Les Polonais, les Ukrainiens, les Lituaniens, les Biélorusses ne courbent pas l’échine
En 2023, nous commémorons le 160e anniversaire de l’insurrection de janvier. Malgré l’écoulement du temps, l’écho de cette révolte ne cesse de raisonner dans le débat public. En Europe centrale, elle remet au goût du jour le dilemme, profond et pertinent – « se battre (pour la liberté de son pays) ou ne pas se battre ? ».
.Il est impossible de saisir le sens profond et la portée de l’acte des insurgés de 1863–1864 sans regarder le contexte historique de toute la région d’Europe centrale – des territoires de la Pologne, de l’Ukraine, de la Lituanie et du Bélarus d’aujourd’hui.
L’aspect dominant, dans la perspective de plus de trois siècles d’existence de la République des Deux Nations érigée par environ dix générations de ses habitants, reste la tradition de liberté et de citoyenneté façonnée par plus de deux cents Diètes et des milliers de diétines. L’enracinement profond de cette tradition faisait que les gens puisant dans l’héritage spirituel de l’État polono-lituanien et formés par les récits de leurs ancêtres ne pouvaient que refuser de vivre l’échine courbée.
Par le passé, les nations de la Pologne, de l’Ukraine, de la Lituanie et du Bélarus d’aujourd’hui choisissaient elles-mêmes leurs monarques et possédaient la liberté personnelle et matérielle les préservant de la violence de l’État. La vie politique de la République se fondait en effet sur la devise Nihil novi sine communi consensu (« rien de nouveau sans le consentement de tous »), dont puisait tant l’esprit de liberté qui se manifestait par le refus de tout mode de vie non désiré imposé de l’extérieur, que le désir d’indépendance et de lutte, si nécessaire, pour ce qui était le plus précieux : la dignité et la liberté.
Parallèlement au souvenir de la République, persiste aussi l’héritage de la tradition de soulèvements contre les occupants au XVIIIe siècle. Sa source est à chercher dans une confédération de 1733 (appelée « confédération de Dzików ») – le premier soulèvement contre l’oppression des puissances qui avaient privé d’indépendance la Pologne dans ces frontières de l’époque. Cela fut clair en 1733, quand des troupes de la Russie pénétrèrent sur le territoire de la République pour y imposer un monarque perçu favorablement par l’impératrice de Russie et l’empereur autrichien, tout en empêchant celui qui avait été élu par les citoyens de prendre le pouvoir. Le soulèvement fut la réaction à cet événement. L’acte suivant de la lutte armée contre le pouvoir imposé de l’extérieur fut la confédération de Bar (1768–1772), convoquée en réaction à l’humiliation des sénateurs de la République orchestrée par l’ambassadeur russe qui donna l’ordre d’en enlever quelques-uns et de les déporter au fond de la Russie. Puis vinrent l’insurrection de Kościuszko (1794), le soulèvement de la Grande-Pologne (1806) qui accéléra l’avènement du Duché de Varsovie (1807), et l’insurrection de novembre (1830–1831). Suivirent des révoltes dont la visibilité est moins grande aujourd’hui : le soulèvement de Cracovie (1864) et tout un ensemble de rébellions du temps du Printemps des peuples (1846).
En tout, en 130 ans (de 1733 à 1863) les territoires polonais furent secoués par de cinq à dix soulèvements – en fonction de critères adoptés. Cela signifie que dans un très grand nombre de familles nobiliaires et dans plus d’une famille bourgeoise, et parfois même dans les familles paysannes, demeurèrent très vifs aussi bien le souvenir de la nécessité de lutter pour la dignité, même si cette lutte était en apparence impossible à gagner, que la conviction que courber humblement l’échine défigurait la nature humaine et exigeait de l’homme de tenter de se relever.
Le moment choisi pour l’insurrection – janvier 1863 – était lié à une levée de masse (branka) ordonnée par les autorités russes. La branka fut la réponse au mouvement indépendantiste en plein essor, qui comptait désormais environ 20 000 jeunes patriotes polonais. Entre l’insurrection de novembre et celle de janvier, en 1832–1855, les autorités russes dépouillèrent le Royaume de Pologne – une minuscule entité de 4–5 millions d’habitants – de 200 000 recrues, dont 175 000 disparurent pour toujours au fond de l’empire russe. Une petite terre au bord de la Vistule perdit 175 000 hommes uniquement parce qu’ils combattirent de force au nom de l’empire russe ! La réaction des insurgés était l’expression de leur désaccord envers l’envoi de la jeunesse locale dans le Caucase ou au Kazakhstan pour s’y battre à la gloire de l’empereur russe. L’insurrection ne pouvait donc plus attendre.
Son éclatement conduisit à une crise diplomatique sur la scène politique européenne. Le rapprochement de la Prusse et de la Russie, en réponse à l’insurrection, provoqua une réaction du côté français, britannique et autrichien. En mai 1863, la possibilité d’une guerre impliquant la Russie et les puissances occidentale était envisagée. Quand on dit que l’insurrection n’avait aucune chance de réussir, on oublie ce fait. En réalité, aucun soulèvement n’avait été jusque-là aussi près de provoquer une guerre européenne, dans laquelle la partie polonaise aurait eu toutes les chances d’obtenir de l’aide de la part des pays occidentaux.
On oublie souvent que c’était à cette époque-là, à la suite de l’insurrection de janvier, que la Russie perdit l’Alaska. La menace d’une guerre avec la Grande-Bretagne et la France multiplia les coûts de service de sa dette; ceci, accouplé aux dépenses liées à la pacification de l’insurrection de janvier, fit vider les caisses de son trésor. Le ministre des finances supplia le tsar de vendre l’Alaska pour lever des fonds nécessaires – quelques 7 millions de dollars dérisoires – pour écarter le spectre de la faillite. Ce fut une conséquence indirecte de l’insurrection de janvier et à ce titre mérite d’être ici rappelé.
Il faut souligner aussi que l’insurrection de janvier avait un caractère supranational. Le symbole de cette insurrection étant le dernier soulèvement des nations de la Ière République, fut l’emblème tripartite réunissant l’Aigle, le Pahonie et l’effigie de l’archange Michel – le symbole de Kiev et de l’Ukraine, où les combats, quoique moins vigoureux, eurent aussi lieu. En Lituanie, par contre, l’insurrection fut immense et engagea presque uniquement les paysans, qui se révoltèrent contre le même occupant que la noblesse polonaise. La Russie avait privé les Lituaniens non seulement de la liberté politique, mais aussi de la liberté de culte. Avant, entre autres lors de l’insurrection de Kościuszko ou celle de novembre, c’était la noblesse d’origine lituanienne, souvent polonophone, qui se joignait aux Polonais pour combattre l’ennemi commun. Tout cela était la preuve qu’avant 1863 la République n’avait pas cessé de constituer une unité. En 2023, nous pouvons dire que dans la sphère spirituelle, elle l’est toujours, et c’est l’Ukraine qui en témoigne.
Si on prend en compte tant le facteur psychologique – l’héritage spirituel de la Ière République et la tradition de la lutte pour la liberté, les deux présents dans la conscience des insurgés de janvier – que le climat politique encourant la décision d’organiser l’insurrection, le constat souvent repris comme quoi l’esprit romantique polonais serait l’antithèse de la raison n’est plus défendable. Ce parti pris s’enracine dans la propagande du temps des Lumières visant la République de Pologne ; elle s’accentua surtout au moment où l’État polono-lituanien commençait à se relever de son déclin et que la Grande Diète élaborait la réforme législative qui allait amener la promulgation de la Constitution du 3 mai.
Depuis l’annonce, en 1764, d’un programme de réformes par le roi Stanislas Auguste Poniatowski, s’amplifia la propagande financée, d’un côté, par l’impératrice Catherine II et, de l’autre, par Frédéric II, qui de concert passèrent des commandes auprès des plus grands esprits et des meilleures plumes des Lumières françaises et allemandes, avec Voltaire à leur tête. L’avalanche de textes ainsi rédigés qui calomniaient la Pologne assit des stéréotypes nocifs. L’un deux était la conviction que les Polonais sont des gens fous et romantiques qui tirent des plans sur la comète. À cela s’ajoutait la propagande prussienne visant l’insurrection de Kościuszko qui la présentait comme un geste romantique apportant une fin tragique pour la République. C’était à cette époque que fut popularisée l’image de Kościuszko qui tombe, en prononçant soi-disant « Finis Poloniae ! » – la « Fin de la Pologne ! ».
Nous ne devrions pas oublier que les soulèvements ne sont pas une spécialité uniquement polonaise. Nous pouvons les retrouver en tant que part importante de la tradition irlandaise, mais ils font partie intégrante aussi de l’identité de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Espagne, de la Hongrie, de la Russie. Cette dernière possède dans son histoire des soulèvements gagnés et perdus. Ce qui décide de la particularité polonaise – tout en soulevant des suspicions de romantisme – c’est le fait que les soulèvement polonais devaient affronter non pas un adversaire, comme dans le cas de l’Irlande ou de la Hongrie, mais trois à la fois.
Trois puissances continentales – la Russie, la Prusse et l’Autriche – avaient dépiécé la Pologne entre 1772 et 1795. L’importance de la question polonaise réside dans le fait qu’elle touchait ces trois plus grandes puissances à la fois, ce qui faisait d’elle une question de grande importance et rendait notre lutte pour l’indépendance singulièrement difficile. Cela faisait aussi que chaque tentative de reprendre les armes pour un objectif qui était rationnel semblait une folie. La difficulté de la tâche venait de la force des adversaires qui s’employaient à ne pas laisser la Pologne l’emporter. Puisque nous vivons aujourd’hui dans un pays libre, nous avons là la preuve que les soulèvements n’ont pas été vains.
.Si nos ancêtres ne s’étaient pas obstinés à clamer haut et fort que la Pologne n’était pas morte, qu’elle existait sans jamais avoir accepté le verdict des puissances, nous n’aurions pas recouvré l’indépendance en 1918. Réclamer sans cesse la liberté fait partie intégrante de notre identité. Il est clair qu’après la Première Guerre mondiale, la carte géopolitique changea. En 1918, la Pologne ne fut pas la seule à renaître : une rangée de pays – plus petits, plus faibles, à première vue condamnés à la non-existence face aux intérêts des empires – vit le jour. Que des pays comme l’Ukraine, la Lituanie, la Slovaquie ou même la République tchèque existent, est, dans une certaine mesure, déterminé par l’obstination polonaise à revendiquer le droit d’une nation à l’indépendance. Et c’est notre héritage précieux. Ceux, par contre, qui chérissent les empires et soutiennent que ces derniers sont les seuls à même de gouverner le monde, car ils garantissent l’ordre, ont tout le droit de blâmer les soulèvements polonais. Cela ne nous empêchera pas pour autant de rappeler leur héritage.
Andrzej Nowak