Prof. Jerzy MIZIOŁEK: Triomphe de la Constitution du 3 mai et de la Grande Diète

Triomphe de la Constitution du 3 mai et de la Grande Diète

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Prof. Jerzy MIZIOŁEK

Historien de l'art, professeur, en 2018-2019 directeur du Musée national de Varsovie.

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La Constitution du 3 mai 1791 reste l’un de ces événements dans l’histoire de la Pologne qui permettent de croire en la sagesse et les forces vitales de la nation. Sa puissance et sa dimension triomphale ont été le mieux exprimées par Jan Matejko – écrit Jerzy MIZIOŁEK

.Le processus de création du tableau « La Constitution du 3 mai » – la dernière œuvre imposante du peintre polonais Jan Matejko (mort en 1893) – est bien perceptible dans les sources écrites et dans les propos de l’artiste lui-même. « Matejko choisit pour la Constitution du 3 mai un moment caractéristique, à savoir sa proclamation dans les rues de la capitale, lorsque la foule se dirige dans un cortège vers la cathédrale pour y faire le serment solennel », écrivait, en 1898, Marian Gorzkowski. En effet, l’énorme tableau (2,5 x 4,5 m) donne à voir ce triomphal cortège. Avant de le décrire en détail, on ne peut ne pas rappeler ici un souvenir précieux d’un autre triomphe lié à la Grande Diète (1788-1792) et son célèbre président Stanisław Małachowski, appelé, du fait de sa droiture et sa sagesse, l’ « Aristide polonais ». En 1789, alors que la liesse gagnait la nation tout entière, on a installé au jardin du palais des Krasiński, en son honneur, une banderole en forme d’arc de triomphe, dans le couronnement duquel se trouvait une inscription hautement évocatrice : « Par ton entremise des ruines la liberté se relève. Accepte cette couronne avec joie, c’est la Patrie qui te l’offre. »

Une gravure de Józef Czechowski permet de nous imaginer les valeurs artistiques de la banderole, avec ses décorations et son inscription en l’honneur non seulement d’un grand homme politique et un patriote, mais aussi du triomphe de l’idée de réforme de l’État. Il ne reste plus aucune illustration d’un autre arc, installé place du Marché de la vieille ville de Varsovie juste après la promulgation et la proclamation de la Constitution du 3 mai.

Vers la réforme de la République.

Le père Walerian Kalinka, éminent historien et spécialiste de la Grande Diète, considérait que la promulgation de la Constitution avait été une action conduite à partir d’une fausse reconnaissance de la situation politique. En effet, on avait trop facilement cru aux bonnes intentions de la Prusse dirigée par Frédéric II et de Léopold II, empereur autrichien bienveillant à la Pologne et qui essayait – on le sait, en vain – de convaincre les Polonais de la nécessité de mener des réformes. La France et l’Angleterre avaient leurs propres problèmes pour encore avoir à soutenir la Pologne. Mais on essayait tout de même à Varsovie de profiter sagement d’une période de mésentente entre la Prusse et la Russie. L’œuvre de réforme de l’État avait commencé bien avant 1788. Il y avait d’abord le Collegium Nobilium, où, sous la tutelle de Stanisław Konarski, des milliers de Polonais, dont de nombreux créateurs de la Constitution du 3 mai comme Ignacy et Stanisław Kostka Potocki, avaient complété leur éducation. Puis, déjà à l’époque de Stanislas II Auguste, la fondation de l’Académie du corps des cadets de la noblesse, une pépinière du patriotisme polonais, dont étaient sortis entre autres Julian Ursyn Niemcewicz, immortalisé par Jan Matejko – tout comme Ignacy Potocki – dans son célèbre tableau. Enfin, les acquis de la Commission de l’éducation nationale, premier ministère de la Culture au monde, et une réforme de l’Université Jagellonne menée par Hugo Kołłątaj, lui aussi représenté par Matejko. Konarski, par la bouche de ses élèves lors de leurs rassemblements, exigeait qu’on accorde la liberté personnelle aux paysans et les droits politiques à la bourgeoisie. Il propageait ses idées de patriotisme et de progrès même dans ses pièces de théâtre, entre autres dans La tragédie d’Épaminondas, où on trouve cette sentence : « Même la loi la plus sainte cesse de l’être si elle est contraire au bonheur de la Patrie. »

Il est hors de doute qu’en l’écrivant ce grand instituteur de la nation pensait à des aberrations politiques et juridiques comme le liberum veto, supprimé plus tard par la Constitution du 3 mai. Comme modèles de citoyen moderne, ils avaient choisi des Grecs célèbres – Aristide et Épaminondas – bien connus à tout Polonais cultivé, aussi de la lecture des œuvres de Cornélius Népos. Aristide vécut à Athènes aux temps des guerres médiques ; Épaminondas fut au IVe siècle av. JC le stratège de Thèbes. La droiture d’Aristide, grand homme politique, était proverbiale, mais malgré cela, suite à des accusations calomnieuses, il fut frappé d’ostracisme et condamné à l’exil. En oubliant l’injure, il revint pour protéger Athènes devant la menace perse. Épaminondas, lui, enfreignit la règle, insensée, l’obligeant à démissionner de son poste de stratège à la veille d’une bataille décisive contre les armées de Sparte. Au nom de la juste cause, il prolongea d’un jour son statut de commandant en chef et offrit la victoire aux siens. Les effigies de ces deux grandes personnalités grecques – l’œuvre de Franciszek Smuglewicz datant d’env.1790 et commandées le plus vraisemblablement par Hugo Kołłątaj – peuvent être admirées aujourd’hui au Palais présidentiel et au Château royal à Varsovie, donc à proximité des chefs-d’œuvres de Matejko : « Rejtan » et « La Constitution du 3 mai ». La quantité d’effigies conservées d’Artistide et d’Épaminondas laisse supposer qu’on s’en servait pour « parler » avec elles aux députés. La première œuvre montre la scène de l’ostracisme, l’autre – la mort du vaillant stratège, percé par une lance. Bientôt, quand il apprendra la nouvelle de la victoire, le fer mortifère sera retiré et lui, il mourra. L’amour de la Patrie est la loi suprême.

Franciszek Smuglewicz (1745-1807). Ostracisme sur Aristide, ch.1800.
Le Musée national de Cracovie; photo: Studio de photographie du Musée national de Cracovie.
Franciszek Smuglewicz (1745-1807). Mort d’Epaminondas.
Musée national de Varsovie.

Le triomphe de la Constitution du 3 mai.

.Matejko s’est préparé à l’exécution de son monumental tableau avec un grand souci de la précision. Son œuvre devait en effet orner le Château royal, dès que ce serait possible. Après une longue et consciencieuse étude, il s’est mis à peindre. La scène représente le cortège triomphal entre le Château royal et l’église Saint-Jean (aujourd’hui cathédrale). Le personnage principal – Stanisław Małachowski – porté à bras-le-corps par deux députés, tient en sa main droite la deuxième constitution au monde, après celle américaine. À côté de lui, hissé très haut (pour ne pas s’opposer, car il était contre la promulgation de la nouvelle loi), se trouve Kazimierz Sapieha, le maréchal de la Confédération du Grand-Duché de Lituanie. Dans l’espace entre Małachowski et le roi Stanislas II Auguste montant les marches de l’église on aperçoit entre autres Ignacy Potocki, Adam Kazimierz Czartoryski et Hugo Kołłątaj. Sur les marches, sous un baldaquin, Matejko a placé la comtesse Dorothée von Medem de Courlande et, juste dans son dos, Elżbieta Grabowska, amie du roi. La composition du tableau et l’emplacement des personnages sont extrêmement réfléchis. Le roi est accueilli par le célèbre Jan Dekert, maire de la ville, représentant la bourgeoisie qui dans la nouvelle constitution obtenait enfin la place qu’elle méritait. Et dans le dos de Małachowski nous appercevons Andrzej Zamojski, le bienfaiteur des paysans, qui essaie de tirer derrière lui un représentant de cette frange de la société (que la nouvelle loi n’a malheureusement pas traitée avec beaucoup de faveur). En bas, à droite, on voit aussi deux Juifs, un vieux et un jeune.

Une scène particulièrement intéressante se déroule dans la partie centrale, aux pieds de Małachowski : Jan Suchorzewski, député de la région de Kalisz, opposé à la Constitution et à tout projet de réforme, tente de poignarder son fils. Il a menacé de le faire si la Constitution était adoptée. Le petit garçon se détache de l’étreinte du père dont la main armée de couteau est aussitôt immobilisée par Stanisław Kublicki, député de Livonie, l’un des représentants les plus actifs des pro-réformateurs au sein de la Diète. De la poche de l’assassin manqué tombent des cartes : Suchorzewski est un joueur invétéré qu’il n’a pas été difficile aux agents russes de soudoyer. Mais notre grand maître n’a pas oublié non plus Kościuszko et le prince Joseph-Antoine Poniatowski.

.Ainsi est né un récit tout en couleur relatant un des événements les plus glorieux de l’histoire polonaise que le génie de Matejko a inscrit dans la formule du triomphe. Hélas, le vrai triomphe, lui, ne viendra qu’en 1920.

Jerzy Miziołek

30/04/2021