
L'héritage de "Boy from Poland"
« Ce brave garçon de Pologne a poursuivi son impressionnant chemin sans jamais trébucher », écrivait, il y a tout juste 15 ans, le journal outre-Rhin „Der Spiegel” sous la plume de Matthias Matussek. « Pour son courage de lion et son amour, pour toutes ses batailles et ses intransigeances, qui ont préservé la foi de la trivialité et qui constituent désormais l’héritage commun de l’Église, nous lui devons notre gratitude. »

La perspective qui est la nôtre confirme-t-elle les propos du journaliste allemand de renom ? Les quinze années écoulées de la disparition de Karol Wojtyła, tout comme le centième anniversaire de sa naissance que nous célébrons ces temps-ci, nous permettent de saisir avec plus de recul le legs du « brave garçon de Pologne ».
Unité de l’Église
La première mission de Karol Wojtyła fut de rebâtir l’unité de l’Église. Depuis le concile Vatican II, elle était en effet en proie à des tensions internes – aux luttes entre « libéraux » et « traditionalistes » et à des approches bien différentes de la réforme dans les Églises particulières, vinrent se superposer la chute vertigineuse des vocations et la sécularisation de l’Europe occidentale. « L’Église catholique était dans un état de décomposition, elle se liquéfiait. Après le concile Vatican II, elle se transformait en une coalition d’Églises particulières de plus en plus différentes les unes des autres », notait Zbigniew Brzeziński, alors conseiller du président des États-Unis pour la sécurité. Défi que Wojtyła releva à travers ses 104 pèlerinages aux Églises du monde, durant lesquels il traversa presque quatre fois la distance Terre-Lune, en rapprochant cette abstraction qu’était la papauté aux millions de catholiques éparpillés sur tous les continents. Une autre forme de bâtir l’unité fut sa décision de faire rédiger le premier catéchisme depuis presque 500 ans pour exposer les vérités de la foi de l’Église à tous les croyants à travers la planète. Une autre forme enfin – malgré l’opposition de nombre d’évêques convaincus que la tentative d’implanter des expériences « conservatrices » polonaises dans un Occident sécularisé et voué à la consommation se solderait par un échec cuisant – fut l’idée des Journées mondiales de la jeunesse. Toutes ces actions furent un immense succès et permirent de refonder le sentiment d’identité catholique commune.
Dialogue
Il n’y était cependant pas question de se focaliser sur les problèmes de l’Église : l’unité était la condition de l’ouverture sur le monde. Jean-Paul II fut le premier pape à passer le seuil d’une synagogue (en 1986), d’une mosquée (en 2001, pis encore, il y apposa un baiser sur un Coran, acte que ne lui pardonneront jamais pas les « traditionalistes »), d’un temple bouddhiste enfin (en 1984). C’est à son instigation que débutèrent à Assise en 1986 les rencontres de prière pour la paix, rassemblant des représentants de différentes Églises et religions des quatre coins de la planète. Jean-Paul II formula le programme du dialogue entre religions en 2000 lors de sa visite en Israël : « Il exige que nous écoutions avec respect l’autre, cherchions à discerner ce qu’il y a de bon et de saint dans son enseignement et que nous coopérions en vue de soutenir tout ce qui promeut la paix et la compréhension réciproque. » Commentant la visite, le Président du Yad Vashem dit : « Le pape bâtit des ponts au-dessus de rivières de sang. »
Un autre symbole de l’ouverture sur le monde peuvent être les colloques de Castel Gandolfo où des intellectuels de tous horizons venaient débattre de hautes questions de la contemporanéité : les éminents représentants de l’herméneutique Hans-Georg Gadamer et Paul Ricoeur, le communautariste Charles Taylor, le philosophe du dialogue Emmanuel Levinas, le philosophe de la logique et de la méthodologie Ernest Gellner, l’historien des idées Leszek Kołakowski, mais aussi de grandes figures d’historiens tels le pionnier de la microhistoire Emmanuel Le Roy Ladurie, le grand spécialiste de la Révolution française François Furet ou encore Gertrude Himmelfarb, réputée pour ses travaux sur l’histoire moderne de l’Angleterre et des États-Unis. La sociologie était représentée par Sir Ralf Dahrendorf et Edward Shils, et la physique, par le grand physicien quantique Carl-Friedrich von Weizsaecker. Réunis ainsi autour de Jean-Paul II, les plus remarquables esprits de la charnière entre le XXe et le XXIe siècles, représentant des confessions et des religions différentes, et même parfois s’avouant ouvertement athées, pouvaient discuter en toute liberté et sans à-prioris.
Dans la même logique s’inscrivait la réflexion permanente sur les erreurs de l’Église commises aux temps passés et présents. C’est de là que naquit l’idée d’organiser des congrès au Vatican, au sujet de Jan Hus, Galilée ou l’antijudaïsme. De même, le pape inscrit dans un programme de 5 ans, préparant le grand jubilé de 2000, la démarche consistant à avouer la responsabilité de l’Église des erreurs du passé. Il faut mentionner aussi le dossier de la pédophilie et la lutte contre ce fléau, d’abord, en 1995, dans l’Église américaine, et, après 2001, dans toute l’Église, avec le mot d’ordre « tolérance zéro » et le renvoi des coupables de la prêtrise.
Droits de l’homme
Jean-Paul II, « de sa voix claire et puissante prenait la défense des valeurs de l’humanité tout entière. C’était chose rare. Il y avait eu Mahatma Gandhi en Inde, il y avait Mandela en Afrique du Sud, mais avec tout le respect et sans minimiser leurs vertus, personne, à l’échelle du globe, ne peut être comparé à Karol Wojtyła », insistait Richard von Weizsaecker. C’est avec ces mots-là que le président allemand résuma l’ambitieuse action de Jean-Paul II durant son long pontificat dont les droits de l’homme furent l’une des priorités. Patricio Navia, politologue chilien de l’université de New York, décrit très judicieusement sa stratégie, en commentant le fiasco de Pinochet à vouloir profiter de la visite papale afin de légitimer sa dictature. Pinochet se trompa, car – écrit Navia – « bien que Jean-Paul II soit anticommuniste, contrairement à la dictature, il fut toujours un fervent défenseur de la vie et des droits de l’homme. Le pape savait qu’il serait critiqué mais il croyait que sa visite donnerait une impulsion à des changements démocratiques au Chili. Et ce fut la cas : fortifiés par la protection qu’offrait la présence du pape, pour la première fois des milliers de Chiliens purent protester ouvertement contre le dictateur. Cela sapa les fondations de la culture de la peur dont nous avions été si efficacement inoculés. En allant à la rencontre des pauvres et des exclus et n’ayant de cesse de répéter „ les pauvres ne peuvent plus attendre”, le pape pointa du doigt les douloureuses lacunes dans la politique économique du régime en place. Au Chili, où presque 40% des habitants vivaient en pauvreté, les propos du pape furent un jugement à charge contre Pinochet. » Plein d’autres autocrates à travers le monde se méprirent de la sorte. Les généraux : Stroessner au Paraguay, Bignone en Argentine, Jaruzelski en Pologne, et les présidents : Marcos, aux Philippines, Ortega, au Nikaragua, Duvalier, au Haïti… « Ce pape possède un don remarquable pour surgir dans des moments critiques dans n’importe quelle partie du globe », écrivait Samuel Huntington de Harvard, « afin de conduire les sociétés vers la liberté, vers la démocratie. »
Démocratie libérale
Jean-Paul II fut aussi le premier pape à apprécier à sa juste mesure le rôle de l’État de droit démocratique et de l’économie de marché. En soulignant leurs points positifs, il ne se privait pas pour autant d’accentuer que le marché libre n’était pas un mécanisme qui s’autorégulait et que la démocratie ne signifiait pas que le droit de vote. « L’individu est souvent écrasé aujourd’hui entre les deux pôles de l’État et du marché », écrivait-il, en insistant sur le fait que les deux devraient se fonder sur un substrat éthique et être au service de la personne. Son approche du problème de la protection de l’environnement, qui lui était cher depuis le début de son pontificat, s’inscrivait dans la même logique. Le combat pour limiter les émissions de substances nocives est secondaire par rapport aux questions d’« écologie humaine », car il faut d’abord transformer notre culture pour nous affranchir des idoles de la consommation effrénée et de la course à la croissance sans fin du taux de bénéfice.
Féminisme
« L’Église et le monde seront déjà dans le XXIe siècle, et peut-être bien au-delà, avant que la doctrine catholique ait pleinement assimilé le contenu de ces cent trente audiences générales. Considérée avec toute l’attention qu’elle mérite, la Théologie du Corps pourrait bien marquer un tournant décisif en chassant de la morale catholique le démon du manichéisme et sa condamnation de la sexualité humaine. », écrivait George Weigel, biographe de Jean-Paul II. Ce cycle pluriannuel de catéchèses décrit de façon positive, dynamique et personnaliste la sexualité humaine. Mais – et c’est le leitmotive du pape – cela nécessite un remaniement de la culture qui a un caractère patriarcal. C’est pourquoi, et il en parla à de maintes reprises dans ses messages solennels, encycliques et deux lettres apostoliques consacrés à la dignité de la femme, le combat pour la parité était secondaire à une transformation de la culture permettant au « génie de la femme » d’y participer en toute égalité. « Le secret pour parcourir rapidement le chemin du plein respect de l’identité féminine ne passe pas seulement par la dénonciation, pour nécessaire qu’elle soit, des discriminations et des injustices », écrivait-il, « mais encore et surtout par un projet de promotion aussi efficace qu’éclairé, qui concerne tous les domaines de la vie féminine, en partant d’une prise de conscience renouvelée et universelle de la dignité de la femme. » (souligné par Jean-Paul II).
Disparition
Chacun des thèmes évoqués demande une étude approfondie, mais il existe une dimension qui échappe aux analyses – sa mort. En ces moments les plus difficiles, quand les flatteurs se taisent et les relations publiques n’ont plus aucune importance, mourir n’est que témoigner. Ce fut l’accomplissement de son service envers un monde où activité physique et fitness, succès et efficience, résultats de sondages et audimat semblent être les nouvelles idoles. Le pape, par son impuissance et sa maladie, nous donna une leçon d’humanisme. Quelques semaines avant sa mort, Andrea Camilleri, écrivain italien, gourou de la gauche et athée convaincu, notait : « Jean-Paul II appartient à une espèce rare de nos jours, car il sait les souffrances de l’homme. Il sait quel grain il faut pour qu’il porte des fruits. Son lien avec la vie est d’une vérité saisissante, qui contraste si fort avec l’artificialité du monde médiatique. Quand les médias nous montrent aujourd’hui sa souffrance, c’est pour nous dire qu’il a triomphé sur la médiocrité télévisuelle. C’est un grand homme, le seul. »
Maciej Zięba OP
