Il y a toujours eu un lien entre le politique et les médias
Il y a toujours eu un lien entre le politique et les médias, car on croit depuis l’urbanisation des sociétés attachées à diverses civilisations dès l’antiquité, mais surtout avec la naissance de l’écriture, que l’un peut influencer l’autre.
Nathaniel GARSTECKA: Vous êtes spécialiste des médias et de l’édition. On dit souvent de la vie démocratique et de l’univers des médias qu’ils sont étroitement liés. Comment le politique est-il influencé par l’évolution du monde médiatique, en particulier par l’avènement des réseaux sociaux ?
Éric le RAY: Il y a toujours eu un lien entre le politique et les médias, car on croit depuis l’urbanisation des sociétés attachées à diverses civilisations dès l’antiquité, mais surtout avec la naissance de l’écriture, que l’un peut influencer l’autre. Cependant les recherches, dès la fin du XIXe siècle, du fondateur de la psychosociologie Gabriel Tarde ont démontré que l’influence interpersonnelle est plus efficace que les médias ou la propagande des partis politiques. L’apparition des médias sociaux comme Facebook, Twitter, LinkedIn et Telegram par exemple, a mené à la reproduction de ces relations interpersonnelles. Mais s’il y a eu un vent de liberté, ce vent a vite été repris en main par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) au vu de l’élection présidentielle américaine de 2016 qui a vu Donald Trump remporter la course à la Maison Blanche.
L’évolution des médias a surtout eu un impact sur la façon de faire de la politique en démocratie. Nixon et Kennedy ont utilisé la télévision après qu’on a utilisé auparavant la radio. Les Clinton et les Obama vont utiliser Internet et Trump a été soutenu par les médias sociaux. Il avait plus de 80 millions d’abonnés sur ses comptes et il pouvait ainsi parler directement aux citoyens sans passer par les journalistes ou les professionnels de la communication et du marketing, ce qui est radicalement nouveau. D’où la volonté de maitriser ces nouveaux médias comme on a pu le faire avec l’imprimerie au Moyen-Âge, via l’imprimatur (autorisation préalable des trois pouvoirs, celui des rois, de l’église et du parlement), et avec les premiers médias de masse du temps de la rotative et de la presse écrite aux XVIIIe et XIXe siècles. Le développement de l’école et de l’alphabétisation a favorisé l’apparition massive de lecteurs, ce qui a entraîné une révolution « silencieuse » sur la vie politique à parti du XIXème siècle et jusqu’à nos jours.
L’imprimerie a été une révolution aux conséquences globales. Tout comme Internet. À chaque fois, la question qui se pose est la même : comment contrôler les nouvelles technologies ? On a vu récemment les tentatives de certains États de prendre la main sur les grandes plateformes numériques. Comment trouver un équilibre entre désir de liberté et besoin de sécurité ?
Éric le RAY: C’est une question centrale. La confrontation avec la modernité c’est d’abord la confrontation avec les technologies de l’information et de la communication comme l’imprimerie. Plusieurs chercheurs, comme Elizabeth Lewisohn Eisenstein, avec son livre sur la révolution de l’imprimé dans l’Europe des premiers temps modernes, s’interrogent ainsi sur le lien de l’imprimerie avec la langue latine et les langues vernaculaires. On va croire un moment que l’imprimerie, « l’œuvre de dieu », va permettre de renforcer l’unité chrétienne en imposant le latin et le catholicisme partout. Le résultat fut l’inverse, on assista à l’explosion des langues vernaculaires comme le français ou l’allemand et à la naissance du protestantisme grâce à « l’œuvre du diable ».
Nous avons projeté le même raisonnement dans nos recherches sur Internet, le numérique et l’IA aujourd’hui. À notre avis, le phénomène se reproduit, mais sur une base individuelle et non plus seulement collective. Nous sommes en présence de cette dualité entre la capacité à la liberté de l’être humain porteuse d’une conscience, et son besoin de sécurité ou de contrôle que l’on trouve parmi les régimes démocratiques, monarchiques, idéologiques comme le fascisme, le communisme ou le national-socialisme. Ces régimes ont tous leurs racines dans la Révolution française de Robespierre qui a voulu faire table rase du passé. La tentation totalitaire ou autoritaire passe là aussi par le contrôle des moyens de communication. La seule réponse, mais les régimes, même démocratiques, en ont peur, c’est de permettre l’émergence d’une société fondée sur le droit et qui assure la liberté, contre l’excès de contrôle et de censure pouvant parfois mener au meurtre. Seule une telle société est garante du respect du pluralisme et des oppositions sous forme de débats et de conflits d’idées.
Dans mon dernier livre sur le Journal sans journaliste ou le cinquième pouvoir des gens ordinaires, j’explique qu’on peut devenir son propre média aujourd’hui, mais qu’on reste dépendant des régimes dans lesquels nous vivons. Les GAFAM sont devenus des « capitalistes de connivence » et soutiennent les régimes, démocratiques ou non, qui les subventionnent aux dépens des citoyens, de leur droit à l’information, de leur liberté et de leur besoin de sécurité personnelle ou collective. On le voit surtout lors des élections où les résultats sont contestables, mais où l’ensemble des quatre pouvoirs autour des médias, de la justice et du pouvoir exécutif et législatif sont dominés par une idéologie étatique même dans un régime démocratique comme aux États-Unis ou en Europe.
Vivons-nous, comme l’estiment certains philosophes, dans une société de la tyrannie de l’information ? Si oui, peut-on en sortir ?
Éric le RAY: Nous vivons dans une période de l’histoire humaine ou l’information et l’interface écran ont une place centrale dans nos vies. La difficulté pour se protéger du pouvoir des entreprises qui dominent ce secteur de l’information et d’avoir le moyen de multiplier les sources d’informations qui ne sont pas associées à un monopole. La seule solution est encore la liberté d’entreprendre et la liberté de concurrence. La plupart des sociétés dans le monde n’ont pas de constitution qui permette cette liberté.
Même l’ONU et les organisations internationales sont noyautées par des régimes autoritaires ou totalitaires sur une base religieuse (comme l’islam), ou idéologique. Ce sont des idéologues comme Antonio Gramsci qui ont montré le chemin du noyautage des réseaux d’influences comme celui des médias, de l’éducation et de la justice afin de permettre aux courants étatistes qui n’aiment pas le pluralisme politique ou religieux de prendre le pouvoir. Alors que la vocation des institutions internationales fondées après la Seconde Guerre mondiale était de soutenir le développement de la démocratie dans le monde, on constate au contraire que les démocraties sont de plus en plus fragilisées par le noyautage de ces institutions.
On parle très peu du Canada dans les médias occidentaux, et souvent de manière légère. Pourtant, c’est l’une des plus fortes économies du monde.
Éric le RAY: Cela a longtemps été le cas, mais plus depuis quelques années. La hausse des dépenses publiques, l’influence américaine des politiques des démocrates au pouvoir depuis l’ère des Clinton et d’Obama a changé beaucoup de choses au niveau du Canada, mais aussi au niveau international. Nous sommes dans une ère d’inflation très élevée où tous les prix ont doublé en l’espace de quelques années et où il est devenu difficile de devenir propriétaire. Les loyers et les prix des maisons ont explosé. La province du Québec fait partie des sociétés les plus imposées en Amérique du Nord et dans le monde, comme la France. Cette dernière entretient d’ailleurs des liens importants avec cette ancienne « nouvelle France ». Le problème est que le Québec copie la France sur son aspect centralisateur et sur son imposition très forte croyant que le rôle de l’État doit avoir plus de place que de raison. Je reprendrais l’expression de notre économiste national Frederic Bastiat : « Le rôle de l’État est de garantir les libertés, pas de les gérer ».
Quels liens entretient le Canada avec les pays d’Europe centrale ? Y-a-il une immigration en provenance de ces pays vers le Canada ?
Éric le RAY: Il y a une très longue tradition d’immigration des pays de l’Est vers le Canada. Elle a toujours été vu positivement sauf aux périodes révolutionnaires communistes combattues par l’église catholique mais aussi protestante ou anglicane. Cette immigration, venue de Russie, d’Ukraine, de Pologne, de Roumanie ou d’Allemagne de l’Est avant la réunification, a joué un rôle important pour le développement économique du Canada, mais aussi social et politique avec la création des premiers syndicats.
Rappelons que le Canada compte 38,93 millions d’habitants (en 2022) pour l’un des plus grands pays du monde après la Russie. L’immigration est donc vitale, mais la densité de peuplement est très faible donc on ne peut pas tout à fait dire du Canada qu’il s’agit d’un « pays d’immigration ». Il y a bien sûr eu immigration depuis la conquête par les Français et les Anglais, mais la difficulté du climat et des mœurs des Premières Nations à limité jusqu’à nos jours cette immigration. Beaucoup repartent en Europe ou s’installent aux États-Unis ou en Amérique du Sud.
Une immigration venant d’une région qui a une proximité en termes de culture, de religion et de climat a plus de facilité à s’intégrer. Ce qui est le cas de l’immigration venant de l’Europe de l’Est. Mais cette immigration évolue beaucoup depuis les années 1980 et 1990 et on observe une augmentation de celle en provenance d’Afrique, du Proche-Orient ou du Moyen-Orient. Le Canada, comme l’Europe, à tendance à s’islamiser. Ajoutons pour finir qu’il existe une communauté juive notable, bien que très minoritaire, qui est venu rejoindre le Canada suite à la renaissance d’Israël sur sa terre. L’opposition des Etats arabo-musulmans va obliger plus d’un million de Juifs à fuir de l’ensemble du monde musulman du jour au lendemain. Le Maroc, par exemple, comptait avant 1948 plus de 300 000 Juifs, il n’en reste aujourd’hui à peine que quelques milliers. Beaucoup de ces Juifs sépharades vont se retrouver au Canada avec les ashkénazes venus, eux, de l’Europe de l’Est.
Comment le Québec parvient à conserver sa culture française malgré la pression assimilatoire de l’anglais ?
Éric le RAY: L’État du gouvernement provincial a joué un rôle important pour défendre la langue française depuis les années 1970 avec la création de différents ministères et la création d’une législation qui a fait de la langue française la langue officielle du Québec. Mais au Canada le statut de la langue est celui du bilinguisme officiel, qui comprend le français et l’anglais.
Le français est donc minoritaire au Canada et est toujours en difficulté après une période de développement dans les années 1970. Son statut dépend surtout de son utilisation par les citoyens.
Si la législation est là pour le protéger, l’éducation est centrale. Elle est néanmoins encore trop récente puisque le réseau des universités du Québec a été fondé seulement au début des années 1970. Le parler et l’écrit de la langue française est marqué par un taux d’analphabétisation de près de 50% (d’après la « Fondation pour l’alphabétisation ») qui se résorbe petit à petit. Dans les études de la fondation on constate encore certaines difficultés de compréhension de texte ou d’expression orale ou écrite.
Le vieux français, nommé le joual, est encore légitime de nos jours, mais il est concurrencé par l’anglais plus ouvert. Le parler joual a néanmoins le don de permettre la constitution d’une société soudée autour de valeurs et d’une identité commune depuis la création de la Nouvelle-France. Le joual permet aussi aux Québécois de se prémunir contre la société anglophone en permettant de protéger leur identité, accessible avec difficulté pour les nouveaux immigrants.
Le dernier livre que vous avez publié est une histoire des partis conservateurs au Canada et au Québec (éditions ELN). Du point de vue programmatique et idéologique, qu’est-ce qui différencie, d’un côté, le Parti Conservateur du Québec de la Coalition Avenir Québec, et de l’autre, le Parti Conservateur du Canada du Parti Populaire du Canada ?
Éric le RAY: Les valeurs conservatrices sont celles de la liberté et des responsabilités, elles sont aux cœurs des valeurs du Parti Conservateur qui existe en fait depuis le XIXe siècle au Canada tant au niveau fédéral qu’au niveau provincial. Le PCQ comme le PCC sont des partis fédéralistes qui sont pour moins d’intervention de l’État dans la vie des citoyens, le second est plutôt de tendance libertarienne. Ils sont pour la baisse des impôts et la baisse des dépenses publiques. La CAQ est un parti étatiste de tendance nationaliste, mais pas indépendantiste. Son leader actuel François Legault vient du Parti Québécois et a été ministre dans un gouvernement indépendantiste. Cette volonté de devenir indépendant est plutôt soutenue par l’extrême gauche comme le parti Québec Solidaire ou par le Parti Québécois de René Levesque et de Pierre Bourgault. Cependant, même René Levesque était pour une souveraineté associée, pas pour une indépendance complète. Cela s’est confirmé par l’organisation de deux référendums qui ont échoué tous les deux.
Maxime Bernier, qui a fondé (avec Martin Masse du québécois libre, journallibertarien) et dirige le Parti Populaire du Canada, est issu du Parti Conservateur du Canada. Le PPC est encore bien fragile et ne dépasse pas les 2 à 5 % aux élections, mais il progresse chaque année dans les intentions de vote. Il diffère cependant aussi sur la politique étrangère avec le PCC comme avec le parti actuellement au pouvoir, le Parti Libéral, qui sont par exemple en faveur du soutien à l’Ukraine alors que le PPC, lui, s’y oppose : il estime que c’est du gaspillage d’argent. Ces deux partis, le PCC et le PPC se retrouvent sur la volonté de mieux gérer l’immigration massive permise par le gouvernement Trudeau fils depuis près de 10 ans et sur les libertés économiques et d’entreprise.
Le futur gouvernement du Canada sera sans doute conservateur et sera dirigé par Pierre Poilievre, l’actuel chef du Parti Conservateur du Canada. Les Canadiens veulent du changement en particulier sur l’économie, l’emploi, l’immigration et le coût de la vie, car ils sont confrontés à une inflation historique.
Justin Trudeau est premier ministre depuis 10 ans. Son père l’a été durant 15 ans. Vu d’Europe, cela semble invraisemblable. Quel est le secret de la réussite de la famille Trudeau ?
Éric le RAY: Leur secret est le pouvoir d’influence des réseaux qui entourent ou constituent le Parti Libéral du Canada. Libéral dans le sens américain de parti de gauche pour ne pas dire socialiste. Le père, Pierre Elliott Trudeau, était un passionné du communisme et a développé un pouvoir central fort au Canada. Il était ami avec les communistes de Chine, de Cuba et de Russie. Le fils, Justin Trudeau, qui occupe le poste de premier ministre depuis le 4 novembre 2015 vient du Québec qui est aussi un régime collectif marqué par l’importance de l’État pour la défense de la culture et de l’économie québécoise. Il était député de la circonscription de Papineau à la Chambre des communes avant de devenir premier ministre du Canada.
Le fils a bénéficié de la réputation du père et sur cette seule réputation a bâti sa carrière politique. Il a multiplié les dépenses publiques et augmenté la dette du Canada depuis son arrivée à la tête du gouvernement fédéral. L’inflation est redoutable et brise l’élan économique des années 2000. Sa jeunesse et sa filiation l’ont beaucoup aidé pour devenir premier ministre etles Canadiens ont voté pour lui pour ce simple fait. Son plus grand accomplissement a été la légalisation du cannabis au Canada en 2018.
Les conservateurs ne parviennent pas à reprendre le pouvoir au niveau fédéral, malgré de bons scores. Que devraient-ils changer dans leur programme pour espérer l’emporter en 2025 ?
Éric le RAY: Je pense que les conservateurs, après 10 années de pouvoir libéral à la tête de l’État fédéral, ont une chance d’arriver au pouvoir en 2025. Leur position politique dans la campagne, qui a déjà commencé pour l’an prochain, se centre sur l’emploi, l’économie, le coût de la vie, la baisse des impôts. Le PCC gagne ainsi régulièrement des points dans l’opinion publique. Cependant, l’argent des libéraux, qui est distribué chaque année aux médias, à la presse ou à l’édition sous forme de subventions, plait beaucoup dans les milieux intellectuels et universitaires et auprès des différents partis politiques étatiques, surtout au Québec. La bataille va être serrée, car beaucoup d’argent a été promis pour acheter les voix.
Comment les différents partis canadiens se positionnent sur les grandes questions internationales comme la guerre en Ukraine, celle au Proche-Orient ou la menace chinoise ?
Éric le RAY: Le Parti Conservateur du Canada, le Parti Libéral au pouvoir et la plupart des partis fédéralistes soutiennent Israël et l’Ukraine, et résistent à l’influence de la Chine et de l’Iran. Les États-Unis et leur politique étrangère ont beaucoup d’influence sur celle du Canada. On assiste plutôt à des divergences au niveau des partis provinciaux plus proches de leurs électeurs. La progression de l’immigration venant d’Afrique, comme du Maroc, de l’Algérie ou de la Tunisie, par exemple pour les anciennes colonies françaises, et du Pakistan, de l’Inde, du Bengladesh pour les anciennes colonies anglaises, a un impact sur les partis provinciaux même si les affaires étrangères sont de juridiction uniquement fédérale. Ils font pression sur le fédéral pour faire évoluer cette politique étrangère, vers une position moins pro-occidentale, et surtout moins pro israélienne, pour l’instant sans succès. Mais cette pression est de plus en plus importante.