
La ville qui a hérité de la logique
Que signifie penser en polonais ? Est-ce même possible ? Lorsqu’on considère différentes écoles de pensée, différentes cultures, il semble que les Français et les Allemands aient leur propre conception de comment il faut penser. Et qu’en est-il chez nous, en Pologne ? « Si l’on retrace l’histoire de l’école de pensée polonaise la plus indépendante, celle de Lviv-Varsovie, on pourrait bien découvrir que ses derniers vestiges se trouvent… à Wrocław » – écrit Michał KŁOSOWSKI
La logique comme style de vie
.Quand au sortir de la Seconde Guerre mondiale Hugo Steinhaus arrive à Wrocław, ville en ruines, certains le considèrent comme un mathématicien de renommée mondiale, d’autres comme un réfugié de l’histoire. Lui-même voit encore autre chose dans cette ville renaissante : un espace où une certaine façon de penser peut être préservée. Aujourd’hui, lorsque nous tentons de décrire l’identité intellectuelle de la Pologne et de Wrocław, il est impossible d’ignorer cet homme qui y a importé l’esprit de l’École de Lviv-Varsovie, même s’il s’exprimait dans le langage des mathématiques et non de la philosophie.
L’École de Lviv-Varsovie elle-même, de Twardowski à Kotarbiński, Leśniewski et Tarski, a enseigné à la Pologne que la pensée doit être précise, honnête et vérifiable. Que la vérité n’est pas une question d’opinion, mais de règles ; qu’elle est ce qu’elle est – comme le disait Tarski justement. Il ne s’agissait pas seulement de logique formelle, mais d’une certaine culture intellectuelle : la fidélité à l’argumentation, le respect des faits, la méfiance envers les banalités, la précision et l’exactitude du raisonnement.
Hugo Steinhaus, cofondateur de l’École mathématique de Lviv, incarnait parfaitement cette tradition. Dans son célèbre « Carnet de croquis », il consignait des idées qui devenaient plus tard des théorèmes. Il animait des discussions au café « Szkocka », où la logique se mêlait à l’humour et où les mathématiques étaient davantage une pratique de la pensée qu’un ensemble d’équations. C’était la vie intellectuelle à l’état pur, vouée à disparaître avec la séparation de Lviv d’avec la Pologne.
Une ville qui a retrouve la logique
.Après la guerre, Wrocław était comme une table rase. Une ville sans identité, sans mémoire, parfois même sans habitants, et certainement sans le tissu qu’on pourrait appeler social ou même intellectuel. Et y débarque soudain un groupe de personnes venues d’un autre monde – de l’Est, mais profondément occidentales dans leur essence. Lviv était alors considérée par beaucoup comme la dernière ville d’Europe. Au-delà, il ne devait y avoir que les steppes, l’Asie.
Hugo Steinhaus incarnait à lui seul l’identité de ces derniers Européens. Capable de nommer le chaos, de décrire les structures, de définir les règles et, en même temps, d’en faire des outils utilisables au quotidien. Son œuvre embrassait divers domaines des mathématiques, dont l’analyse fonctionnelle, le calcul des probabilités, la géométrie et la théorie de la mesure. Steinhaus s’est également illustré comme un vulgarisateur des mathématiques, car c’est grâce à son initiative que le célèbre « Cercle mathématique » fut fondé à Lviv, réunissant de jeunes mathématiciens talentueux tels que Stefan Banach et Stanisław Ulam. Il était l’auteur de nombreux articles scientifiques et ouvrages de vulgarisation, et son approche des mathématiques se caractérisait par une créativité extraordinaire et une grande ouverture d’esprit. Après 1945, il était actif à l’Université de Wrocław, où il a contribué au développement de la communauté mathématique du pays. Il a non seulement reconstruit les mathématiques en Pologne, mais aussi instauré une culture où la raison et la transparence sont les fondements de la vie publique.
Cela peut sonner pompeux, mais Hugo Steinhaus a apporté à Wrocław quelque chose d’aussi essentiel que les briques et les ponts : un sens de l’ordre intellectuel. Quand on dit aujourd’hui que Wrocław est une « ville de science », une « ville de dialogue », une « ville de rencontres », on reprend en grande partie le langage qu’il y a insufflé. Les mathématiques n’étaient qu’un outil ; l’objectif était une culture de la pensée. Une pensée en polonais, précisément.
La logique comme leçon de la modernité
.La Pologne d’aujourd’hui pourrait beaucoup apprendre de Steinhaus. Mathématicien polonais de renom, d’origine juive, né à Lviv, alors en Autriche-Hongrie, il étudia à Vienne et à Lviv, et son éducation et ses premiers contacts avec la communauté scientifique internationale façonnèrent de nombreux esprits, en Pologne et au-delà. Son élégance dans l’argumentation, sa distance face aux extrêmes et sa méfiance envers les simplifications semblent presque contre-révolutionnaires, hier comme aujourd’hui. À une époque marquée par une polarisation croissante, des turbulences médiatiques et une omniprésente de l’émotionalisation du débat public, Steinhaus nous rappelle que tout théorème doit être démontré et que toute proposition doit avoir un sens. Il écrivait qu’il n’y a pas de place pour le bruit et l’agressivité en mathématiques. « Il faut penser lentement et clairement », répétait-il à ses étudiants. Cette phrase pourrait résonner dans bien des parlements, studios de télévision ou forums internet contemporains.
Wrocław, héritière d’une grande école
.C’est un paradoxe : les plus grandes traditions intellectuelles polonaises du XXe siècle – celles de Lviv et de Varsovie – ont connu une renaissance à Wrocław, une ville qui n’était même pas polonaise avant la guerre. Et pourtant, c’est ici, à l’Université de Wrocław et à l’École polytechnique, que leur esprit perdure : le culte de la pensée claire, l’ouverture sur le monde, la conviction que la science est la mesure de la civilisation, et que des figures comme Hugo Steinhaus ont un rôle qui dépasse la simple poursuite de récompenses scientifiques. Car ce savant n’est pas seulement venu ici, il a aussi inscrit Wrocław sur la carte de la logique européenne. Il a démontré que l’identité n’est pas un héritage acquis, mais un devoir – qui transcende le temps et l’espace. Qu’elle peut se bâtir sur des ruines, pourvu qu’on commence par l’ordre de la pensée et qu’on s’attaque ensuite à l’ordre des rues. Wrocław en est un parfait exemple.




