Le code pénal concernant les Polonais et les Juifs se tenait sur trois pages, et le mot « mort » y apparaissait à sept reprises – écrit Jan ŚLIWA
Tarnów, Pologne sous l’occupation allemande, 1942. Les Allemands referment le quartier juif et le transforment en ghetto. S’ensuivent des jours de folie meurtrière – des corps ensanglantés jonchent les rues, il y a des gens qui tentent de fuir, il y en a d’autres que l’on jette dans une synagogue en flamme.
Quelques jours plus tard, à la porte d’une amie polonaise vient frapper une Juive. Que doit faire la jeune femme qui lui ouvre la porte ? Héberger un Juif est synonyme de mort – la loi imposée par l’occupant allemand et que les Polonais se doivent de respecter est sans équivoque.
La vie de la jeune Polonaise ne vient que de commencer – s’il n’y avait pas la guerre, elle poursuivrait ses études de physique.
Elle ouvre la porte plus grand.
La Juive entre – et reste pour plus de deux années.
.La Shoah est un sujet qui revient sans cesse dans les médias. À mon avis, le principal obstacle à une discussion objective est la difficulté de nous imaginer l’enfer de ces années-là, non seulement par la raison, mais aussi par les sentiments et les sens. Analyser la peur n’est pas la même chose que d’éprouver de la peur. En particulier dans un Occident opulent et bien entretenu, c’est aujourd’hui presque impossible.
En rédigeant ce texte si important pour moi, j’aimerais nous aider à nous imaginer des situations réelles, telles qu’elles étaient ressenties à l’époque. J’y peindrai la toile de fond pour permettre à chacun de reconnaître le terrain où s’est déroulée l’action, puis je citerai quelques exemples de gestes concrets par lesquels s’est traduit le secours apporté aux Juifs, avec toutes les difficultés que cela supposait, ensuite, j’exposerai, en y apportant mon jugement, les dilemmes éthiques et, enfin, je donnerai quelques éléments de réponse à la question de savoir si – hormis quelques leçons de morale faciles – nous sommes mieux préparés à affronter une éventualité aussi extrême.
Avec le temps, les Allemands ont été éliminés de la conscience des sociétés du monde pour être remplacés par le terme abstrait de « nazis ». Les nazis n’ont ni patrie ni enfants. Ils se sont évaporés en 1945. Et comme il faut toujours un saligaud bien concret, c’est aux Polonais qu’on a fait jouer ce rôle. Ainsi, çà et là, pouvons-nous lire sur « les Juifs exterminés par les nazis dans les camps de la mort polonais ». Puisque la seule nation évoquée sont les Polonais, l’association « nazis = Polonais » pénètre sans grande difficulté les esprits des lecteurs. Et elle risque de s’y installer durablement comme vérité établie, tellement elle est martelée par les médias à travers le monde. Cela mène à des acrobaties mentales choquantes, comme cette citation de la journaliste américaine Andrea Mitchell de la chaîne MSNBC dans laquelle elle parlait de l’insurrection des Juifs du ghetto de Varsovie « contre le régime polonais et nazi » (against the Polish and Nazi regime). Une simple ignorance ou une froide manipulation ? L’une et l’autre défigurent l’histoire.
Les relations dans lesquelles on évoque la Shoah ne font presque plus mention aujourd’hui des Allemands, hormis évidemment le fait qu’ils ont déjà demandé pardon et que « l’affaire est close ». À l’inverse, ces affreux Polonais refusent toujours « de prendre leur part de responsabilité pour les crimes du IIIe Reich », comme a laissé récemment entendre France Culture.
.Non, nous ne voulons pas endosser la culpabilité pour les crimes des autres. Beaucoup oublient que la Pologne n’a été ni une partie du IIIe Reich, ni son alliée – elle a été un pays conquis, contraint à endurer une occupation des plus brutales. Les Polonais ont combattu les Allemands nazis – et c’est ce qui les différencie des autres nations – du premier au dernier jour de la guerre. Sur tous les fronts : de Narvik à Tobrouk, de Bréda jusqu’à Berlin.
La Pologne a aussi joué un rôle important, d’abord, dans la collecte d’informations sur l’occupation de son territoire par les Allemands, et plus particulièrement de celles concernant le génocide des Juifs, et ensuite, dans leur transmission vers l’Ouest. À ce titre, il convient ici de mettre en exergue l’héroïsme exemplaire de Witold Pilecki. Cet officier de l’armée polonaise et membre actif de la résistance s’est laissé emprisonné à Auschwitz afin de recueillir des renseignements pour ensuite les faire sortir du camp. Un autre personnage remarquable, Jan Karski, a pénétré clandestinement dans le ghetto de Varsovie. Il a rédigé des rapports sur l’occupation et la Shoah, les témoignages qu’il a lui-même transmis à l’Ouest. Lors de son séjour aux États-Unis, en 1943, il n’est parvenu à intéresser au sort des Juifs ni le président Roosevelt, ni même les milieux juifs américains. Des informations supplémentaires sur la réaction de l’Occident, ou plutôt le manque de celle-ci, sont à trouver dans l’article mentionné à la fin du texte.
Même si l’État polonais a cessé, de fait, d’exister, le gouvernement polonais, lui, a continué sa mission à l’exil à Londres, tout comme ses ambassades dans certains pays neutres. En Suisse, un groupe de diplomates sous la direction d’Aleksander Ładoś, légat polonais à Berne, a produit de faux passeports sud-américains. Distribués par des courriers dans de nombreux pays européens, ces documents ont permis à des milliers de Juifs d’échapper à l’extermination.
Quant à l’aide apportée aux Juifs, il semble étonnant que les États et les gens qui ont préféré ne rien faire, trouvent de multiples excuses à leur inaction. Longtemps, les camps de la mort étaient, certes, hors de portée des bombardiers, mais dès 1944, année du génocide des Juifs hongrois, il en était autrement. Contrairement à la narration dominante aujourd’hui, aucun des dirigeants occidentaux ne voulait « mener de guerre pour les Juifs ». L’antisémitisme était, en effet, très fort et très répandu en Occident. Le rôle du sauveur de l’honneur de l’humanité devait-il donc vraiment incomber au paysan polonais affamé et martyrisé par six années de guerre, ne voyant autour de lui que la mort ? Il pouvait tout bêtement être à bout de forces. Sous le joug allemand, chaque bonne action pouvait aussi lui coûter la vie – la sienne, celle de sa famille et de ses voisins. Et toutes ces vies ont une valeur. En pensant aux Juifs, n’oublions pas que chaque vie compte, All Lives Matter, ce qui pour tout humaniste devrait être une évidence.
.Certains s’essayent à comparer l’occupation de la Pologne à celle de la France ou des autres pays occidentaux. Ce sont des réalités incomparables. D’abord, les Allemands ont hiérarchisé les races : eux, c’était évidemment le Herrenvolk, la race des seigneurs. Un peu plus bas, les Scandinaves, nordiques eux aussi. Les Français étaient en somme pas mal et, en plus, les Allemands se plaisaient à venir à Paris. Si on pouvait s’y divertir, pourquoi le détruire? Tout en bas, les Juifs, un vrai malheur, comme criait un slogan en vogue de la propagande allemande. Un cran au-dessus, les Slaves : Polonais, Ukrainiens, Russes. « Slawen – Sklaven », Slaves – esclaves, ça sonne pareil. Leur malchance était de peupler des terres que les Allemands voulaient s’accaparer. Lebensraum im Osten, espace vital à l’Est. Pour y parvenir, quel superbe projet que celui de « Generalplan Ost » qui faisait miroiter une future contrée coulant le lait et le miel – mais seulement pour la race supérieure. Peu ou prou de place pour les autres. Pour le moment, les Polonais étaient nécessaires, il fallait de la main d’œuvre afin de produire de la nourriture pour les Allemands et travailler dans leurs usines. Mais la vie du Polonais n’avait pas de valeur que si elle était utile à la race des seigneurs, elle n’avait pas de valeur en elle-même. Les rations alimentaires pour les « races inférieures » étaient minimes, la famine devait en effet éliminer les individus les plus faibles. La mort administrée par les Allemands était une punition si typique que presque ordinaire.
On punissait les Polonais de la peine de mort évidemment pour toute aide apportée aux Juifs (même pour avoir tendu un morceau de pain à un Juif affamé, les archives documentant la guerre regorgent de ces témoignages), mais aussi pour tant d’autres « crimes » : les paysans, pour ne pas avoir fourni suffisamment de viande de porc aux seigneurs allemands ; tous les autres, pour posséder un poste de radio par lequel il était possible de capter la fréquence de Londres où était diffusée la voix du gouvernement polonais à l’exil.
.Après leur invasion de la Pologne, le 1er septembre 1939, les Allemands ont vite fait comprendre qui étaient les maîtres. Dans le cadre de l’Intelligenzaktion, ils ont assassiné 100 000 membres de l’élite politique et culturelle, en voulant ainsi briser la colonne vertébrale de la nation. Le nouveau gouverneur général a convoqué les professeurs de l’Université Jagellonne de Cracovie pour leur donner lecture des nouvelles dispositions éducatives allemandes. Une fois arrivés sur place, curieux des propositions du gouverneur, ils ont été arrêtés par les SS, jetés dans des camions et déportés vers des camps de concentration. Toutes ces actions (et tant d’autres), arrivées seulement quelques semaines après l’invasion, excluaient toute idée illusoire d’entente entre l’Allemagne et la Pologne ou de collaboration formelle. Il était impossible d’instaurer ici « un gouvernement polonais ». Observé attentivement par Pétain, le comportement des Allemands en Pologne l’a conduit en 1940 à signer sans tergiverser l’armistice et à renoncer à toute forme de résistance. Il voulait à tout prix éviter la « polonisation » de la France, à savoir une occupation brutale à l’instar de ce que les Allemands faisaient endurer aux Polonais.
La conquête de l’Europe (du monde ?) était l’objectif majeur du IIIe Reich, mais juste après venait l’extermination des Juifs. Les actions contre ce peuple ont connu plusieurs phases.
D’abord, les persécutions : confiscations de biens, déplacements vers des logements de pire qualité, puis confinement dans des ghettos. Quand la conquête de l’Union soviétique a été stoppée, il était clair que la guerre durerait encore longtemps et que l’approvisionnement en nourriture deviendrait un problème épineux. N’oublions pas que le traumatisme de la famine pendant et après le précédent conflit mondial était encore une réalité bien palpable.
Dans leur raisonnement d’efficience économique, les Allemands sont vite arrivés au constat que les Juifs – qu’ils haïssaient de toute manière – ne leur étaient d’aucune utilité. Ils devaient donc réduire leur nombre. Aucun pays ne voulait les accueillir (de la conférence d’Évian, en 1938, jusqu’à celles des Bermudes, en 1943, aucune solution réelle n’a été mise en place ; de plus, les Britanniques ont fermé l’accès à la Palestine). La tragédie des paquebots Saint Louis et Struma, ou celle du Exodus 1947, survenue après la guerre déjà, reflète plus le souci de se défaire du problème que de le résoudre. L’option de déporter les Juifs vers Madagascar, territoire de la France de Vichy, n’était pas faisable, compte tenu de la mainmise britannique sur les océans.
En janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee, les Allemands ont décidé de la Solution Finale, à savoir l’extermination des Juifs dans des camps de la mort conçus à cet effet. Les chambres à gaz et les crématoires permettaient de se lancer dans cette entreprise meurtrière à l’échelle industrielle. Avant novembre 1943, environ deux millions de Juifs ont ainsi été assassinés. Ceux qui sont parvenus à échapper à la mort lors de la phase principale de la Shoah, essayaient de survivre, en attendant la fin de la guerre. L’Armée rouge avançait de l’Est, en libérant, avant l’été 1944, la Pologne orientale, et à partir de janvier 1945, la Pologne occidentale. Il était impossible de survivre à un ou, en l’occurrence, deux hivers, avec des conditions climatiques très rudes la plupart du temps dans cette partie de l’Europe, sans l’aide des Polonais, eux aussi, rappelons-le, luttant pour leur propre survie.
.Des théories multiples et variées essayent d’expliquer pourquoi c’était le territoire de la Pologne occupée qui a été choisi pour y installer les camps de la mort. À mon avis, la raison était très simple. C’était en Pologne qu’habitait la plus nombreuse communauté juive, transporter les Juifs ailleurs n’avait aucun sens. Réduite à néant, la structure de l’État polonais avait été remplacée par une administration coloniale allemande. Une partie du territoire avait été incorporée au grand Reich allemand (comme les alentours d’Auschwitz), le reste (le Gouvernement Général) étant administré par le gouverneur allemand Hans Frank qui siégeait à Cracovie dans ce qui fut jadis le château des rois de Pologne.
Le code pénal concernant les Polonais et les Juifs se tenait sur trois pages, et le mot « mort » y apparaissait à sept reprises.
La Pologne occupée était loin des yeux de l’Occident où les Allemands se faisaient passer pour les bâtisseurs d’une nouvelle Europe. En Pologne, ils pouvaient faire ce qui bon leur semblait sans avoir à regarder les autres. Certes, les témoins locaux, comme ma belle-mère, vivant à Chrzanów, une ville située à 20 km d’Auschwitz, pouvait sentir cette odeur douce caractéristique de chair brûlée, mais ils étaient traités comme du bétail, voués d’ailleurs eux aussi à disparaître bientôt. Le monde, je me permets de le rappeler, n’avait pas réagi aux appels des Polonais, ceux de Pilecki et de Karski. Le monde savait, mais préférait se taire.
Les Polonais, eux, aidaient. Les Juifs n’étaient pas une population homogène, et cela facilitait, ou, à l’inverse, rendait plus difficile la possibilité de les sauver. D’un côté, il y avait les Juifs assimilés, comme Władysław Szpilman, le « Pianiste » de Polański, qui avant la guerre jouait du Chopin à la Radio polonaise. De l’autre, les Juifs du shtetl, portant barbe et papillotes, comme tout juste sortis d’Un violon sur le toit. Ils ne parlaient même pas polonais, leur langue, c’était l’yiddish.
Munis de faux papiers, les Juifs assimilés pouvaient tenter de vivre entourés de Polonais. Si évidemment leur apparence ne les trahissait pas. Et ceci dès le début de l’occupation, même sans qu’ils aient eu à passer par un ghetto. La majorité des Juifs, pourtant, vivaient dans les ghettos où, surtout au début, ils menaient, quoique entassés, une vie relativement sûre. Il y avait de grandes disparités sociales : certains Juifs fréquentaient les cafés chics (dans un de ces cafés donnait des concerts le Pianiste de Polański), d’autres mouraient de faim. Certains vivaient de petits trafics et contrebandes, d’autres faisaient de grosses affaires. Il faut souligner qu’ils n’avaient pas de contact direct avec la population polonaise et que l’ordre dans les ghettos était assuré par une milice juive. La sortie illégale était passible de la peine de mort, le même sort étant réservé à tout Polonais contacté par le fugitif. Quand, entre 1942 et 1943, les Allemands se sont mis à faire évacuer les ghettos et à assassiner massivement les Juifs, certains d’entre eux tentaient de fuir, en cherchant de l’aide auprès de la population locale ou bien en trouvant des cachettes dans les forêts.
.Souvenez-vous de l’histoire qui ouvre ce récit ? Cette jeune femme qui va accueillir son amie juive en fuite est ma mère. Elle habitait à Tarnów avec son père et avait, en 1942, 23 ans. Dans le quartier juif vivait son amie Frieda, une Juive qui avait fui la Tchécoslovaquie après l’annexion de celle-ci par les Allemands. Au début de la guerre, quand les contacts entres les Polonais et les Juifs étaient encore possibles, elle avait fait connaissance de ma mère. Elle lui donnait des cours d’anglais et dans sa bouche revenait sans cesse le mot tchèque « opakovat ! », « répéter ! » (alors qu’en polonais ce mot signifie « emballer »). Elles sont devenues amies. Après le confinement des Juifs de Tarnów dans le ghetto, ma mère a fait passer Frida du côté « aryen », pour finalement l’héberger chez elle, de l’été 1942 jusqu’en janvier 1945. Mille jours environ.
Chaque jour, c’était comme traverser sur une corde les chutes du Niagara. Un mauvais pas, une lumière de trop, des sanglots, une quelconque erreur – et c’était fini. Hormis l’héroïsme, il fallait aussi de la persévérance. Partager deux rations de pain avec une troisième personne, passer des journées et des mois entiers, le temps qu’il faut pour aller sur Mars – oui, on l’oublie trop souvent – cloîtrés et entassés dans un espace très réduit. Les dépressions nerveuses, ravivées par l’angoisse permanente et la claustrophobie, étaient un problème récurrent.
Aujourd’hui, nous savons que cela a pris 1000 jours. Mais en 1942 l’issue de la guerre n’était connue de personne, sans parler de sa durée. Il s’agissait en effet d’une décision sine die avec, en option, la mort le même jour pour tous.

.Nous lisons souvent sur sept mille héros polonais qui ont secouru des Juifs. Et on laisse sous-entendre : les autres Polonais doivent être des gens méchants, prêtant main-forte aux Allemands. D’abord, les Justes – des Polonais qui ont aidé des Juifs – ne sont que des cas enregistrés, le sommet de l’iceberg. La condition, difficile en soi, c’était d’avoir survécu et renoué le contact après la guerre. C’était au Juif sauvé qu’incombait le rôle de se faire connaître auprès du Yad Vashem. Combien ne l’ont pas fait, ayant entamé, quelque part en Amérique, une nouvelle vie ? Durant la guerre, les gens n’échangeaient pas les cartes de visite, il valait mieux ne pas trop savoir.
Dire que la majorité des Polonais se seraient dirigés contre les Juifs est faux. Il suffit de faire un petit calcul : si telle avait été la moitié des Polonais, les chances de survie après une seule rencontre auraient été de l’ordre de 1/2, après deux rencontres – 1/4, après trois – 1/8, après dix – 1/1024 = 0,1 %, et ainsi de suite. En fin de compte, un Juste et son Juif n’auraient eu aucune chance de survivre. Une dénonciation à la Gestapo, rédigée en quelques minutes, aurait été mortelle. Il est impossible de garder aussi longtemps un secret, les ragots circulent vite. Or, les Juifs qui ont survécu sont nombreux, aussi parce que les chances de tomber sur un bon Polonais étaient beaucoup plus grandes.
Ma mère me racontait qu’un jour Frieda s’était sentie trop en sécurité et se promenait librement dans la maison. Soudain, une voisine est entrée et l’a vue. Plus tard, en parlant avec ma mère, la voisine a laissé suggérer une rançon pour le silence. La réponse de ma mère a été assez sèche : elle connaissait des gens qui s’occupaient des cas comme celui-ci. Elle avait en effet le contact avec des résistants de l’Armée intérieure clandestine (AK) qui éliminait les dénonciateurs. L’affaire a été close. Mais l’information a pris son chemin. Néanmoins, rien ne s’est passé. Cela montre que, d’abord, la menace était crédible et – plus important encore – durant toute la période qui a suivi, personne n’a dénoncé ma mère aux Allemands. Mon existence en est la preuve la plus tangible.
Que s’est-il passé ensuite ? Cette amitié a duré jusqu’à leur mort. Ma mère a reçu sa médaille de Juste dans l’ambassade d’Israël à Londres en 1977. Frieda y vivait avec sa sœur et son mari. Le mari de Frieda avait été exterminé à Auschwitz. C’était « la tante Frieda de Londres » qui m’envoyait des modèles à coller de Spitfires et de Hurricanes.


.Nous nous concentrons souvent sur les grandes décisions, mais la vie se compose d’une série de petits faits, mais tout aussi essentiels. Bronisław Erlich, Juif polonais, alors jeune homme, relate dans son livre ses aventures du temps de la guerre. N’ayant pas forcément l’air juif, il tentait de survivre avec des papiers polonais. Un jour, il a été arrêté par une patrouille allemande et conduit au commissariat. Là, le commissaire, sans vraiment savoir que faire de lui, a dit à ses hommes : « Emmenez-le à la Gestapo en ville ! ». Il y travaillait une Polonaise qui a vite compris de quoi il retournait. Elle a pris le policier dans ses bras et lui a dit : « Hans, laisse-le partir, il ne veut que rentrer chez lui ». Et il a accepté. Évidemment, personne n’avait à expliquer quoi que ce soit, ils se sont mis d’accord sans paroles. La vie de Bronisław a été, une fois de plus, sauvée.
Ces petits faits ne sont enregistrés nulle part. Mais ils ont été décisifs. C’était comme jouer en permanence avec le destin à la roulette russe. Si une large majorité des Polonais n’avait pas été prête à apporter de l’aide, les chances de gagner dans ce jeu de la survie se seraient réduites en six ans presque à zéro. Mais il y a eu tant de survivants. Néanmoins, leur peur était bien réelle, car une seule défaite était synonyme de mort. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup ne se souviennent que de cette peur et de tous leurs proches morts, et non pas du secours dont ils ont bénéficié.
La menace allemande de la peine de mort était, elle aussi, bien réelle. Prenons l’exemple – un parmi beaucoup – de la famille Ulma de Markowa, un village au sud-est de la Pologne. Ils ont aidé des Juifs durant plusieurs années. En 1944, ils hébergeaient chez eux deux familles, huit personnes en tout. Ils étaient conscients du risque. C’étaient des gens bien et courageux. De bons chrétiens – dans leur exemplaire de la Bible, la parabole du bon Samaritain était marquée en rouge. Et, au bout du compte, ils ont donné le témoignage de leur foi. Un jour, ils ont été dénoncés. Les Allemands sont arrivés, ont d’abord tué tous les Juifs, ensuite Józef Ulma, puis sa femme Wiktoria en fin de grossesse, et enfin, après une vacillation, les six enfants (de 1,5 à 8 ans). Tout cela s’est passé aux yeux d’autres Polonais. Le message était clair : le lendemain, le même sort pourrait être réservé à chacun d’entre eux. Ils le savaient tous. Les Allemands n’avaient pas de pitié. Vie pour vie, ce n’était pas un jeu entre gentlemen. Si un Juif a trouvé refuge chez toi, ton voisin, terrifié, pouvait te dénoncer. Si les Allemands attrapaient un Juif, il pouvait lui aussi, dupé par de fausses promesses, donner les noms de tous ceux qui l’avaient aidé : la mort pour eux, la mort pour lui. Les obligations morales, ça s’analyse bien en séminaires d’éthique, mais face à une unité SS, qui pointent leurs carabines vers les victimes, ce sont des instincts biologiques qui prennent le dessus.
Les choix moraux sont ici extrêmes. Mais dans leur analyse, il ne nous faut pas oublier que c’étaient les Allemands qui les créaient. Des lois atroces avec une moralité à rebours : qui les respecte aujourd’hui sera considéré après la guerre comme un criminel. À l’inverse, qui les enfreint deviendra un héros. Un héros mort, souvent.
Aujourd’hui se poursuit le grand débat sur ce qui s’est réellement passé et ce que les gens étaient tenus de faire. Sauver sa propre vie est-il un crime de collaboration ou seulement une émanation de l’instinct de survie ? Si les victimes d’Hitler se disputent de qui a le plus souffert et qui s’est avéré le plus grand des saligauds, l’auteur de tous ces crimes doit sourire dans sa tombe.
Je vous en prie, ne laissons pas Hitler remporter cette victoire finale.

.À savoir tout cela, sommes-nous maintenant plus forts? J’en doute. À la fin, il s’agit toujours de ma propre vie et de ma propre mort. Imaginons : dans un bus, quelques hommes agressent un passager, ils veulent lui voler son smartphone, le frappent. Que faire ? Tu peux faire semblant de ne pas les voir, tu peux les réprimander, tu peux enfin essayer de les contenir physiquement. Ils sont trois, jeunes, costauds. Toi, tu voyages avec ta fille et ta femme enceinte. Tu aimerais te comporter en héros. Le fais-tu ? Tu jettes sans doute quelques regards furtifs à tes proches et, finalement, tu leur dis de descendre au prochain arrêt.
Mais même si tu avais réagi, cela n’aurait été qu’un acte isolé de courage. Le vrai test, ce serait de prendre un risque à long terme pour sauver un inconnu alors que toi-même, tu t’exposerais à un danger. Heureusement pour nous, ce n’est qu’une simulation dont la portée n’est pas vérifiable ici et maintenant. Que les gens endossent massivement le rôle de héros ? J’en doute fort. La société contemporaine est centrée sur le divertissement, des mots comme devoir ou responsabilité sonnent vieux jeu. La sphère publique est dominée par des gens jeunes, beaux, en bonne santé et qui réussissent. Qui serait vraiment capable aujourd’hui de promettre fidélité dans le bonheur ou dans les épreuves, dans la santé ou dans la maladie, jusqu’à ce que la mort nous sépare ?
Quand on observe la pandémie actuelle, on s’aperçoit combien nerveux sont devenus les gens, alors qu’il ne s’est écoulé qu’une année. La résistance à l’occupant ou à une autre menace existentielle demande une action coordonnée de toute une société, car il suffit de quelques dérangeurs pour ruiner l’effort collectif. Il faut une colonne vertébrale morale forte. Imiter le bon Samaritain – comme l’a fait la famille Ulma – contredit la logique, cela demande quelque chose de plus. Manifester avec des pancartes incitant les autres à faire quelque chose est facile. Mais sacrifier sa vie, sa santé, sa richesse ne l’est plus. Beaucoup traitent l’héroïsme de ces temps-là comme une évidence. On aurait dû faire plus, osent-ils même critiquer. Mais aujourd’hui chacun de ces cas mériterait un Prix Nobel de la paix.
.De tels actes d’héroïsme se répètent-ils de nos jours ? J’en sais rien. J’ai bien peur que dans nos sociétés actuelles les gens ne cherchent surtout à fuir pour sauver leur peau. Serais-je trop pessimiste ? Ou bien vaudrait-il mieux espérer que rien de tel ne se reproduira plus ? Oui, gardons cet espoir.
Jan Śliwa
Traduction: Andrzej Stańczyk
Kwoczyński Stanisław et Śliwowa Alina (Kwoczyńska) dans la base des données du Yad Vashem: [LINK]
Propositions de lecture:
Nechama Tec, When Light Pierced the Darkness: Christian Rescue of Jews in Nazi-Occupied Poland
Martin Winstone, The Dark Heart of Hitler’s Europe: Nazi Rule in Poland under the General Government
Bronisław Erlich, Ein Überlebender berichtet
Gabriel Berger, Der Kutscher und der Gestapo-Mann. Berichte jüdischer Augenzeugen der NS-Herrschaft im besetzten Polen in der Region Tarnów