
Les faibles doivent perdre
Henri Guaino en appelle à notre bon sens. Il refuse de fantasmer sur le bien et le mal, et va jusqu’à affirmer que si on voulait introduire de telles catégories dans le débat, autant accepter le retour du climat des croisades. Quant aux concessions vis-à-vis de la Russie, il soutient que ce serait « se plier à la loi du plus fort », en soulignant néanmoins que derrière cette « soumission » se cache la stabilité du continent européen.
.On peut sauver plus de gens en courbant l’échine devant Poutine qu’en livrant une bataille acharnée contre un ennemi dont la force est de loin supérieure à la nôtre. En d’autres termes, la plus profonde motivation des concessions n’est pas de « se plier à la loi du plus fort », mais le désir noble, quoique douloureux, de prendre soin de l’ensemble de l’Europe, de ces centaines de milliers d’Européens qui seraient tous morts, si la guerre contre la Russie se transformait en Troisième guerre mondiale. Tout ce que veut monsieur Guaino, c’est donc sauver le village Europe. Quelle autre motivation pourrait-on lui reprocher ?
Et pourtant, j’oserais demander à Henri Guaino s’il lancerait le même appel si la France se trouvait géographiquement à l’endroit de la Pologne et de l’Ukraine et qu’elles prennent l’espace géographique occupé par la France. Un appel au bon sens, le refus d’un retour au climat des croisades, une lutte noble afin de prévenir l’éclatement d’une Troisième guerre mondiale le motiveraient-ils aussi fortement ?
En fait, depuis plusieurs siècles déjà, et certainement depuis le temps où la puissance de la Russie a atteint les niveaux qui lui ont permis de menacer non seulement ses voisins, mais la planète dans son ensemble, on peut observer que les États occidentaux, séparés de la Russie par une zone tampon constituée des nations non-germaniques d’Europe centrale et orientale, ont été, et le sont toujours, conscients que la Russie ne les menace pas directement.
Entretenir des relations amicales avec une France ou une Italie indépendante a été, et l’est toujours, favorable à la Russie. Peu importe si l’Europe centrale et orientale non-germanique se compose d’États souverains ou qu’elle subisse le joug colonial de la Russie, ces deux pays se sentent en sécurité. On peut risquer la thèse que pour les pays d’Europe occidentale, il serait plus commode que les nations installées entre l’Allemagne et la Russie soient gardées sous tutelle, car cela se traduirait par une plus grande stabilité de leur partie du continent. Cette attitude a été particulièrement bien visible dans les années 1980, lorsque le syndicat polonais Solidarité luttait pour la survie et une Pologne libre.
À mon avis, dans la tribune d’Henri Guaino, derrière la façade du bon sens et de l’inquiétude pour la stabilité en Europe, se cache un égoïsme national potentiellement non moins brutal dans sa permissivité vis-à-vis des lubies de la Russie que ce que la Russie ose faire aujourd’hui en Ukraine.
.Il serait plus honnête pour Henri Guaino de dire : « Écouter, cela ne regarde pas la France, dans l’intérêt de la France les relations avec la Russie doivent être les meilleures possibles, nous en obtenons des matières premières et de l’argent, et le fait que l’Est européen en paye le prix, comme d’habitude, n’est pas notre problème. Les faibles doivent perdre. Nous leur servirons du thé et des biscuits, en disant que nous sommes désolés et que nous comprenons parfaitement leur souffrance ».
Ewa Thompson