
L’Initiative des Trois Mers. Forum de l’Europe centrale pour l’unité européenne
Si l’Union européenne s’est depuis consolidée et élargie, avec l’adhésion des États situés jusqu’en 1989 derrière le Rideau de Fer, ces derniers estiment à présent qu’ils n’ont pas été suffisamment entendus par Bruxelles, dont le désintérêt pour l’Initiative est, selon les Américains, « visible » – écrit Horia-Victor LEFTER
Depuis la chute du Rideau de Fer, l’Europe centrale tente de trouver sa place dans un système est-ouest en cours de redéfinition : d’un côté, la Russie dont elle essaie de se protéger, de l’autre, l’Union européenne (UE) et l’OTAN auxquelles elle a adhéré. Après avoir posé les premiers jalons en constituant en 1991 avec la Hongrie, la Slovaquie et la Tchéquie, le Groupe de Visegrád (V3 puis V4), la Pologne, s’est alliée avec la Croatie et la Roumanie pour étendre, en 2016, ce noyau à huit autres États et former l’Initiative des Trois Mers (IdTM). Mais, dans une Europe à géométrie variable, l’Europe centrale peut-elle, à travers ce nouveau forum, faire entendre sa voix ?
Douze Etats. Reliant les mers Noire et Baltique à l’Adriatique, l’IdTM s’étend de l’Estonie à la Bulgarie, et de l’Autriche à la Roumanie, des États qui ont tous connu l’influence soviétique pendant la guerre froide. Tous sauf l’Autriche qui, d’habitude neutre puisque c’est le seul pays à n’être pas membre de l’OTAN, cherche ainsi à renouer avec les anciens territoires de l’Empire des Habsbourg. Si la Pologne, héritière de la République des Deux Nations, a les mêmes velléités, l’absence de l’Ukraine est la conséquence de l’interférence russe ayant rendu son adhésion à l’OTAN et à l’UE incertaine, puisque seuls les États membres de l’UE peuvent faire partie de l’IdTM. Depuis, Pologne et Lituanie ont formé avec l’Ukraine, en juillet dernier, le Triangle de Lublin, et elles ont aussi appelé cette dernière à coopérer avec les pays d’IdTM, Kyiv ayant fait part, en novembre 2019, de son intérêt à rejoindre l’Initiative.
Un projet ancien. Au regard de son extension, l’IdTM n’est pas sans rappeler le projet d’un Intermarium ou Międzymorze (Entre-Mers) au sein duquel Jozef Pilsudski avait cherché à fédérer, après la Première Guerre mondiale, la plupart des États issus des Empires austro-hongrois, ottoman et tsariste. Cependant, le format actuel correspond davantage à l’Europe médiane définie par Czesław Miłosz dans Une autre Europe. Bien aue l’IdTM dépasse les limites communément admises de l’Europe centrale, ces États, foyer de la culture yiddish, partagent une histoire commune, ayant été pendant des siècles sous le contrôle des trois puissances susmentionnées tout en ayant essayé de se dresser en rempart de la chrétienté contre l’expansion musulmane. Bien que la majorité des langues de cette région relève du groupe balto-slave, l’allemand fut la langue des échanges. Mais, si au XIXe siècle, le polonais fut la langue de la culture à Kyiv (Mikola Riabtchouk), les figures éminentes de la culture roumaine à la même époque, pourtant pays de langue romane, ont fait leurs études à Berlin et Vienne et été influencées par la philosophie allemande (Mihai Eminescu, dernier grand romantique de l’Europe ou, Paul Celan, le plus grand poète de langue allemande d’après-guerre).
Unité européenne. Cet espace au cœur du continent, dont le centre est à Suchowola, en Pologne, est aussi le berceau de plusieurs personnalités dont l’œuvre littéraire ou politique peut donner un nouveau souffle à l’identité et à l’unité européennes. En ce sens, Istvan Bibo, Jan Potocka, Czeslaw Milosz cherchèrent à élucider ce qu’être Européen veut dire, jusqu’à se définir soi-même comme tel : Milosz intitula son recueil de poèmes Enfant d’Europe, Stefan Zweig son livre testament Le Monde d’Hier, Souvenirs d’un Européen. Ce dernier appelait dès les années 1930, par un cycle de manifestes, à entretenir et à poursuivre « la Tour de Babel, ce grand monument de l’unité spirituelle de l’Europe ». Mais Milan Kundera perçut dans les révoltes qui avaient éclaté pendant les quarante ans de joug soviétique le rappel que, sans l’Occident, l’Europe centrale « perdait l’essence même de son identité. Sur le plan politique, face à Robert Schuman, Konrad Adenaeur et Alcide Gasperi, l’Europe centrale a, elle aussi, un père de l’Europe en la personne de Richard von Coudenhove-Kalergi, fondateur en 1926 de Pan-Europa, le premier mouvement pour une Europe unie, et premier lauréat du prix Charlemagne en 1950. Autre père de l’Europe : Józef Retinger qui a joué un rôle clef dans la fondation du Mouvement européen et a été l’initiateur d’un congrès annuel euro-américain devenu le Groupe Bildeberg.
Parler d’une même voix. Si l’Union européenne s’est depuis consolidée et élargie, avec l’adhésion des États situés jusqu’en 1989 derrière le Rideau de Fer, ces derniers estiment à présent qu’ils n’ont pas été suffisamment entendus par Bruxelles, dont le désintérêt pour l’Initiative est, selon les Américains, « visible ». L’Initiative se veut ainsi un moyen pour coordonner les efforts des États membres afin de répondre à des problématiques géopolitiques et de développement, parmi lesquelles l’interconnexion et la sécurité énergétique. Il s’agit de réduire la dépendance vis-à-vis de la Russie et d’améliorer compétitivité et niveau de vie. Aussi, lors du 4e sommet organisé en Slovénie, l’IdTM a-t-elle appelé l’Union européenne à incorporer ses objectifs dans les politiques actuelles et futures. Par ailleurs, ce forum présidentiel est censé rééquilibrer le centre décisionnel de l’UE menée aujourd’hui par la France et l’Allemagne afin de permettre aux États de l’Europe centrale une participation en tant que membres à part entière et de renforcer la légitimité démocratique de l’Union. Récemment, la Pologne, la Lituanie et la Roumanie ont été les principaux États à intervenir dans la crise bélarusse.
Se prendre en main. Le moyen pour l’Europe centrale, cet « élément vital de l’Europe », selon la présidente croate, Kolinda Grabar-Kitarović, de se prendre en main est la création d’un fond d’investissement auquel la Pologne et la Roumanie ont déjà contribué avec plus 500 millions d’euros. Soutenu par les États-Unis qui ont promis de participer à hauteur d’un milliard de dollars, le projet devrait permettre, selon James Jones, ancien conseiller de Barack Obama, de « véritablement connecter et parachever l’Europe ». Mais les besoins de la région s’élèvent à plus de 570 milliards d’euros. En effet, si l’Europe centrale dispose des connexions est-ouest nécessaires, ce fond devra servir à améliorer les infrastructures énergétiques, numériques et de transport afin de mettre en place un axe nord-sud, présenté par le président polonais comme le cœur de cette coopération. Plusieurs projets sont déjà soutenus par l’Initiative : l’autoroute Via Carpathia qui relie Klaipeda à Thessalonique et les infrastructures pour le gaz naturel liquéfié avec des terminaux portuaires en Pologne et en Croatie.
.Ainsi, au lendemain de son 5e sommet, qui vient de se tenir cette année en Estonie, l’Initiative des Trois Mers a-t-elle fait ses premières armes en s’imposant comme un forum régional incontournable et digne de confiance qui cherche à contribuer à l’unité européenne. L’histoire partagée de ses membres et l’expérience commune derrière le Rideau de Fer, tout comme les enjeux géopolitiques actuels, expliquent son succès.
Horia-Victor Lefter