François DUBET: Enthousiasme, courage, sagesse et solidarité des hommes et des femmes libres

Enthousiasme, courage, sagesse et solidarité des hommes et des femmes libres

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Prof. François DUBET

Professeur en sociologie, ex-directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Sans « Solidarité », le monde communiste serait tombé, mais c’est grâce à « Solidarité » que l’idée communiste a été détruite au nom des luttes ouvrières, des aspirations démocratiques et du sentiment national.

Alain Touraine, Michel Wieviorka et moi sommes venus pour de longs séjours dans le chantier naval à Gdańsk au début de 1981 jusqu’à la veille du coup d’État de décembre. Vu de France et des pays occidentaux, Solidarité a bénéficié d’une popularité considérable, chacun y trouvant de bonnes raisons de le soutenir. Les gauchistes y voyaient un mouvement ouvrier capable d’établir un « véritable » communisme. Les conservateurs, y voyaient un mouvement catholique et national. Les démocrates pensaient que « Solidarité » était avant tout un mouvement antitotalitaire. C’est pour toutes ces raisons qu’il nous a semblé indispensable d’aller à la rencontre les militants de base de « Solidarité » dans plusieurs villes de Pologne, afin de comprendre la nature de ce mouvement extraordinaire.

La force et l’originalité de Solidarité viennent de ce que les grèves de Gdańsk, mais aussi de Katowice, de Szczecin, de Nova Huta… donnent au mouvement une portée générale. En fait, Solidarité est parvenu à intégrer trois types de protestation.

La première est un mouvement ouvrier « classique » portant sur les salaires et les conditions de travail et réclamant une autonomie du syndicat à l’égard du parti communiste. « Solidarité » est un mouvement ouvrier qui déborde la question ouvrière.

« Solidarité » est aussi un mouvement démocratique qui a réussi à fédérer les protestations ouvrières, les revendications démocratiques portées par les intellectuels, et le sentiment national largement identifié au catholicisme en Pologne. Wałęsa est un ouvrier catholique qui écoute les intellectuels démocrates et s’oppose à l’hégémonie du parti communiste.

Enfin, « Solidarité » est un mouvement national qui s’inscrit dans la longue histoire polonaise, qui se bat contre la soumission aux puissances étrangères, notamment à la Russie. « Solidarité » est soutenue par l’Église et par le pape et parle au nom de « tous les Polonais ».

La force de « Solidarité » a été d’incarner toutes ces logiques et de parler au nom de la société, des travailleurs, les patriotes et des démocrates. Sa force a aussi d’être un mouvement « autolimité » qui a refusé l’affrontement direct avec le pouvoir à cause de la menace de l’intervention des chars soviétiques. Mais l’histoire du mouvement est aussi celle des tensions croissantes entre les syndicalistes, les patriotes conservateurs (les « vrais Polonais ») et les intellectuels démocrates.  

« Solidarité » n’a pas détruit les régimes communistes et le monde soviétique qui survivront encore une dizaine d’années avant de s’effondrer de l’intérieur : dans la plupart des cas, les mouvements populaires ont accompagné la crise des élites et des pouvoirs. Mais avec « Solidarité » s’écroule la société communiste et tous ses mythes. Après « Solidarité », il est évident partout que les partis communistes écrasent la classe ouvrière, que les démocraties populaires ne sont ni démocratiques, ni populaires, et enfin, que tout le système repose sur la puissance militaire russe. Sans « Solidarité », le monde communiste serait tombé, mais c’est grâce à « Solidarité » que l’idée communiste a été détruite au nom des luttes ouvrières, des aspirations démocratiques et du sentiment national. Je rappelle d’ailleurs que Jaruzelski ne se disait pas communiste ; il se présentait comme celui qui avait évité l’intervention directe des chars russes.

Bien sûr la fin du communisme n’a pas été l’entrée dans un paradis capitaliste libéral. Mais « Solidarité » a joué un rôle historique bien au-delà de la seule Pologne car c’est le peuple des travailleurs, des citoyens et des patriotes qui a détruit les idéologies et les mythes communistes. Après « Solidarité » il n’est possible d’y croire et le roi communiste est nu.   

L’histoire ne donne pas d’exemple d’un mouvement de masse aussi large, aussi long et aussi cohérent que « Solidarité » : des millions de militants mobilisés pendant plus d’une année. Cependant il faut bien comprendre que « Solidarité » n’était pas un mouvement révolutionnaire au sens traditionnel du terme. Il n’a pas voulu prendre le pouvoir par la force alors qu’il aurait pu le faire. Ce mouvement s’est battu pour le régime reconnaisse l’existence d’une société autonome : des syndicats indépendants, des médias libres, des citoyens pouvant exprimer la diversité de leurs choix, des aspirations patriotiques. Malgré les tensions au sein du mouvement, « Solidarité » a toujours choisi les compromis et la modération.

On peut regretter que la Pologne d’aujourd’hui ne soit pas toujours fidèle à cette tradition et que se manifestent des tendances autoritaires et très conservatrices quarante ans après le combat si courageux de « Solidarité ».

Aujourd’hui tous les mouvements qui s’opposent aux régimes despotiques et à la domination étrangère peuvent ressembler à « Solidarité ». Mais on voit que ces mouvements se déchirent très rapidement entre nationalistes et cosmopolites, entre démocrates et intégristes religieux, entre traditionalistes et modernisateurs… En fait, ils combattent un pouvoir corrompu et incapable pour des raisons souvent opposées et ces mouvements de libération se sont déchirés quand ils n’ont pas été violemment réprimés. La plupart des « printemps » démocratiques ont débouché sur des régimes faibles, corrompus, souvent autoritaires, sur des conflits violents entre les intégrismes nationaliste et religieux et les aspirations démocratiques. Même si « Solidarité » a été vaincu, aucun de ces mouvements n’a eu la force et la cohésion du mouvement Polonais.  

« Solidarité » fut sans doute la plus grande grève ouvrière de l’histoire, une grève débouchant sur les revendications démocratiques et nationales. Malgré les tensions, le mouvement ne s’est pas déchiré entre nationalistes et démocrates, entre radicaux et modérés et il a gardé une force morale exceptionnelle. Il a su allier les ouvriers, les étudiants, les intellectuels libéraux et plus conservateurs, les paysans et les ingénieurs, une grande partie du clergé et même des membres du parti communiste. « Solidarité » a été « la société » unie au-delà de ses contradictions, contre un pouvoir qui ne tenait plus que par la menace des chars russes. Les quinze mois de « Solidarité » ont été ceux de l’enthousiasme, du courage, de la sagesse, de l’esprit de liberté et de la solidarité.

François DUBET

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 27/08/2020
Chris Niedenthal / Forum