Marek MUTOR: La force de Wrocław

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Marek MUTOR

Polonisant, historien, docteur en sciences historiques. Fondateur et directeur du centre « Pamięć i tożsamość » (Mémoire et identité), créateur du Centre d’histoire Zajezdnia. Depuis 2023 vice-directeur chargé de développement de l’Institut national Ossoliński.

La force de Wrocław vient de cette rencontre de différentes expériences et du processus finalement réussi d’intégration sociale, d’apprivoisement de la ville et de sa reconstruction. Elle vient de l’histoire des décennies d’après-guerre où le tournant a été le syndicat Solidarité et l’action de l’opposition anticommuniste du temps de la loi martiale – écrit Marek MUTOR

.Ville jouissant de la réputation d’un endroit où il fait bon vivre et qui est assez riche, compte tenu des conditions polonaises, Wrocław est également un centre universitaire important. Ses habitants se perçoivent généralement comme une communauté ouverte et axée sur le dialogue. Même si nous n’évitons pas la tendance générale à banaliser et à tabloïdiser le débat public, il y est toujours plus facile que dans d’autres villes de Pologne de parvenir à un consensus sur de nombreux aspects de la politique locale. L’exemple de Wrocław peut être une inspiration pour tout le pays. Cependant, ce qui est bon n’est pas donné une fois pour toutes. Nous devons constamment nous interroger sur les sources de cette force et sans cesse les renouveler sans succomber à la tentation de nous complaire dans une satisfaction béate de la façon dont les choses se passent.

Dans le dernier classement Oxford Economics Global Cities Index, Wrocław occupe la 96e place dans la catégorie « qualité de vie » sur 1 000 métropoles du monde entier. C’est d’ailleurs le meilleur résultat parmi les villes du pays. Le résultat global, obtenu après l’analyse d’un certain nombre d’aspects (outre la qualité de vie, aussi l’économie, le capital humain, l’environnement, la gestion), est moins bon : Wrocław y occupe la 236e place, arrivant troisième en Pologne (après Varsovie et Poznań). Les classements de ce type reposent sur un nombre assez limité de critères, leur fiabilité est donc parfois remise en question. On peut tout de même ressentir de la satisfaction : Wrocław possède la réputation d’une ville où l’on vie plus paisiblement que dans la capitale.

Le niveau relativement élevé de coopération à l’intérieur de la classe politique locale – par rapport à la « moyenne nationale » – constitue également un avantage. Un bon exemple peut être la question de l’érection d’un monument dédié aux Soldats maudits. L’idée, lancée par Piotr Maryński, représentant le parti Droit et Justice, a été reprise par le camp des maires succesifs : Rafał Dutkiewicz et Jacek Sutryk, dont les affiliations politiques sont loin de la droite politique. Même s’il n’y a pas eu d’unanimité au sein du conseil municipal, il a été possible de bâtir un large soutien à l’idée du monument, et le chemin qui y a mené a nécessité de nombreux compromis (par exemple concernant le nom du monument). Au final, un magnifique monument a vu le jour et qui remporte des concours internationaux. Je cite cet exemple car on sait à quel point de tels sujets peuvent être sources de conflit. À Wrocław, même si le débat est toujours en cours, les émotions excessives ont été évitées.

On reste convaincu de l’unicité de notre ville et, sans aucun doute, d’un point de vue historique, elle est unique. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un échange de population presque entier. Les nouveaux venus ont dû faire face à de nombreuses difficultés – depuis la nécessité de reconstruire la ville dévastée jusqu’aux problèmes liés à l’identité et à l’intégration de la communauté originaires de nombreuses régions différentes. Et cela s’est produit pendant la dictature communiste. Aucune grande ville de Pologne n’a connu un processus similaire – avec une fin aussi positive. Dans la période d’après-guerre, la force de la communauté de Wrocław a été déterminée par plusieurs facteurs, mais l’un des plus importants était le capital culturel fondé sur le mythe de Lviv d’avant-guerre et la continuation de la tradition de l’intelligentsia de Lviv.

Lviv était l’un des centres scientifiques et culturels polonais les plus importants avant la Seconde Guerre mondiale. Les personnes déplacées de Lviv et de ses environs (ou plus globalement de l’ensemble des anciens confins orientaux du pays) constituaient une minorité dans Wrocław d’après-guerre (diverses estimations indiquent au plus de 10 à 20 % de la population dans la période immédiatement après 1945). Malgré cela, ce sont les habitants de Lviv qui ont donné le ton à la ville et créé l’un des mythes fondateurs de Wrocław d’après-guerre – le « nouveau Lviv ».

C’est surtout la science qui a enrichi la ville. Dès les premières semaines d’après-guerre, des professeurs originaires de Lviv ont organisé la vie universitaire à Wrocław, à l’époque complètement détruit. La première conférence en polonais a été donnée par le prof. Kazimierz Idaszewski, à l’École polytechnique, le 15 novembre 1945. Le lancement des universités de Wrocław a été dirigé par le recteur prof. Stanisław Kulczyński, qui avant 1939 était recteur de l’université Jan Kazimierz de Lviv. Le noyau du monde professoral de Wrocław était constitué d’universitaires de Lviv. Parmi eux, des personnalités remarquables et de renommée mondiale, comme le mathématicien prof. Hugo Steinhaus, fondateur de l’école de mathématiques de Lviv. Les professeurs de Lviv ont apporté à Wrocław leurs réalisations, mais aussi le souvenir de leurs collègues assassinés en 1941 par les Allemands sur les collines de Wuleckie à Lviv (dans le cadre de l’opération d’extermination de l’intelligentsia polonaise menée par l’occupant). Ils ont également apporté quelque chose de moins tangible : une atmosphère intellectuelle qui en attirait d’autres.

Parallèlement au monde scientifique, c’est la culture de Lviv qui s’est déplacée à Wrocław. On y a recrée l’Institut national Ossoliński qui, malgré les pertes de guerre et la nécessité de laisser de nombreuses collections à Lviv, est resté un trésor unique de la culture polonaise avec une immense collection de livres, de manuscrits des écrivains polonais les plus remarquables et de souvenirs nationaux. L’érection du monument à Aleksander Fredro sur la place du marché de Wrocław en 1956 a été un moment symbolique. Ce monument, inauguré à Lviv en 1897, est arrivé en Pologne après la guerre (comme les monuments de Jean III Sobieski et de Kornel Ujejski). Après quelques péripéties, il a atteint Wrocław pour prendre une place centrale dans l’espace public. En conséquence, le monumental Fredro est devenu non seulement un élément important du paysage urbain, mais aussi un « compagnon de destin » pour de nombreux Polonais déplacés des confins orientaux. Le Panorama de Racławice est également arrivé à Wrocław. Pendant de nombreuses années, son exposition a été empêchée par les autorités communistes. Ce n’est qu’après les événements d’août 1980 et la création de Solidarité que le projet de construction d’une rotonde d’exposition fut autorisé. La mise à disposition des visiteurs du Panorama de Racławice en 1985 fut l’un des événements culturels les plus importants de cette période. Aujourd’hui encore, le site qui l’abrite et qui est une filiale du Musée national de Wrocław, jouit d’un engouement du public.

Le souvenir de Lviv existait dans de nombreuses expressions et anecdotes, ainsi que dans les histoires de famille. « Vous venez de Wrocław ? » « Oui et vous ? » « Moi aussi, je viens de Lviv » – en voilà une des blagues ayant circulé à Wrocław. Il a été renforcé par des représentants de professions spécifiques, par exemple les conducteurs de tramway de Lviv, grâce auxquels le dialecte de Lviv se faisait entendre dans les rues de Wrocław dans les premières années après la guerre. Durant l’ère communiste, la mémoire du martyre des Polonais de l’Est, officieuse et reléguée dans la sphère privée, a également joué un rôle important. Un exemple en est une collection, rassemblée au fil des années dans les bâtiments de la paroisse située rue Wittig, de souvenirs des familles de Katyn et des Sibériens – victimes des opérations anti-polonaises menées par les Soviétiques dans les confins orientaux.

Les traditions de Lviv ont rencontré à Wrocław d’autres expériences apportées par de nouveaux résidents originaires d’autres régions, principalement du centre de la Pologne. Les universitaires de Lviv furent rapidement rejoints par d’éminents professeurs comme le prof. Ludwik Hirszfeld, qui fut le premier au monde à déterminer les groupes sanguins, et en 1950 nominé pour le prix Nobel de médecine. L’élite et les traditions culturelles de Lviv constituaient un bon terrain pour la synthèse de diverses expériences régionales. Après tout, Lviv était avant la guerre une ville multiculturelle et multiethnique. De grandes contributions à cette synthèse ou intégration sociale furent apportées par l’évêque Bolesław Kominek, originaire de Silésie, qui dirigeait l’Église de Wrocław à partir de 1956. Il s’est appuyé non seulement sur ses collaborateurs confirmés de Silésie, mais aussi sur des prêtres venus de Lviv, entre autres en faisant son chancelier un prêtre remarquable de l’archidiocèse de Lviv, Wacław Szetelnicki.

Une place de taille dans la réalité d’après-guerre a pris par le processus d’apprivoisement de l’espace urbain, qui semblait au premier abord étranger. Ce n’était pas un processus facile, associé à de nombreux événements infâmes. Les cimetières allemands furent rasés. De nombreux anciens bâtiments allemands furent démolis, y compris ceux qui pouvaient être rénovés sans problème, et les briques recyclées furent utilisées pour reconstruire… Varsovie. « Supprimer les traces du germanisme » et se concentrer sur l’histoire des Piast et du Moyen-Âge étaient le schéma dominant de la propagande communiste. La thèse du « Wrocław éternellement polonais » a trouvé un écho dans les premières décennies d’après-guerre parmi la population qui avait pour la plupart vécu l’expérience traumatisante de l’occupation allemande. Cependant, à partir de ces débuts difficiles, on a réussi à avancer vers l’affirmation de l’héritage multiculturel, dont celui allemand, de la ville. Ses habitants d’aujourd’hui s’intéressent au passé allemand, comme en témoignent le succès des romans noirs de Marek Krajewski, dont le monde représenté est justement Breslau.

Les expériences des premières décennies d’après-guerre ont trouvé leur extraordinaire expression dans la période Solidarité. Le dépôt de bus rue Grabiszyńska, point de départ de la grève de solidarité avec les travailleurs de la côte Baltique et le siège du Comité de grève interentreprises, le 26 août 1980, est devenue le symbole d’un tournant dans l’histoire récente de la ville. Les événements d’août 1980 ont eu une saveur particulière. Ils ne furent pas seulement un moment important de la révolution polonaise, mais ils sont devenus aussi l’une des sources de force de la communauté locale. Il n’y avait aucun conseiller venu de Varsovie : le milieu local de l’intelligentsia d’opposition post-Lviv était suffisamment fort pour soutenir les grévistes. C’est dans ces cercles qu’est né le concept révolutionnaire pour l’ensemble de la situation en Pologne : ne pas présenter ses propres revendications de grève, mais soutenir la liste de revendications des travailleurs de Gdańsk. Comme l’a rappelé l’un des participants à ces événements, Krzysztof Turkowski, les gens des confins orientaux et d’autres régions venaient à la grève pour en sortir comme habitants de Wrocław. Aujourd’hui, l’ancien dépôt de grève abrite une institution importante qui soutient la préservation de la mémoire de Wrocław d’après-guerre : le Centre d’histoire Zajezdnia. Pendant la loi martiale, Wrocław était déjà un centre majeur de la résistance anticommuniste. Les expériences de cette époque ont formé les élites qui ont pris le pouvoir dans la ville après 1989.

La force de Wrocław vient de cette rencontre de différentes expériences et du processus finalement réussi d’intégration sociale, d’apprivoisement de la ville et de sa reconstruction. Elle vient de l’histoire des décennies d’après-guerre où le tournant a été le syndicat Solidarité et l’action de l’opposition anticommuniste du temps de la loi martiale. Les traditions académiques de Lviv et le transfert de nombreuses ressources du patrimoine culturel polonais à Wrocław depuis Lviv y revêtaient une grande importance. C’était un élément de départ, un élément nécessaire pour faire face à des circonstances si difficiles. Car cette histoire aurait pu se dérouler différemment sans nécessairement se terminer par les succès que nous avons obtenus après 1989. Il n’était pas nécessaire que Wrocław devienne l’un des centres urbains les plus importants de Pologne avec des aspirations européennes. Il existait une alternative de « développement moyen », de « provincialisation », de rester comme une ressource utile pour le drainage par la centrale (comme ce fut le cas dans les conditions d’après-guerre –  rappelons les briques qui furent envoyées de Wrocław pour la reconstruction de la capitale). La ville sur l’Oder aurait pu n’être qu’un arrêt, mais elle est devenue le foyer de nombreuses familles polonaises, dont la prochaine génération grandit désormais chez elle.

Il faut comprendre les sources de la force de Wrocław pour ne pas les perdre. C’est pourquoi la mission de la ville en tant que « ville de rencontres » fut si justement formulée au tournant des XXe et XXIe siècles dans les documents stratégiques. C’était une référence à la phrase prononcée par Jean-Paul II en 1997 : « Wrocław est une ville où les gens se rencontrent, c’est une ville qui unit. Ici, d’une certaine manière, se croisent les traditions spirituelles de l’Orient et de l’Occident ». Cependant, la mission ainsi formulée, popularisée sous la forme d’un slogan publicitaire, est devenue quelque chose d’unique et, malgré les changements dans les documents technocratiques, reste valable. Elle est le résultat d’une réflexion approfondie sur la source de la force de Wrocław, de son potentiel et de l’unicité de son caractère. C’est pourquoi, il y a quelques années, j’étais sceptique quant à l’opinion selon laquelle la formule « ville de rencontres » s’était épuisée, qu’il fallait une nouvelle direction et un nouveau slogan et, à leur suite, une nouvelle stratégie de développement de la ville. Je regrette que les derniers documents stratégiques aient abandonné le concept de « ville de rencontres » comme idée directrice, pour ne le laisser que comme une définition supplémentaire de la mission.

.Les sources de force de la ville peuvent et doivent être constamment renouvelées. Nous pouvons le faire principalement au niveau de l’éducation culturelle : nous devons attacher une grande importance à l’éducation historique, au partage de connaissances sur l’histoire d’après-guerre. Un domaine très important reste aussi la présence de l’histoire dans l’espace public, une présence sage, fruit d’un débat, libre de la tentation d’instrumentaliser le passé. Nous devons prendre soin de nos traditions académiques ainsi que de notre patrimoine matériel : les monuments et les autres souvenirs des époques révolues.

Marek Mutor

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 29/07/2024