmanuel Macron n’a pas suffi. La voix d’une France fière d’elle-même, à laquelle l’auteur fait référence, n’a pas fonctionné, tout comme elle n’a pas fonctionné en septembre 1939. Citer une opinion d’Henry Kissinger ne suffit pas non plus. Au nom de la paix mondiale, l’Ukraine devrait être un jour un pont entre la Russie et l’Occident – mais la Russie n’est-elle justement pas en train de détruire ce pont ? À quoi peuvent servir toutes ces paroles lissent qui sonnent creux ?
L’exemple du commandant de la Résistance qui a sacrifié l’un de ses hommes pour sauver tout un village est encore plus raté. D’abord, l’Ukraine est un village plutôt grand – plus de 40 millions d’habitants. Et puis, les Ukrainiens se défendent corps et âme et n’attendent que compréhension et soutien. Ils ne veulent certainement pas continuer à s’exposer aux coups de l’ennemi.
Dans le mot de la fin, Henri Guaino nous sert une question censée toucher nos consciences : « que répondrons-nous aux regards qui nous imploreront d’arrêter le malheur ? » Mais qui sont ces « nous », l’auteur ne le dit pas. Que chacun parle donc pour lui-même. Il ne dit pas non plus qui sont ceux qui imploreront. Pour le moment, ce sont les Ukrainiens. Je crois qu’il sera plus facile de les regarder dans les yeux quand nous les auront aidés, et non pas quand nous les auront laissés au bon vouloir d’un barbare.
Henri Guaino étale l’argumentaire russe justifiant l’agression, sans dire mot du discours raciste de Poutine, où il a tout simplement refusé aux Ukrainiens leur droit d’exister.
.Pourquoi donc Henri Guaino partage-t-il le point de vue russe ? La guerre est une chose horrible. Là, je suis d’accord avec lui. Sauf que, quand une guerre éclate, nos plans, nos espoirs et nos calculs dévoilent leur vraie signification. Surtout quand il est évident qui sont l’agresseur et la victime. Si la victime résiste, à quoi bon en appeler à la capitulation ? Surtout assis dans son fauteuil, quelque part en France, à trois mille kilomètres du front. Par peur de voir le dragon atteindre Paris ? Si oui, pourquoi l’avoir amadoué ? Personne n’attend de vous que vous mouriez pour Dantzig ou même pour Kiev. Mais il suffit d’arrêter de nourrir le dragon.
Wojciech Roszkowski