La Pologne avait raison. Aujourd'hui, vous êtes un exemple pour les autres
Vous n’avez pas cédé à la pensée de groupe, vous avez su vous adapter à temps aux changements en cours et repérer les signaux d’alerte. Voilà ce que c’est que d’être un vrai leader. C’est la raison pour laquelle la Pologne et ses dirigeants courageux constituent un exemple à suivre pour les pays d’Europe centrale et orientale.
.Dans la mythologie grecque, Cassandre était une princesse troyenne qui prédisait des catastrophes imminentes. Malheureusement, elle n’a pas été crue lorsqu’il n’était pas encore trop tard.
Les avertissements de la Pologne concernant les conséquences de la dépendance de l’Europe à l’égard du gaz russe n’ont pas non plus été crus lorsqu’il n’était pas encore trop tard. Au cours des 18 mois qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine, la Pologne a fait preuve d’une perspicacité remarquable. Heureusement, il n’est pas trop tard pour que le reste de l’Europe centrale et orientale lui emboîte le pas et change de cap. Ce défi est extrêmement important, car chaque jour où les pays européens utilisent du gaz russe signifie plus d’argent versé dans les poches de Poutine, pour financer la guerre en Ukraine.
Quelques mois avant l’invasion, des experts en énergie et des commentateurs politiques ont critiqué les dirigeants polonais pour leurs mises en garde contre le gaz russe. Un expert influent a écrit qu’ « il est absurde de s’opposer à Nord Stream 2 » et qu’ « il est difficile d’accepter l’idée que les intérêts de l’Ukraine ou de la Pologne, dont les politiques sont de plus en plus nationalistes, doivent primer sur ceux de l’Allemagne ». « Sans le leadership de l’Allemagne, l’Union européenne ne sera pas en mesure de maintenir ses valeurs fondamentales, y compris la protection de l’Ukraine et de la Pologne. Cela n’a aucun sens stratégique de miner la position de l’Allemagne (…) à cause d’un gazoduc dont l’importance est exagérée ».
Mais qui avait raison ? Les dirigeants allemands favorables à la Russie, comme l’ancien chancelier Gerhard Schröder, qui siégeait au conseil d’administration de Rosneft et militait activement en faveur de Nord Stream, ont été humiliés et leurs pays paient leur trop longue dépendance au gaz russe.
Il suffit de penser au quasi-miracle économique de la Pologne. Les pays d’Europe centrale et orientale n’en sont pas tous au même stade d’abandon du gaz russe. Bien que la plupart d’entre eux aient réduit cette dépendance depuis l’invasion, beaucoup en dépendent encore trop. Dans des pays comme l’Autriche, la Hongrie et la Slovaquie, environ 60 % des approvisionnements en gaz proviennent encore de la Russie. La Pologne, quant à elle, les a presque complètement abandonnés, réduisant sa dépendance au gaz russe à près de 0 %.
La façon dont la Pologne est parvenue à ce résultat est une leçon dont on peut tirer de nombreux enseignements. Le terminal GNL de Swinoujscie, le terminal méthanier flottant de Gdansk et le projet Baltic Pipe transforment la Pologne en une plaque tournante pour les importations de GNL, notamment en provenance des États-Unis. Les investissements de transformation de ces dernières années, combinés au statut géographique de la Pologne en tant que pays de transit clé, avec des gazoducs reliant les pays voisins, signifient que le GNL remplacera bientôt le gaz russe une fois pour toutes.
Il y a une autre conclusion, la plus importante, à tirer des actions de la Pologne : l’indépendance de l’Europe vis-à-vis de l’énergie russe est un enjeu de volonté politique, et non de contraintes techniques, de limites d’approvisionnement ou de géologie ésotérique. En d’autres termes, tout dépend de la volonté des dirigeants politiques. Le virage de la Pologne vers la souveraineté gazière est dû à quelques dirigeants qui ont eu le courage de prendre des décisions impopulaires, voire controversées, qui, après un certain temps, se sont avérées justes.
L’idée de diversifier l’approvisionnement en gaz de la Pologne pour devenir indépendant du monopole russe a été avancée par feu le président Lech Kaczynski il y a plus de dix ans. L’opérateur gazier polonais Gaz-System met en œuvre cette stratégie depuis des années, concrétisant ainsi la vision du défunt président. En 2016, le terminal GNL de Świnoujście, qui porte aujourd’hui son nom, a été mis en service. Six ans plus tard, le gaz du plateau norvégien est entré dans le pays grâce au gazoduc Baltic Pipe.
Bien entendu, Gaz-System n’a pas été le seul à faire de la vision du président Lech Kaczyński une réalité. Parmi les autres dirigeants qui, malgré les critiques, ont eu le courage d’agir seuls pour la souveraineté énergétique polonaise, on peut citer le ministre Piotr Naimski et les plénipotentiaires pour les infrastructures énergétiques stratégiques qui ont poursuivi le projet – Mateusz Berger et maintenant Anna Łukaszewska-Trzeciakowska – ainsi que le PDG de Gaz-System, Marcin Chludziński. Ces dirigeants courageux ont fait adopter des projets de GNL pour remplacer le gaz russe en un temps record, prouvant ainsi que n’importe quel pays d’Europe centrale et orientale pouvait se passer du gaz russe, même si les experts en doutaient. Ces personnes ont persévéré dans leurs intentions contre vents et marées. La Pologne nous apprend ainsi que les obstacles techniques, financiers et géographiques qui entravent le remplacement du gaz russe ne sont pas aussi difficiles à surmonter que le pensent de nombreux experts, et que ce gaz peut être remplacé complètement et définitivement beaucoup plus rapidement qu’on ne le pensait. Lors du forum économique de Karpacz, j’ai prononcé un discours détaillé sur ce sujet. J’ai parlé de l’importance de la Pologne en tant que modèle pour le reste de l’Europe centrale et orientale dans la lutte contre l’hégémonie énergétique russe. En effet, il s’avère que la Russie a d’avantage besoin de l’Europe que l’Europe n’a besoin de la Russie. Après tout, à part les matières premières et l’agriculture, ce pays n’a rien d’autre. C’est comme un vieux système commercial féodal qui ne fournit que des matières premières au marché mondial. Qui, parmi ceux qui lisent ces lignes, conduit aujourd’hui une voiture russe pour se rendre au travail ? Qui utilise un smartphone russe ou tape sur un clavier d’ordinateur russe ?
Dans la pièce de Robert Bolt A man of all seasons (le titre français: Un homme pour l’éternité), il y a une phrase attribuée à Thomas More, qu’il est censé avoir prononcée juste avant sa mort : « Le caractère d’un homme est une chose aussi fragile et difficile à maintenir que l’eau enfermée dans les mains. Il suffit d’écarter les doigts, pour qu’elle soit perdue à jamais ». Je me souviens de ces mots lorsque je pense à la Pologne – à la force de caractère de votre pays, à la force de caractère du peuple polonais. Nombreux sont ceux qui, dans le monde, pourraient apprendre de vous ce qu’il faut faire pour préserver et renforcer leur caractère. Je vois ce caractère dans le développement de votre pays, dans vos bâtiments impressionnants, dans la beauté de Varsovie émergeant des ruines de la Seconde Guerre mondiale, sans parler de la beauté de vos paysages. La beauté de la Pologne est à couper le souffle. Je suis honoré d’avoir pu la voir de mes propres yeux.
À Karpacz, j’ai également soutenu que les experts en énergie se trompent dans leurs prédictions bien plus souvent qu’ils ne l’admettent. J’ai également affirmé que le cynisme de ces « experts » ne devait pas dissuader les dirigeants courageux de prendre des décisions impopulaires et de rester fidèles à leurs convictions. Le virage de la Pologne vers la souveraineté énergétique, initié par le président Kaczynski, est un exemple de ce qu’il faut faire. Si les analystes de l’énergie se sont moqués de la Pologne à l’époque, ils la félicitent aujourd’hui pour sa clairvoyance et sa prudence.
Car il faut le dire clairement : de nombreux chefs d’État et de nombreux experts dans divers domaines et secteurs de l’économie ont été trompés par la propagande russe. En vérifiant les informations que la Russie communique au Fonds monétaire international, nous nous sommes rendu compte qu’elle ne communiquait pas régulièrement des données. En creusant davantage, nous avons obtenu des données montrant que l’économie du pays était au bord de l’effondrement – le commerce de détail avait probablement chuté de plus de 60 % et la plupart des industries manufacturières, telles que l’industrie automobile, avaient chuté de plus de 90 à 95 %. Bien entendu, cela a gravement sapé les capacités de guerre de la Russie, même s’il était de toute façon de notoriété publique que les ressources énergétiques constituaient l’élément vital de l’économie russe. C’est en tout cas ce dont les experts nous ont toujours persuadés. Mais c’est là qu’il devient très clair que nombre d’entre eux se sont trompés, en évaluant mal la capacité de la Russie à influencer la situation politique à l’aide de ressources énergétiques.
Il y a deux ans encore, des analystes, des chroniqueurs et des PDG du secteur de l’énergie affirmaient que les ressources énergétiques de la Russie constituaient une source stable pour l’industrie énergétique mondiale et qu’elles étaient même cruciales pour la sécurité énergétique de l’Europe. Lorsque la Pologne s’est opposée à cette vision, mettant en garde les dirigeants mondiaux contre la dépendance à l’égard des combustibles russes, elle a été largement critiquée. « Soyons raisonnables », déclaraient-ils. « Nord Stream 1 et Nord Stream 2 sont de grands projets qui ne menacent en rien notre indépendance ». Mais la Pologne et les États baltes ne leur accordent qu’une confiance limitée. Les analystes de JP Morgan ont fait planer la crainte que si l’Europe renonçait au pétrole russe, il lui faudrait payer 400 dollars le baril. Bien entendu, cela ne s’est jamais produit, même lorsque les prix étaient très élevés.
Des experts de Yale, Harvard, Stanford, Sorbonne, Oxford et Cambridge se sont exprimés dans le même esprit. Selon eux, Poutine a su utiliser la dépendance à l’égard de ses matières premières pour faire jouer les coalitions mondiales et mener une politique efficace basée sur le principe « diviser pour mieux régner ». Toutefois, ces analystes avaient auparavant négligé un petit détail : le gaz n’est pas interchangeable. Il ne peut pas être expédié ailleurs sans une infrastructure adaptée. Le gaz est transporté par des gazoducs, et les gazoducs russes qui l’acheminent vers l’Europe ne sont pas reliés aux gazoducs qui se dirigent vers l’Asie. Poutine n’a qu’un seul gazoduc qui achemine le gaz vers l’Asie, et sa capacité de transport ne représente qu’une fraction de celle des gazoducs européens. En d’autres termes, si l’Europe abandonne les matières premières russes, elle privera la Russie d’une ressource économique importante, car cette dernière – sans gazoducs ou oléoducs, qui, après tout, ne se construisent pas du jour au lendemain – ne sera pas en mesure de les transporter vers une autre destination. L’expert qui a repéré cela était un Polonais, Michał Wyrębkowski, un analyste travaillant dans mon équipe. Il est vite apparu qu’il avait raison. Que la Pologne avait raison et que d’autres pays de la région, familiarisés avec le style d’opération russe depuis des siècles, avaient raison.
Les expertises erronées ne leur coûtent pas grand-chose. Les experts peuvent faire des prévisions sans conséquence. Comme le dit le vieil adage : « Si vous ne pouvez pas prévoir avec précision, prévoyez souvent ». Cependant, les dirigeants nationaux ne peuvent pas se permettre le même luxe que les faux experts. Ils doivent prendre des décisions et assumer la responsabilité des conséquences qui les affectent, mais aussi leurs concitoyens.
Les opinions telles que celles prônées par la Pologne avant la guerre en Ukraine ont aussi leur prix. En effet, tout le monde autour d’eux pensait le contraire, craignant le GNL et l’augmentation potentielle de son prix. Mais cette technologie est déjà vieille d’un siècle, même si elle n’a été commercialisée qu’en 2016. C’est à ce moment-là que la Pologne a commencé à investir dans cette technologie. À juste titre. Aujourd’hui, d’autres pays européens lui ont emboîté le pas et importent du GNL depuis de nombreuses directions.
Contrairement aux avis des experts et à leurs prédictions, c’est la Pologne et les États baltes qui ont à juste titre mis en garde l’Europe et le monde contre une dépendance au pétrole et au gaz russes. La Pologne avait raison, tandis que les experts avaient tort. C’est pourquoi la Pologne et ses dirigeants courageux sont un exemple à suivre pour les pays d’Europe centrale et orientale.
.Vous n’avez pas cédé à la pensée de groupe et aux médias qui répètent sans cesse les mêmes opinions, les mêmes idées. Vous avez su vous adapter à temps aux changements en cours et repérer les signaux d’alerte. C’est cela le vrai leadership.
Prof. Jeffrey Sonnenfeld
Coopération: Steven Tian