Une Constitution de la liberté polonaise
Chaque 3 mai les Polonais célèbrent l’anniversaire de l’adoption en Pologne en 1791 d’une première constitution en Europe et seconde dans le monde.
.La rue Świętojańska dans la vieille ville de Varsovie est remplie d’une foule enthousiaste. Devant nous, tout un échantillon de la société polonaise de l’époque : aristocrates, membres du clergé, citadins, paysans, représentants de la minorité juive. Les personnages historiques ne manquent pas, avec le roi Stanislas II Auguste à la barre. Cependant, même avec le manteau de couronnement caractéristique sur ses épaules, le monarque s’efface quelque peu dans le groupe de personnes réunies au pied de la collégiale Saint-Jean. Celui qui capte toute notre attention est le maréchal de la Diète, Stanisław Małachowski, porté par deux députés sur leurs épaules. Il tient haut un document. Un œil exercé remarquera l’inscription sur la page de titre : « Constitution du 3 mai 1791 ».
Cet événement solennel de la fin du XVIIIe siècle a été recréé cent ans plus tard par un peintre d’exception, Jan Matejko. Il n’avait aucun doute qu’il commémorait l’un des moments les plus importants de la longue histoire de la Pologne. Cela reste évident aujourd’hui aussi pour nous, alors que nous célébrons, le 3 mai, l’anniversaire de l’adoption de cette constitution, première en Europe et seconde dans le monde.
Temps de faiblesse, temps d’espérance.
.La République de Pologne entrait dans la dernière décennie du XVIIIe siècle comme l’un des plus grands pays du Vieux Continent, avec une superficie dépassant un demi-million de km2. Personne qui connaissait la politique ne pouvait pourtant douter que les choses allaient mal. Le pays qui, il y encore deux siècles, avait connu son âge d’or, n’arrivait toujours pas à se remettre des nombreuses guerres. Le trésor était vide et l’armée bien inférieure aux troupes de ses voisins : la Russie, la Prusse et l’Autriche. La bourgeoisie était faible, une grande partie de la noblesse appauvrie et les serfs ne se sentaient pas liés à l’État. Le roi régnait, mais son pouvoir avait, depuis longtemps, été réduit. Les cartes étaient distribuées par des magnats influents – les oligarques de l’époque – largement réticents aux réformes. Pour garantir leurs intérêts particuliers, certains d’entre eux étaient prêts à demander l’aide des pays voisins qui ont volontairement profité de la faiblesse de la Pologne, en s’immisçant dans les affaires intérieures polonaises pour se partager, en 1772, une partie des terres du pays. La République de Pologne tronquée devenait de plus en plus dépendante de la Russie.
Cependant, tout n’allait pas dans la mauvaise direction. Dès les années 1860, le roi Stanislas avait lancé des réformes ambitieuses : de l’éducation, en passant par le renforcement de la position des villes, à la politique monétaire. En 1788, après la convocation de la Diète – qu’on appelle désormais Grand Diète ou Diète de Quatre Ans – les changements se sont accélérés. Les députés ont abandonné le protectorat russe, introduit un impôt sur le revenu et décidé de rebâtir le potentiel militaire. Le point culminant des réformes a été l’adoption de la Constitution du 3 mai, officiellement appelée Loi sur le gouvernement.
Dieu, Nation, Liberté.
.« Au nom de Dieu, seul en Trinité » – tels sont les premiers mots du préambule de ce document historique. La constitution reconnaissait le catholicisme romain comme religion dominante, mais en même temps – conformément à la tradition séculaire de tolérance religieuse polonaise – elle parlait directement de la liberté de toutes les autres religions.
Les mots « libre » et « liberté » apparaissent dans ce texte pourtant court 25 fois. Il y est question de « liberté personnelle » et de « liberté citoyenne », mais aussi de la « nation polonaise libre » ayant le pouvoir législateur, libre de toute « injonction étrangère honteuse ». On y trouve la noblesse libre, les villes libres et les paysans pris sous protection de la loi et du gouvernement – un premier pas vers l’abolition de leur asservissement. « La pleine liberté » était garantie à tous les nouveaux venus en Pologne et à tous ceux qui y revenaient de l’étranger. La liberté – depuis des siècles une composante importante de l’ADN polonais – est omniprésente dans la Constitution du 3 mai.
Le même esprit de liberté inspirait les colons européens en Amérique quand ils avaient défié avec succès les Britanniques pour leur indépendance peu de temps auparavant. La Constitution américaine a quatre ans de plus que la constitution polonaise, et les fameux amendements – connus sous le nom de Bill of Rights – ne sont entrés en vigueur qu’en décembre 1791.
La liberté inspirait également la Révolution française à la même époque. En France, cependant, les grands idéaux se mêlaient à la terreur. C’est ce que remarquait le quotidien britannique The Times qui, dans un article du 9 mai 1791, parlait des « démocrates despotiques » français. Le journal opposait leur révolution sanglante à la révolution polonaise : rationnelle, libérale et sans recours à la cruauté. L’éminent philosophe Edmund Burke a écrit avec le même enthousiasme à propos de la Constitution du 3 mai : « Personne n’a subi de perte ou n’a été humilié. Tout le monde, du roi au simple ouvrier, a amélioré sa condition. »
La constitution était un document tout à fait moderne. Elle optait pour la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu, faisait des députés des représentants de toute la nation et rompait avec le principe, anarchique, du liberum veto au profit du vote majoritaire. Cela a donné un véritable espoir que la République de Pologne pouvait encore être sauvée de l’effondrement et conduite à une nouvelle gloire.
Un choix de tous les jours.
.Malheureusement, ces espoirs ont été rapidement déçus. Un an après la promulgation de la constitution, presque 100 000 soldats russes sont entrés en Pologne. En 1793, la Russie et la Prusse ont de nouveau arraché à la République une grande partie de ses terres. La Diète, sous le contrôle de Pétersbourg, a abrogé la constitution. La dernière tentative pour sauver le pays fut l’insurrection de 1794. Les troupes commandées par Tadeusz Kościuszko – héros de la lutte pour l’indépendance des États-Unis – n’ont cependant pas été en mesure de résister à l’écrasante force ennemie. Après la prise de Prague – la rive droite de Varsovie – les soldats russes ont massacré la population civile. Des scènes dramatiques, immortalisées dans des récits et des peintures, évoquent irrésistiblement les crimes de la Fédération de Russie en Ukraine : à Borodzianka, Boutcha, Marioupol et dans tant d’autres endroits.
Si, en 1795, la Pologne a disparu des cartes de l’Europe, le souvenir de la Constitution du 3 mai a survécu. À l’époque de la captivité tout au long du XIXe siècle, puis durant la Seconde Guerre mondiale et le régime communiste, les célébrations officielles de son anniversaire n’avaient aucune chance de se tenir. Dès que nous avons recouvré la souveraineté, le 3 mai est devenu une fête nationale. Ce fut le cas en 1919, après la Première Guerre mondiale, et en 1990, après la chute du système communiste.
Lorsque, l’année dernière, nous célébrions le 230e anniversaire de l’adoption de la première constitution européenne, les présidents de plusieurs pays de la région ont visité le château royal de Varsovie. Parmi eux se trouvait le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, qui a signé la déclaration commune des chefs d’État. « Nous voulons – déclaraient les signataires – que l’Europe se construise sur un socle de valeurs et de principes fondamentaux tels que la liberté, la souveraineté, l’intégrité territoriale, la démocratie, l’État de droit, l’égalité et la solidarité. »
.La liberté et la souveraineté ne sont pas données une fois pour toutes – il faut être prêt à se battre pour elles chaque jour. Cela a été douloureusement démontré par la courte vie de la Constitution du 3 mai. C’est également vrai aujourd’hui, alors que l’Ukraine se défend contre l’invasion russe.
Karol Nawrocki
Texte co-publié avec le mensuel polonais „Wszystko Co Najważniejsze” dans le cadre d’un projet réalisé avec Narodowy Bank Polski (la banque centrale polonaise NBP) et l’Institut de la mémoire nationale (IPN).