La révolution conservatrice en Europe de l'Est
Les sociétés d’Europe centrale se rebellent contre une modernité que voudraient leur imposer l’Union européenne. Au fond, il s’agit toujours de combattre le matérialisme, la décadence des mœurs, l’universalisme excessif, pour défendre l’enracinement, la spiritualité éthique, et les identités – écrit Chantal DELSOL
1.
.Considérons la distance qui sépare la modernité de la post-modernité : et la vitesse à laquelle ont changé les mentalités en l’espace de quelques cinquante ans.
Les sociétés d’Europe centrale et orientale, enfermées derrière le rideau de fer, vivaient une histoire qui n’en était plus une, une sorte de temps arrêté. Leurs relations avec le monde extérieur étaient rares et interdites. Pendant ce temps, l’Occident évoluait rapidement. Lorsque le mur de Berlin tombe, et lorsque les relations entre les deux Europes se mettent en place pour façonner les institutions communes, les sociétés d’Europe centrale découvrent à l’Ouest un paysage mental tout à fait nouveau. On peut appeler ce paysage celui de la post-modernité. Voyez plutôt :
– L’Europe occidentale a récusé le nazisme en récusant le nationalisme et en entrainant le patriotisme dans la déchéance. Le processus de mondialisation dévalorise l’amour de la patrie, devenu égoïsme frileux – il faut être citoyen du monde.
– A la mondialisation répond une perspective universaliste qui tient les identités pour obsolètes, rend inutile et surannée la volonté de leur préservation. Les identités culturelles ne sont plus que repli ou folklore.
– Le culte des héros, et l’héroïsme en général, appartient au passé. Peut-être jamais n’a-t-on été aussi proche d’accomplir cet idéal de la modernité : faire cesser toutes guerres en remplaçant définitivement le guerriers par le marchands.
– La chrétienté, comme société inspirée par les principes chrétiens, est morte. Les principes qui inspirent les lois et la morale commune sont multi-culturels.
– Les mœurs communes n’ont donc plus qu’à obéir aux demandes de liberté totale et à la faisabilité technique : d’où l’ouverture à l’IVG, au mariage entre personnes du même sexe, et autres réformes dites sociétales.
Toutes ces nouvelles certitudes, et d’autres encore, sont nées à la vitesse de l’éclair sur le terreau du refus de toute guerre à venir, des déceptions idéologiques, et du cosmopolitisme issu de la mondialisation. Depuis la seconde guerre, le paysage mental de l’Europe occidentale a entièrement changé.
Or les sociétés d’Europe centrale sont jalouses de leurs identités si souvent récusées dans l’histoire. Sorties du totalitarisme communiste, elles ont besoin de tirer les leçons de l’histoire et de perpétuer la mémoire des héros de l’ombre dont il était auparavant interdit de parler. Elles ne supportent pas que la mondialisation mette en péril leurs cultures, qui ont été les seules sauvegardes en périodes d’oppression. Elles sont bien davantage que nous attachées aux principes chrétiens, parce qu’elles n’ont pas connu comme nous cinquante années de confort et d’individualisme. Autrement dit, lorsqu’elles se trouvent, au tournant du siècle, confrontées à la mentalité post-moderne des Européens de l’Ouest, chez elles l’étonnement le dispute au rejet.
D’autant qu’un autre phénomène doit être pris en compte. L’Europe de l’Ouest, pendant qu’elle aménage les institutions communes et aperçoit avec non moins d’étonnement la mentalité attardée de ces revenants, n’essaie pas du tout de les comprendre, et encore moins de se demander s’ils n’ont pas quelque chose à lui apprendre. Persuadée de se trouver à la pointe du progrès et de l’évolution, elle vient proposer son aide pour arracher toutes ces vieilleries. Et quand elle se heurte à des refus, ce qui ne manque pas, elle s’encolère. Si bien que l’attitude typique de l’Europe de l’Ouest face à l’Europe centrale revient à signifier : « avec tout ce que nous faisons pour vous relever, et tout l’argent qu’on vous donne, vous êtes bien ingrats de refuser nos directives ». Depuis une vingtaine d’années, l’attitude de l’Ouest est celle du mépris et du dégoût. Il suffit de regarder récemment les réactions significatives face à la crise des réfugiés. L’Ouest fait la morale à l’Europe centrale, lui donne des leçons de bien-vivre, et lui donne comme modèle l’Allemagne qui ouvre grandes ses portes. Mais la leçon est comprise à l’envers : pour les sociétés d’Europe centrale, le multiculturalisme n’est pas un principe moral, mais au contraire un déni de soi, préjudiciable. L’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale parlent l’une et l’autre des valeurs de l’Europe auxquelles elles sont attachées. Cependant il ne s’agit pas des mêmes valeurs. L’Europe de l’Ouest pense au multiculturalisme, à l’universalisme et au mondialisme, à la société de marché. L’Europe centrale pense à l’identité culturelle, à la spiritualité, à la solidarité des ébranlés (Patocka). Elles ne peuvent pas se rencontrer.
Je crois que ce choc de la rencontre avec une mentalité post-moderne rendue obligatoire (en tout cas donnée comme condition du retour dans la maison commune), a été la raison des dits populismes. Ce choc n’a été possible que parce que derrière le rideau de fer, le temps ne passait pas. Les populismes seraient une affaire de ce qu’Ortega y Gasset appelait avec ironie « la hauteur des temps ». Les sociétés d’Europe centrale ne se sont pas encore élevées « à la hauteur des temps », et d’ailleurs beaucoup chez elles ne le veulent pas, et osent mettre en cause le bien-fondé des principes de la post-modernité. Ortega est ironique quand il parle de « hauteur des temps » parce qu’il se demande s’il ne s’agirait pas plutôt d’une chute des temps… C’est bien ce que pense une partie des sociétés d’Europe centrale, et c’est là la raison des votes populistes.
Ce décalage d’époque est très important, surtout quand « les temps » avancent à une vitesse sidérale et sidérante. La guerre est alors sidérale à laquelle peuvent se livrer ceux qui ne se situent pas au même stade des temps. Je pense à ces intenses querelles de couple quand (situation fréquente) l’homme a une mentalité du XIX° siècle pendant que la femme a une mentalité du XXI° siècle. La lutte âpre, semée de haines, qui sépare les Occidentaux des populismes, est une lutte entre deux époques. Cette constatation vaut quelque soit l’opinion qu’on peut avoir du bien-fondé de l’un ou de l’autre camp. Mais la haine est intense. A ce point qu’elle récuse les principes les plus chers. Voyez plutôt : dans les deux camps on se trouve capable de mettre en cause la démocratie pour battre l’adversaire (Kaczynski viole la constitution ; les votes des peuples contre l’Europe sont régulièrement retoqués par les gouvernements nationaux).
Les Occidentaux regardent à l’Est et disent : « ces gens sont des attardés » ; les sociétés d’Europe centrale regardent à l’Ouest et disent : « ces gens sont des fous ».
En Europe centrale on en vient à penser que la mentalité universaliste post-moderne à la fois par la forme (intolérance, attitude néo-colonialiste) et par le fond (déni des particularités, hostilité au christianisme, rationalisme conquérant), s’approche du communisme (cf Legutko).
Autrement dit, ces pays ressentent l’impression terrible, enfin rentrés chez soi après des décennies tragiques, de retrouver le chez-soi défiguré et contredisant l’essentiel. Ce n’est plus « l’Occident kidnappé » mais l’Occident infidèle et décevant.
(Je crois que dans les autres pays occidentaux, les mouvements populistes sont aussi greffés sur la question de « la hauteur des temps ». Un électorat comme celui de Trump se caractérise par la récusation des caractéristiques de la post-modernité, telles que résumées plus haut. Le phénomène du populisme traduit un refus de rejoindre la mentalité post-moderne, dans tous les cas.)
2.
.Ce décalage des temps signifie, sur le fond, la discorde entre enracinement et émancipation. L’évolution des temps, ce qu’on peut appeler le progrès, consiste en une émancipation croissante qui par contrecoup nous éloigne de nos enracinements – s’émanciper consiste à se défaire de ce qui nous lie et nous contraint.
L’enracinement traduit l’attachement à la particularité (famille, province, patrie), aux croyances historiques de cette particularité (religion), à la culture natale. Et l’émancipation traduit l’éloignement par rapport à ces particularités, et une forme d’universalisme ou d’abstraction culturelle (l’exemple frappant est celui des billets de banque européens, qui figurent des monuments abstraits).
J’ai montré ailleurs à quel point les milieux populaires restaient attachés à l’enracinement, par difficulté à voyager, à parler d’autres langues etc. Et à quel point les élites s’attachaient de plus en plus à l’émancipation, par cosmopolitisme actif. Mais dans le cas des « populismes » d’Europe centrale, la rupture n’est pas sociale, elle est historique. Les peuples hongrois, polonais, tchèques, slovaques, récusent l’émancipation universaliste de l’Europe institutionnelle, non parce qu’ils auraient un « retard » social (comme on peut le dire des citoyens qui votent en France pour Le Pen ou aux USA pour Trump), mais en raison d’un « retard » historique. Ils considèrent, à tort ou à raison, que l’émancipation post-moderne qu’ils découvrent sous leurs yeux depuis la chute du mur, et qu’on leur contraint de rejoindre, est excessive et néfaste. Ils affirment (ils prétendent ?) qu’il existerait des limites à l’émancipation et à l’universalisme, et que l’Europe occidentale les aurait dépassées. Ils s’effarent de voir les élites européennes vouloir résoudre les problèmes européens par « plus d’Europe », ce qui leur paraît une perversion mentale (résoudre les problèmes de la démocratie par plus de démocratie, disait Dewey, ou les problèmes de la liberté par plus de liberté etc). Pour eux, même la vertu a des limites.
Le discours de l’enracinement se préoccupe d’abord de la culture particulière, qui relie les membres d’une société et forme la limite principale des émancipations individuelles. Les peuples d’Europe centrale sont attachés à leurs cultures comme nuls autres, parce que seule elle a permis à la société de survivre sans Etat : « quand il n’y avait pas d’Etat, c’est la culture qui a joué le rôle de l’Etat » (Marcin Darmas, Hulala 3 novembre 2017). Aucun pays d’Europe occidentale n’a eu cette expérience historique : celle d’une culture particulière résistant à un envahisseur et à un conquérant par la seule force des coutumes et des principes qui tissent la société civile. Pour ces pays, la culture particulière représente donc le trésor inestimable qui pour ainsi dire garantit la pérennité. C’est pourquoi il n’y a pas de sociétés plus opposées au multiculturalisme que celles-ci. On a parlé à propos des populismes d’Europe centrale d’ « insécurité culturelle » (Laurent Bouvet, Christophe Guilluy), et c’est exactement cela. Dans leur optique, le multiculturalisme suppose à brève ou longue échéance la fin de la société, parce qu’elle aura perdu son arrimage existentiel. On ne peut pas dire qu’à l’inverse les sociétés occidentales se moquent de leur culture. Cependant elles ont le sentiment plus ou moins conscient que celles-ci survivront par la seule force de leur intrinsèque valeur (les droits de l’homme, la laïcité française), et que même dans une société multiculturelle, elles s’imposeront d’elles-mêmes. Les sociétés occidentales peuvent se permettre de penser cela parce qu’elles ignorent la perte totale, la possibilité vécue de la disparition, l’idée que votre culture est rayée de la carte. Lorsque les adeptes du PIS disent qu’ils ne veulent pas d’immigration parce qu’ils n’accepteront jamais, comme les Français, que les femmes soient exclues de certains bars, l’idée n’est pas au premier degré. Car les Français n’acceptent pas non plus que les femmes soient exclues des bars, et ils luttent comme ils peuvent contre ces pratiques qui existent dans certains quartiers. Mais ils luttent dans l’idée qu’ils y parviendront de toutes façons, parce que leur culture est toujours victorieuse, en raison sans doute de sa vérité intrinsèque. Tandis que les membres du PIS pensent qu’on pourrait avoir le dessous, et se transformer en une société où les femmes sont recluses à la maison. Autrement dit, c’est la conscience de la perte qui fait la différence entre les deux points de vue.
L’idée tragique de la nation « qui peut mourir, et qui le sait » (Bibo, Kundera), de la disparition connue, historique, toujours possible, suscite une notion organique, ethno-culturelle de la nation. On peut parler d’« une conception de la nation, libérale et contractuelle à l’Ouest, organique à l’Est » (Brice Couturier, Le tour du monde des idées Juin 2017). Autrement dit, par le fait même de l’histoire, la vision de la nation est plus rationnelle et distanciée à l’Ouest, plus charnelle à l’Est – donc plus vivante et plus précieuse. Le multiculturalisme est ici davantage craint et repoussé, la hantise de la dilution de la nation dans l’Europe s’enracine dans l’idée selon laquelle l’Europe a perdu son attachement vital à sa propre culture fondatrice. D’où une forme de nationalisme, qui sonne à la fois désuet et dangereux aux Occidentaux ; la réclamation d’une « Europe des nations » ; un discours de patriotisme économique et une critique de l’invasion des capitaux étrangers. Une récusation du récit culturel de l’Europe occidentale, « récit historique de la honte », fondé sur la culpabilité face aux erreurs et horreurs, et une demande au contraire de réhabilitation des héros.
La prédominance de l’enracinement entretient le spiritualisme et marque le pas sur le matérialisme qui accompagne inévitablement l’évolution émancipatrice et rationaliste. Les cultures les plus émancipatrices deviennent matérialistes : pour s’émanciper de tous les attachements, elles se doivent de quêter le neutre et le quantifiable – l’argent. En Europe centrale l’histoire qui pèse d’un poids de plomb, empêche le matérialisme d’être déterminant. D’où les malentendus : « quand nous vous parlons de justice historique, vous nous parlez de fonds européens » (Kwasniewski, Hulala 31 octobre 2017). L’Europe centrale se voit comme une Europe chrétienne, fatiguée de devoir être l’élève d’une Europe matérialiste qui ne lui ressemble pas.
Les gouvernements populistes appuient tous les grands thèmes de l’enracinement : soutiennent la famille et le désenclavement des campagnes, et l’allocation aux populations démunies, si du moins celles-ci contribuent à fortifier la culture commune.
Leur position face à l’immigration est particulièrement intéressante, parce qu’elle contient l’ensemble de leur vision du monde. Les médias ou gouvernants de l’Ouest ont tendance à réduire ces positions face à l’immigration, à l’égoïsme foncier de gens qui après avoir demandé qu’on les aide à sortir d’une impasse historique, refusent d’aider les malchanceux du moment. Les choses sont un peu plus compliquées. A tort ou à raison, les populistes pensent qu’un afflux de réfugiés dotés d’une culture entièrement différente (notamment l’Islam), suscitera une société multiculturelle, et l’effacement de la culture originelle. Leur raisonnement est typique d’une morale chrétienne réaliste s’attaquant à la « charité mal placée ». Ils raisonnent comme ces parents qui refusent d’adopter un jeune vaurien parce qu’il risquerait de déstabiliser tous leurs autres enfants. Si on leur fait remarquer qu’une société chrétienne ne peut pas laisser tous ces miséreux sans aide, ils répondent qu’ils défendent un plan Marshall pour l’Afrique (Alexander Kwasniewcki, La Pologne souffre de schizophrénie, Le courrier d’Europe centrale, 12/1/2018). Si l’accueil des migrants en masse par les pays occidentaux leur paraît au mieux une charité mal placée, il leur paraît au pire un « suicide rituel » selon l’expression du président slovaque Fico. La rhétorique allemande qui juge normal de remplacer dans les usines les bras manquants dans le pays par les bras des immigrés, leur semble ahurissante. Car on ne réduit pas un homme à ses bras, il est porteur d’une culture qu’il défend avec raison. Evidemment ce que les populistes refusent de voir, c’est qu’un plan Marshall pour l’Afrique, si encore on y parvenait, porterait des fruits pour l’avenir, alors même que le problème de l’immigration se pose dans le présent. On peut se demander si un discours occidental plus raisonnable, par exemple celui qui déciderait de vraiment distinguer entre les immigrés politiques que l’on reçoit et les immigrés économiques que l’on renvoie, ne pourrait permettre d’établir un dialogue avec les gouvernements populistes, qui sont surtout exaspérés par ce qu’ils considèrent comme un excès mortel : la volonté, sous le faux nez de la morale, d’accueillir toute la misère du monde.
Et on les oblige (l’Europe les oblige) à mener ces politiques qu’ils considèrent comme suicidaires : les gouvernements populistes sont prêts à écorner la démocratie ou à la déconsidérer, pour échapper à ces périls.
3.
.Les mouvements populistes sont verbalement violents comme peuvent l’être tous les courants extrêmes, l’extrême-droite comme l’extrême-gauche. C’est là probablement le signe le plus patent de l’extrémisme : cette violence de langage, que nous avons connue à gauche, dans un pays comme la France, pendant la deuxième moitié du XX° siècle. La brutalité de l’extrême-gauche était cependant bien supportée par le public, accueillie avec indulgence, ainsi que les innombrables mensonges et « fake news » véhiculées par les communistes et autres voyoux. La particularité aujourd’hui, c’est la véhémente indignation générale qui accueille la brutalité et les mensonges des extrêmes-droites. Cette indignation est un bon signe pour la démocratie, laquelle devient exsangue si elle doit vivre au milieu des crachats.
Il y a une jubilation chez leurs leaders à prononcer en public des paroles non-diplomatiques, de celles qu’on ne prononce qu’en privé ou qu’on se défend de prononcer dans tous les cas. On peut penser, et l’histoire nous l’apprend, que la violence verbale est souvent l’annonce de la violence tout court. Mais cette sauvagerie du verbe reste un mystère. Pourquoi aimer se faire détester en prononçant partout l’imprononçable ?
Il y a probablement quelque chose de désespéré chez les extrémistes, un désespoir de ne pas être écouté, et une manière d’utiliser la provocation verbale pour remplacer les arguments inaudibles ou pas assez conceptualisés. Et d’une manière générale, ces courants portent des intentions jusqu’au-boutistes et apparentées à une forme de nihilisme, par exaspération contre un monde qu’on veut leur imposer et qu’ils ne parviennent pas à repousser par des moyens plus réguliers (soit parce qu’ils sont trop incultes pour porter des arguments décisifs, soit parce que la force de la pensée dominante est telle qu’ils sont constamment marginalisés). Sociétés divisées. Tout cela revient à dire qu’il existe un lien, non systématique mais statistique, entre l’extrémisme et l’inculture. A moins d’être des idéologues avérés (comme on l’a vu chez les communistes ou chez les nazis), la plupart de ceux qui tombent dans l’extrémisme le font non pas par les concepts, mais faute de concepts. Il faut avoir une pensée limitée pour tout simplifier, et les extrêmes sont toujours trop simples. Cela explique comment les courants dominants peuvent marginaliser les populistes en les traitant de crétins et sans autre forme de procès. Pourtant ici ce sont les courants dominants qui sont eux-mêmes trop simples. Il y a une vision du monde, et pas seulement la brutalité du cyclope, derrière les courants dits populistes.
4.
.Nombre d’analystes font observer la convergence entre le déploiement des populismes et les facteurs économiques. Ils notent que ce sont les classes moyennes, oubliées de la croissance, qui se révoltent (par exemple Marcin Krol, Wprost, Varsovie, 10 avril 2013). Jacques Rupnik parle des « laissés pour compte de quinze années d’économie de marché » (Le vent mauvais du populisme est-européen, Telos 6 nov 2006). Les populismes seraient des mouvements de colère répondant à des problèmes économiques, « démocratie de frustration » dit Marcin Krol (cf Jacques Rupnik, Populismes et révolution conservatrice en Europe de l’Est, La Documentation Française, 5 juillet 2017). Ces problèmes économiques sont liés aux territoires, comme on l’observe depuis une dizaine d’années en France : il y aurait à cet égard deux Polognes, celle de Varsovie et celle des territoires de l’Ouest, deux Hongries comme deux Slovaquies.
Dans le même registre, on a tendance à lier les mouvements populistes à l’inculture de couches sociales peu éduquées.
Ces deux facteurs comptent certainement, mais ne sauraient constituer des facteurs décisifs et encore moins suffisants. En Hongrie, les électeurs du Fidesz ne sont pas sous-éduqués, mais plutôt constitués de couches urbaines et instruites. Tout indique que l’insécurité culturelle est ici plus décisive que l’insécurité économique. On ne peut pas non plus croire, comme on l’entend ici ou là, qu’il s’agit d’aigreurs développées chez les générations sacrifiées de l’ex-communisme, et que les nouvelles générations balaieront tout cela. Les jeunes votent massivement pour les partis populistes et pour les partis d’extrême-droite (G.Mink : « tandis que les jeunes ont toujours été (dans nos populations) les plus ouverts et tolérants, la jeunesse d’aujourd’hui est de plus en plus droitière et pas seulement en Pologne » L’Europe centrale à l’épreuve de l’autoritarisme, Politique étrangère 2016/2 –Eté ; ou A.Kwasniewski : « la révolution conservatrice a été prônée par des jeunes, en réaction à ce qui se passe en Europe de l’Ouest, notamment avec les populations musulmanes », Hulala 31 octobre 2017.)
5.
.Cherchant un vocable objectif et quittant l’ordre de l’injure pour l’ordre de la philosophie politique, les analystes abandonnent le « populisme » pour parler de « démocraties illibérales ». Ce qui paraît plus légitime, tant il est vrai que les insultes n’ont jamais réussi, même en torrent, à faire une description. L’appellation « démocratie illibérale » désigne un gouvernement démocratiquement élu mais qui une fois élu restreint les libertés[1]. A-t-il été élu pour les restreindre ou bien faut-il comprendre qu’il piège ainsi ses électeurs ? C’est une question importante. Pourquoi et au nom de quoi restreint-il les libertés ? Autre question – qui se réduit peut-être à la première.
Le président du PiS, Jaroslaw Kaczynski, démocratiquement élu, neutralise les uns après les autres tous les contre-pouvoirs, à commencer par le tribunal constitutionnel, la justice et les médias. Les purges se multiplient dans l’administration et les entreprises publiques. Le président Andrzej Duda veut organiser d’ici à la fin 2018 un référendum en vue d’un changement de constitution. Viktor Orban a aussi commencé par mettre en cause les pouvoirs de la Cour constitutionnelle, puis a remanié les médias et l’administration. L’inquiétude et la révolte sont grandes, et en Pologne surtout, les manifestations se multiplient. Il faut d’abord examiner ces réformes avec objectivité. Si l’on prend l’exemple de la France, il est courant qu’un nouveau président renouvelle les élites médiatiques, redécoupe les circonscriptions pour s’assurer les victoires électorales… Ce sont les atteintes au tribunal constitutionnel qui paraissent véritablement inquiétantes. Mais d’une manière générale, il souffle là une volonté de défaire, dont on se demande où elle va s’arrêter. Ce que Kaczynski appelle la « lutte contre l’impossibilisme légal », traduit l’intention ferme de briser ce qui résiste, y compris ce qui résiste par la loi.
Des démocraties dites illibérales sont bien observables dans le monde entier, depuis la Russie de Poutine jusqu’à certains pays du Moyen-Orient ou d’Afrique. Il s’agit en général de sociétés qui n’ont pas bénéficié historiquement d’une culture de liberté, et se sont saisi du système démocratique soit par mimétisme, soit sous la pression des Occidentaux (l’un et l’autre étant difficiles à différencier)[2]. Ils ont des gouvernants élus mais une culture de soumission et/ou d’oppression. C’est une erreur courante que nous avons fait en Occident depuis un siècle, de croire que la démocratie serait un simple outil qu’on peut prêter au voisin pour le rendre libre. La démocratie est plutôt une culture de liberté, qui se façonne au long des siècles sur des fondements adaptés – et sinon elle n’est qu’un leurre, un mot, une chimère. Ce qui nous permet de mieux comprendre la répulsion particulière qui saisit les Occidentaux quand ils voient se propager les démocraties illibérales en Europe centrale : voilà des pays qui ont une culture démocratique, et qui pourtant renient la liberté. Ce qui paraît impardonnable. C’est une régression.
D’autant que les quelques gouvernements cités en Pologne, Hongrie, République Tchèque ou Slovaquie, ne représentent pas entièrement cette mouvance, bien plus vaste. Dans tous les pays de la région, des partis plus extrêmes encore parviennent parfois à des scores électoraux non négligeables. En Slovaquie existent plusieurs partis nationalistes dont certains très radicaux. En Hongrie, le parti Jobbik fait passer Orban pour un modéré. Le phénomène est large et profond.
Tentons de décrire la conviction politique et sociale de ces courants illibéraux : ils pensent que même dans un régime de liberté, la liberté a des limites – et ils pensent que ces limites sont franchies et dépassées dans les démocraties Occidentales et dans l’Union européenne.
Pour eux, la liberté a des limites en économie : il faut donc promouvoir contre la mondialisation un patriotisme économique. L’émancipation de l’individu a des limites et pas seulement celles de la technique et du désir : il faut donc restreindre les réformes dites sociétales. Le libéralisme économique et le libéralisme des mœurs sont les principales cibles. Autrement dit, la démocratie est récusée parce qu’elle est censée contredire des principes essentiels, plus substantiels que la démocratie elle-même.
Cette critique du libéralisme sur plusieurs plans s’oppose frontalement à l’opinion dominante en Europe occidentale, à la fois libérale et libertaire, mais qui se donne pour un hyper-centre : Emmanuel Macron en France, Angela Merkel en Allemagne. Ce centre, mondialisé, libéral et européen, est décrit par les démocraties illibérales comme le socle d’une idéologie qui ne dit pas son nom, se donne pour une science de la société et pour l’unique solution au destin européen. Le TINA (« there is no alternative ») a fait de grands dégâts dans les esprits d’Europe centrale. Prétendre qu’au sortir d’un demi-siècle de totalitarisme, ils n’auraient plus de choix de société puisqu’obligés d’approuver le courant dominant, cela les a plongés dans une stupeur furieuse. Les démocraties illibérales signifient : il y a une alternative à l’immigration imposée, aux réformes sociétales imposées par le progrès, à la mondialisation financière. Le sentiment de trouver en face d’elles une seule pensée – qui les fait apparaître d’ailleurs comme les seuls opposants -, asseoit les démocraties illibérales dans l’idée que l’Europe occidentale est la proie d’une sorte de délire idéologique, face auquel elles représenteraient la voix du bon sens et du réalisme, la victoire du « bon sens des gens ordinaires ».
Ce qui peut susciter des désirs de sortie de l’Union européenne, même si ces velléités sont finalement rares (les Polonais dans l’ensemble ne souhaitent pas quitter l’Europe, en République tchèque Babis a déclaré que son mouvement était pro-européen). Pourtant, Aleksander Kwasniewski précise que s’ils n’ont pas fermé le groupe de Visegrad, qui avait rempli ses fonctions historiques, c’était « pour « utiliser ce groupe comme un dispositif spécial d’actions concertées contre Bruxelles » (interview Hu-lala.org jeudi 21 décembre 2017) ; pourtant, Andrej Babis précise que son mouvement, ANO, ne souhaite pas que le pays fasse partie de la zone Euro. Ce sont les mouvements plus extrêmes, comme par exemple celui du tchèque Tomio Okamura, qui réclament un référendum de sortie de l’Union. Cependant, on le voit, sans vouloir vraiment quitter l’Union européenne ces mouvements veulent la réformer en profondeur, au regard de leurs principes. Ils espèrent devenir un jour ou l’autre suffisamment nombreux et puissants pour pouvoir y opérer des transformations radicales. La principale transformation souhaitée étant le transfert des pouvoirs de l’UE aux parlements nationaux.
On peut discuter pour trouver dans l’histoire des ancêtres à ces mouvements illibéraux. Le rapprochement le plus évident concerne les corporatismes chrétiens des années 30. Le point de vue décrit plus haut sur les réformes sociétales s’appuie très largement sur celui chrétien (en tout cas sur un point de vue chrétien d’il y a cent ans, et comme on le verra plus loin, c’est là que le bât blesse). La description des réformes sociétales occidentales insiste sur ce qu’elles induisent en terme de décadence et de laxisme. Il est clair que nous avons là, à des degrés divers selon les cas, des mouvements dont le conservatisme se décline dans le domaine de l’identité et de la reconnaissance de l’ennemi, des relations hommes/femmes, du rejet de l’homosexualité etc. La valorisation de l’ordre moral est ici un sujet coutumier, typiquement en Slovaquie mais aussi ailleurs. Et même en dehors de ces thèmes si spécifiques et reconnaissables, lorsqu’on voit Andrej Babis arguer que « le Parlement, c’est du bavardage » (Radio-Prague, 21 octobre 2017), on ne peut s’empêcher de se rappeler les corporatismes-fascismes des années 30. Néanmoins, on ne peut pas parler de pouvoirs fascistes ou dictatoriaux. Juste peut-on dire que ces régimes appartiennent à l’espèce des pouvoirs autocratiques, ce qui est bien vague. C’est une nouvelle catégorie.
Pour en préciser les contours, il est possible d’utiliser le concept de révolution conservatrice, afin de montrer le type de volonté politique affichée, et aussi l’échec de cette volonté.
On peut croire au premier abord qu’il s’agit de révolutions conservatrices[3]. On voit aussitôt dans cette expression un oxymore. Si on conserve on ne révolutionne pas. Et pourtant, la révolution consiste ici à vouloir conserver ce que l’évolution des temps rend injustement obsolète. Au début du XX° siècle, les courants germaniques de la révolution conservatrice récusaient la direction qui avait été prise par la modernité. Ils défendaient les valeurs traditionnelles et à cet égard, rejetaient dos à dos le libéralisme et le marxisme. Certains souhaitaient remplacer la république par un Etat autoritaire.
Au fond, la révolution conservatrice est le courant de ceux qui pensent que le processus de modernisation met en péril des valeurs cardinales, des principes substantiels.
La révolution conservatrice qui se fomentait en Allemagne il y a un siècle, n’a pas eu lieu. Elle a été pour ainsi dire doublée par la prise de pouvoir des nazis, auxquels on la relie couramment. Et il y a des fondements communs, puisque le nazisme est une idéologie de l’enracinement. L’hitlérisme a été la perversion du mouvement conservateur critique de la modernité. Par sa monstruosité il excède les comparaisons, et d’ailleurs la plupart des écrivains de la révolution conservatrice se sont désolidarisés du nazisme qui une fois au pouvoir les a muselés, exilés, ou exécutés. Il est aussi partial d’identifier la révolution conservatrice au nazisme, que ce le serait d’identifier le socialisme de Blum au stalinisme, sous le prétexte qu’il s’agit chez Blum et chez Staline d’une idéologie de l’émancipation.
La révolution conservatrice raconte un dégout de l’évolution moderne vers le capitalisme et le matérialisme. Elle hait le bourgeois, prototype du matérialiste. Elle réclame l’enracinement dans les principes éthiques et religieux, le nationalisme, le retour à la terre, le réalisme contre les utopies. Elle veut la communauté contre l’individualisme, l’élite contre l’égalitarisme. La révolution conservatrice allemande lançait une attaque en règle contre les partis et la république de Weimar, décadente et instable. Les sociétés d’Europe centrale se rebellent contre une modernité que voudraient leur imposer l’Union européenne. Au fond, il s’agit toujours de combattre le matérialisme, la décadence des mœurs, l’universalisme excessif, pour défendre l’enracinement, la spiritualité éthique, et les identités.
Pourtant les adeptes hongrois ou polonais de la révolution conservatrice ne se reconnaissent pas dans ces expressions politiques, en raison de leur violence verbale et de leur extrémisme. Il n’est plus possible aujourd’hui d’être intolérant comme on l’était encore il y a un siècle : à coups d’invectives. Si l’on doit être intolérant, comme le libertarisme ou l’individualisme, il faut l’être soft. La manière d’être des courants illibéraux rappelle aussitôt le communisme récent : le léninisme, dit Anne Appelbaum[4] ; les Bolcheviks, dit Adam Michnik, qui parle d’eux comme d’un néo-bolchevisme[5].
Autrement dit, il y a dans ces sociétés le ferment de révolutions conservatrices, mais qui seraient modernes, c’est à dire calmes et tolérantes. Les courants illibéraux sont perçus, même par ceux qui défendent les mêmes principes qu’eux, comme une idéologie du conservatisme – incapable d’objectivité, du pluralisme, d’ouverture : au fond un conservatisme d’il y a un siècle ?
Décidemment, tout dans cette affaire semble être une question de tempo.
Chantal Delsol
[1] Georges Mink les décrit ainsi : « gouvernant démocratiquement élu qui tend à monopoliser ensuite le pouvoir en neutralisant les tribunaux constitutionnels, soumission des médias publics, imposition d’une seule et unique narration historique, remodelage de la loi électorale », L’Europe centrale à l’épreuve de l’autoritarisme, Politique étrangère 2016/2-Eté. Et Martine Pétauton : « pouvoirs forts, autoritaires plus que franchement dictatoriaux puisque les bases de la démocratie représentative demeurent », Le Monde 26 aout 2016. [2] Fareed Zacharia, L’avenir de la liberté, Odile Jacob 2003. [3] L’expression « révolution conservatrice », employée par Dostoïevsky en 1876, prend de l’importance avec le poète Hofmannsthal, voir par exemple Barbara Koehn, La révolution conservatrice et les élites intellectuelles européennes, Presses universitaires de Rennes 2003 [4] Anne Apelbaum, 100 years later, Bolshevism is back, The Washington Post, 6 novembre 2017 [5] Krytyka Polityczna, 1° décembre 2017