Brigitte ELOY: Jusqu’au bout mon âme!

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Brigitte ELOY

Auteur de plusieurs ouvrages parus en France et en Europe, elle a étudié les langues slaves, a travaillé en Allemagne et s'est installée en Pologne. Engagée auprès des chrétiens persécutés.

Ici, le mot « patriotisme » n’est pas incongru. Il ne s’agit pas de nationalisme impliquant le rejet des autres, mais tout simplement d’amour pour sa terre et pour son peuple. Sans jamais renier ma patrie française, j’aimerais devenir un membre de cette société polonaise ; ne pas rester seulement… une Française résidant en Pologne – écrit Brigitte ELOY

.Sujet curieusement peu traité, la compréhension de l’âme individuelle et collective est pourtant essentielle pour éviter la trahison de soi, donc sa propre perte et, au-delà, la déliquescence d’une société.  

Or, l’homme d’aujourd’hui ignore souvent son âme. Désorienté, il embrasse des idées qu’il fait siennes pour combler son vide existentiel. Il poursuit inlassablement sa quête de bonheur, et n’est que rarement satisfait.

Quelques questions préalables mériteraient une réponse.

Mon corps de chair, fragile et périssable, explique-t-il à lui seul, mon passage sur cette planète ?

Suis-je seulement une machine à fonctionner ? Un animal doué de raison ?

Est-ce que je vis pleinement ou bien ne fais-je qu’exister ?

Emplir mes jours et mon temps de soucis, de plaisirs fugaces souvent illusoires, suffit-il à accomplir ma vie, trop souvent comparable à une vallée de larmes ?

Quel est le sens de tout cela ?

Si cet homme est satisfait de se savoir mortel et périssable. S’il lui suffit de remplir pour un temps sa fonction limitée. S’il n’envisage pas qu’il est une œuvre créée par plus grand que lui et que ce « plus grand » existe ; alors ces lignes ne le concernent pas.

Pour ma part, convaincue que tout dans ce monde n’est pas tout, je me suis très tôt mise en chemin pour suivre ma propre quête.

A titre personnel, je confesse ma foi en Dieu créateur, qui m’a désirée de toute éternité pour finalement placer mon âme en un être de chair. Cette reconnaissance de ma création divine est pour moi la condition sine-qua-non, pour vivre pleinement et en vérité, mon propre épanouissement.

Telle que je l’entends, chaque âme créée et voulue par Dieu, jusqu’à son incarnation, est notre être profond, unique, éternel et impérissable.

Mystère de l’âme, si difficile à comprendre et à expliquer ! Le mystère ne peut que se révéler à celui qui cherche en vérité une réponse à ses questions.

Rendre l’invisible visible à ses propres yeux est le but à atteindre dans cette quête d’identité.

Il me paraît indispensable d’intégrer notre mémoire immatérielle qui se réfère à la capacité de l’âme à conserver des souvenirs et des expériences, au-delà du corps physique, du tangible, de l’espace et du temps. Notre histoire personnelle est imprégnée de celles de ceux qui nous ont précédés dont le sang coule dans nos veines. Elle est nourrie de leurs sensibilités, de leurs contextes sociaux et culturels, des événements qu’ils ont vécus.

Sans que nous en comprenions la raison, notre réaction quasi-épidermique à une langue, à une poésie, à une page musicale, à une odeur, à une ambiance nous bouleverse parfois. Il ne s’agit pas de « déjà vu », mais d’une sensation indéfinie et puissante.

Nos réminiscences émotionnelles, spirituelles, culturelles et psychiques façonnent inconsciemment notre identité et influencent notre comportement. Intemporelle et indestructible, cette mémoire que nous portons, joue un rôle essentiel dans la quête de soi et de notre être profond.

Mon âme, mon être, est le réceptacle de la mémoire intangible de tout ce qui m’a précédée. Silencieuse et discrète, elle a toujours été. Encore fallait-il que je la reconnaisse !

La mienne vibrait à un appel, à une profondeur indicible, qui trouva son écho lors de rencontres et de voyages.

Malgré mon cœur ouvert, dans cette France où je suis née et que j’aimais tant, je ne ressentais pas un plein écho à mon âme. Quelque chose d’indéfinissable me manquait, alors que tout semblait me combler.

Petite-fille d’un grand-père russe exilé en France à la révolution de 1917, je me sentis très tôt appelée à découvrir le pays de mes ancêtres. Dans ma prime enfance, j’avais en effet rencontré certains de ses compatriotes émigrés. Une ambiance autre que celle de mon environnement habituel régnait chez ces personnes. Leur sensibilité parlait à mon cœur. Sans savoir expliquer pourquoi, en leur présence, la petite fille que j’étais se sentait pleinement elle-même. Cette atmosphère me plaisait, m’attirait et m’intriguait aussi.

Plus tard, je me mis en route et fis des voyages en Bulgarie, en URSS, en Tchécoslovaquie et en Pologne. Tous des pays slaves. Mon pressentiment se confirma alors.

Les slaves du centre, ceux du sud, ceux de l’orient et ceux de l’occident sont pourtant notablement différents par leurs tempéraments, leurs histoires et leurs cultures. Un Polonais occidental n’a apparemment rien à voir avec un Bulgare vivant aux frontières de la Turquie. Un Tchèque ne peut se confondre avec un Russe.

Au-delà de certaines racines historiques, linguistiques et culturelles communes, tous ces peuples ont évolué différemment. Ils ont gardé en partage des légendes et des folklores et surtout le sens de la communauté, de la famille, le respect pour les traditions et une grande générosité dans leur accueil.

Lors de rencontre que j’y fis, je constatais qu’ouvrir son cœur, livrer son âme, parler de Dieu n’était pas incongru. Chacun avait soif de partages, de l’expression simple de ses sentiments. Un peu d’exaltation souvent pimentait les échanges. L’amour pour la patrie vibrait. On citait les poètes et les héros de son histoire. Versant vers un certain sentimentalisme, on devenait volontiers lyrique, se hissant à des hauteurs impossibles, le tout mêlé de rires et de larmes, de poésies et de chansons, un verre de vodka ou de slivova à la main.

Empreinte d’un grain de folie, d’esprit rebelle, en quête de pureté et d’un au-delà inatteignable, mon âme trouvait un écho parmi ces peuples.

Pour éclairer ceci, j’aimerais raconter une anecdote remontant au temps de mes études.  Une nuit, alors que je guettais le sommeil, j’écoutais la radio. L’acteur, compositeur et chanteur soviétique Vladimir Vyssotski, accompagné par sa femme, l’actrice francaise d’origine russe Marina Vlady étaient les invités d’une émission. L’animateur s’étonna de la guitare apportée par le musicien qui comportait 7 cordes. « Normalement une guitare n’en comporte que 6 !», lui dit-il. L’autre de rétorquer : « C’est une guitare russe. Elle est ample et un peu excessive, comme tout ce qui est russe et slave ».

Tout m’apparut alors clairement : je vibrais au son de la 7ème corde.

Cette corde ne résonnait pas pour moi dans mon pays. Mais pourquoi ? Pourquoi ma France si aimable et si belle, riche de tant d’histoire et de culture ne parvenait-elle pas à rassasier mon âme ?

Conséquence de l’injustice sociale et des privilèges de certains, le peuple français s’est révolté un jour pour ouvrir une nouvelle page de son histoire, basée sur la justice et la liberté.

Aveuglé par sa haine et son désir de revanche, avec le désir fou de détruire ce qui avait fait « l’ancien régime », confondant tout, il détruisit l’église au milieu du village. Or, c’est précisément dans cette église, que paysans, artisans, riches et pauvres, tous confondus, s’étaient retrouvés au fil des siècles unis dans une foi commune. Ensemble, Ils y avaient confié à plus grand qu’eux leurs souffrances et leurs joies.

Livré à lui-même, l’homme se retrouva seul au milieu de son village.

La révolution de 1789 et les mouvements qui la suivirent avait engendré un humanisme sans Dieu.

Faute de ciment qui unit les âmes, la rupture s’accomplit dans le temps. Le lien commun était rompu.

Quelques foyers de lumière subsistèrent, mais la pratique de la foi devint surtout le marqueur de certains milieux.

Et pourtant ! Il existe bien une identité commune aux Français. Nous sommes liés par notre histoire, nos valeurs culturelles, l’amour de notre langue, notre littérature, des traditions régionales, un goût pour ce qui est beau et savoureux, une ambiance souvent conviviale, un certain esprit – Notre fameux art de vivre !

Une identité commune ne suffit cependant pas à incarner une « âme », constituée de valeurs spirituelles et morales partagées.

.À la même époque, en Europe centrale, un peuple luttait, par amour pour sa patrie.

Partagée entre les puissances prussienne, autrichienne et russe, la Pologne n’existait plus aux yeux du monde.  Cela durera 123 ans.

Lorsque Frédéric Chopin émigra en France, son pays était donc rayé de la carte de l’Europe.

Or, son âme polonaise coule dans ses compositions, comme le sang dans les veines. Deux cents ans après sa mort, sa musique continue à vibrer de son âme.

Ainsi, musiciens et artistes, écrivains et intellectuels émigrés donnaient vie à des œuvres qui étaient des odes à la patrie perdue. À travers leurs notes, leurs écrits, leur poésie, leurs âmes polonaises bien trempées, plus fortes que toutes les réalités apparentes du monde, continuaient à faire vivre et à diffuser ce qu’est la Pologne, ses paysages, son peuple et son cœur.

De son côté, le peuple porté par une foi profonde, continuait discrètement à danser la Mazurka, les villages à vibrer de tous les accents de son âme… Dans le silence et la clandestinité, ces Polonais restés sur leur terre, ne cessaient de transmettre leur langue, leur foi et leur culture à leurs enfants. Ils luttaient pour demeurer polonais, pour que la Pologne survive et peut-être renaisse un jour. Leur pays tant aimé ne pouvait et ne devait disparaître à jamais !

Ces hommes et ces femmes étaient portés par leurs prières murmurées en silence, par l’amour de leur pays. L’Espérance régnait, malgré tout.

De la sorte, chaque Polonais contribuait, à sa manière, à maintenir le nom de la Pologne dans les esprits et les cœurs.  À travers eux la Pologne vivait.

Tous ont œuvré à sauver l’âme de leur pays. La souffrance ne devait pas l’emporter. Du moins fallait-il lui donner un sens. L’espoir, devait être soutenu par une Espérance plus profonde que tout.

Ainsi peut-on comprendre que l’Amour et l’Espérance sont deux composantes essentielles de l’âme.

.Au temps de ma jeunesse, grâce aux voyages qui m’ont permis tant de belles rencontres, j’avais compris qui j’étais. J’avais pu apporter une réponse essentielle à mon âme.

J’allais donc orienter ma vie, en conformité et dans une totale adhésion à mon être profond.

L’appel de ces terres slaves était inexorable….

Malgré ma détestation du système politique qui la gouvernait et l’étouffait, il fut un temps où j’envisageais séjourner en Russie. Dans mes rêves fous, j’acceptais tout. J’aurais pu supporter beaucoup, pourvu que je vive parmi ces Russes qui me reconnaissaient comme étant des leurs… Romantisme et exaltation de la jeunesse !

Au fur et à mesure du temps et des nombreux voyages que j’y fis, je découvris en effet les réalités non seulement du système, mais une histoire aux antipodes de celle des pays européens.

Nourris par les civilisations grecque et romaine qui leur ont inculqué la philosophie, le droit et la démocratie, inspirés par l’esprit courtois des chevaliers du Moyen-Age, nos pays ont reconnu, aussi par la lutte, la valeur et le rôle du citoyen dans la chose publique. La démocratie nous semble une évidence ; l’homme est au centre de tout.

En revanche, les Russes continuent à être des esclaves soumis, comme ils l’étaient hier, aux barbares et tyrans qui les gouvernent. L’ordre implique un chef – quel qu’il soit – auquel obéir. L’esprit critique ne peut s’exercer. Dans ce pays où la violence sévit partout et en profondeur, le droit n’existe pas.  L’homme n’a aucune valeur.

Mon âme ne pouvant adhérer à une telle folie, prit peu à peu ses distances…

Fidèle à l’appel du monde slave, quelques temps plus tard, je décidais de partir terminer mes études du russe et accomplir celles du polonais à l’Université de Varsovie. La mort inopinée de mon père stoppa ma démarche….

Mon histoire personnelle m’a rapprochée de la Pologne. Je connais ce pays depuis plus d’un demi-siècle. J’ai appris à apprécier son peuple. J’ai découvert un pays que je n’idéalise pas, mais dont je reconnais les valeurs auxquelles son peuple est attaché. Malgré la cruauté de leur histoire, les Polonais ont su sauver leur âme, produit de leur mémoire. Elle fut le ciment qui les unit face à l’adversité.

Il m’a semblé que terminer ma vie là où j’avais souhaité inconsciemment la commencer, était la confirmation de mon intuition, de la justesse de mon cheminement.

50 ans plus tard, je commence donc le dernier chapitre de mon passage sur terre dans cette Pologne que j’ai appris à aimer.

Je découvre un pays où je me sens bien car, chez au moins une partie de sa population persiste ce « quelque chose de plus” qui nous avaient tous profondément touchés, nous Français, lors d’un pèlerinage que nous y fîmes en 1972.

En 2025, c’est une autre Pologne qu’alors bien-sûr et, les ravages du consumérisme n’épargnent pas le peuple. Des valeurs communes subsistent néanmoins.

Une soirée restera gravée en mon cœur à jamais, celle du 1er août, date commémorative de ce qu’on appelle l’« Insurrection de Varsovie ». Pour mémoire, il s’agit du début du soulèvement armé des Polonais contre l’occupant allemand en 1944.

Tout d’abord cette messe à Łomno, dans une petite église où un ami a eu la gentillesse de me conduire. Cet ami musicien m’aide à mieux appréhender l’histoire et la culture de son peuple, sa psychologie, au-delà de sa langue.

Suivie par des fidèles croyants et heureux de vivre leur foi, dans la reconnaissance et l’amour pour Jésus, les chants portés par leurs voix habitées lui disaient leur propre amour pour Lui, la musique pure de l’âme du violon de mon ami, tout conduisait vers le Ciel… C’était le „Pain des anges” qui nous était donné ! Panem angelicum… tout simplement.

Profondément émus qu’une Française ait délibérément choisi de partager leur destin, le cœur généreux et ouvert, un groupe de fidèles m’accueillit à la sortie.

La joie règne dans les églises de Pologne d’où l’on sort heureux. Il faut le vivre pour le comprendre !

Ce même soir, était retransmis à la télévision, un concert commémoratif de l’Insurrection de Varsovie.

Une foule immense, 80 ans plus tard, toutes générations confondues, à l’unisson, sans pathos, simplement l’amour de son pays, de son peuple ! Pas de haine, simplement l’amour ! Pas de fausse note, le ton était juste.

Je suis restée sans voix, bouleversée par cet hommage digne et joyeux, malgré les souvenirs douloureux.

.Pour la première fois de ma vie, j’avais assisté à une fête patriotique sans récupération politique.

Ici, le mot « patriotisme » n’est pas incongru. Il ne s’agit pas de nationalisme impliquant le rejet des autres, mais tout simplement d’amour pour sa terre et pour son peuple.

Vivre une telle soirée, dans toute sa dimension spirituelle et historique, m’a permis d’apprécier vraiment cette expression fervente et authentique de l’âme de ce pays.

Sans jamais renier ma patrie française, j’aimerais devenir un membre de cette société polonaise ; ne pas rester seulement… une Française résidant en Pologne.

Je sais maintenant que, ma décision de venir vivre cet ultime chapitre de ma vie dans ce pays, me fut inspirée de loin… En Pologne, mon âme a trouvé sa place, elle peut enfin se reposer.

Brigitte Eloy

Łomianki, août 2025

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 13/11/2025
Photo: Adam Chelstowski/FORUM