Władysław Teofil BARTOSZEWSKI: Nous approchons à nouveau de l’année 1939

Nous approchons à nouveau de l’année 1939

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Władysław Teofil BARTOSZEWSKI

Vice-ministre des Affaires étrangères. Diplômé d’histoire à l’Université de Varsovie et d’anthropologie culturelle à Cambridge.

Ryc. Fabien Clairefond

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Si nous permettons à Poutine de gagner la guerre en Ukraine, le Rubicon sera franchi et dans quelques années nous aurons une guerre engageant un ou plusieurs membres de l’OTAN et une guerre en Extrême-Orient – écrit Władysław Teofil BARTOSZEWSKI

.Les analogies historiques sont d’habitude fort controversées et très souvent totalement erronées. Cependant, comparer les dix années précédentes du XXIe siècle aux années 1930 semble pertinent si on veut éviter que l’histoire ne se reproduise. « Nous vivons à une époque d’avant-guerre », a récemment déclaré le Premier ministre Donald Tusk. « C’est l’avènement d’une nouvelle ère et nous devons nous y habituer. Les deux prochaines années décideront de tout ». Lorsque j’ai discuté ces derniers temps avec plusieurs ministres de la Défense de nos pays alliés, il y a eu à chaque fois des spéculations sur la possibilité d’un conflit armé entre les membres de l’OTAN et la Fédération de Russie dans trois, cinq ou huit ans. Personne n’a dit que c’était absolument impossible. L’historien Timothy Snyder a déclaré que la situation internationale actuelle lui rappelle celle de 1938, lorsque les démocraties européennes avaient encore le choix quant aux mesures à prendre pour empêcher la guerre. Ils n’en ont pas profité et la Seconde Guerre mondiale a éclaté, entraînant la perte d’au moins 60 millions de vies humaines et conduisant au plus grand crime de génocide : l’extermination de 6 millions de Juifs européens et d’environ la moitié des Roms et Sintis. La guerre a immensément détruit aussi la Pologne : aucun autre pays n’a perdu autant de citoyens pour 1 000 habitants ni subi des pertes matérielles comparables.

En 1927, Adolf Hitler publie la deuxième partie de sa diatribe Mein Kampf, dans laquelle il décrit en détail sa vision du monde et ses aspirations politiques et militaires. En 1933, il prend le pouvoir en Allemagne, pour devenir rapidement un dictateur et commencer les préparatifs afin de mettre en œuvre ses plans criminels. Le monde international, l’Angleterre, la France et la Société des Nations, en théorie une organisation destinée à prévenir la guerre, ne font rien. Le parti travailliste anglais est jusqu’en 1939 absolument opposé à l’armement de son propre pays. Les conservateurs ignorent la persécution des juifs allemands et de l’opposition, rejetant la responsabilité sur le traité de Versailles. L’establishment explique les discours publics extrêmes d’Hitler comme de la « rhétorique à usage interne » (The Times, 10 juillet 1934). La militarisation de la Rhénanie en 1936, que la France elle-même aurait pu facilement empêcher si elle avait eu la volonté de combattre, devient un fait. Hitler admettra plus tard que les Allemands se seraient retirés si les Français avaient lancé une attaque. En Angleterre, la peur de la guerre (souvenir des pertes de la Première Guerre mondiale et terreur face à la possibilité de bombardements) et la politique généralisée d’apaisement (« nous ne nous battrons pas pour le roi et la patrie ») mènent à un pacifisme de masse. On admet que l’Allemagne a rompu les traités, mais que rien ne s’est réellement produit. Voyant que la voie lui est ouverte, Hitler continue de s’armer et conclut un pacte de l’Axe avec l’Italie et le Japon (qui entre-temps ont impunément attaqué la Chine et l’Éthiopie). Constatant l’absence de réaction de l’Angleterre et de la France (les États-Unis poursuivent une politique d’isolationnisme, loin des actions du président Wilson), Hitler décide en 1937 qu’il peut et veut occuper l’Autriche et la Tchécoslovaquie.

En mars, il s’empare de l’Autriche sans résistance. En septembre 1938, les Premiers ministres Chamberlain et Daladier forcent de fait le président tchèque Edvard Beneš à céder les Sudètes à l’Allemagne, en prétendant qu’ils sauvent ainsi la paix en Europe. En fait, ils provoquent le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Timothy Snyder a récemment déclaré clairement que c’était le dernier moment pour arrêter Hitler.

La Conférence de Munich (septembre 1938) est non seulement un embarras diplomatique pour la France et l’Angleterre, mais aussi un désastre militaire. Toutes les fortifications défendant la Tchécoslovaquie contre les Allemands sont situées dans les Sudètes montagneuses. En perdant ces fortifications militaires, la Tchécoslovaquie n’a plus aucun moyen de se défendre contre une attaque venant du nord. En mars 1939, les Allemands entrent à Prague et s’emparent de 40 divisions tchèques, bien armées et entraînées. Ils disposent également de la meilleure industrie d’armement de toute l’Europe. Avec les troupes autrichiennes (12 divisions) et ses propres forces, qui ne doivent plus être dirigées vers le sud, l’Allemagne gagne 80 divisions supplémentaires qui peuvent être utilisées contre d’autres pays ! Les yeux fermés, les Anglais et les Français permettent à Hitler de conquérir l’Europe.

Au tournant des années 1938/1939, les Anglais comprennent enfin l’inévitabilité de la guerre et commencent à s’armer d’urgence. Les Français croient en la force de leur armée (la plus grande en termes d’effectifs d’Europe) et en la ligne Maginot, censée impossible à conquérir. Hitler envisage d’attaquer l’ennemi éternel, la Pologne, et renonce au pacte de non-agression de 1934. En mars et avril 1939, les Britanniques donnent à la Pologne des garanties d’assistance militaire en cas d’agression. En mai, le traité de garantie franco-polonais est amendé dans le même esprit. Hitler ignore cela, supposant à juste titre que si ces pays n’ont pas voulu se battre pour la Tchécoslovaquie, ce qui était tout à fait logique d’un point de vue militaire, ils ne s’engageront pas dans la défense de la Pologne. « Nos adversaires sont comme de petits vers. Je les ai vus à Munich », dit-il à l’état-major. Dans l’espoir de conclure un pacte militaire, une délégation anglo-française se rend à Moscou. Staline est prêt à négocier si les troupes soviétiques peuvent entrer en Pologne, ce qui entraînerait une occupation à long terme et, par conséquent, la prise de contrôle de nos territoires. Hitler est prêt à le lui proposer afin d’éviter une potentielle guerre sur deux fronts, le cauchemar des Allemands depuis la Première Guerre mondiale. Le 23 août 1939, ils concluent un accord. L’Est de la Pologne sera envahi par l’Union Soviétique.

Deux jours plus tard, la Pologne et la Grande-Bretagne concluent un traité d’alliance, et la France fait de même. La Pologne reçoit des garanties d’assistance militaire, que les Alliés n’ont pas l’intention de respecter. C’est un bluff qui retarde le déclenchement de la guerre de six jours seulement, du 26 août prévu au 1er septembre, lorsque l’Allemagne attaque la Pologne. Les Soviétiques se joignent le 17 septembre pour empêcher les Allemands de franchir la ligne de démarcation établie.

Le 3 septembre, l’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne. Les Anglais effectuent plusieurs raids sur les bases navales allemandes et tentent un blocus de courte durée. L’armée française tente timidement de pénétrer dans le bassin de la Sarre, pour finalement se replier. La population locale crie qu’ « ils ne mourront pas pour Danzig ».

L’Anschluss de l’Autriche, l’occupation des Sudètes et de la Tchécoslovaquie et l’attaque de la Pologne n’apprennent rien appris aux Français qui pensent avoir sauvé leur peau au prix de la mort de Gdańsk. La plus grande armée d’Europe ne combat que du 10 mai au 22 juin 1940. Elle est nombreuse et bien armée, mais mal commandée, avec de vieux généraux qui se souviennent de l’horreur de la guerre de tranchées qui leur a brisé la colonne vertébrale morale. Ils ne veulent pas non plus mourir pour Paris. Des exceptions, comme le général Charles de Gaulle, évacuent vers l’Angleterre pour continuer les combats.

Les Anglais profitent au moins de la période de ce qu’on appellera « drôle de guerre » pour produire des avions de combat et développer des systèmes radar. Lors de la bataille d’Angleterre, cette prévoyance, combinée aux compétences et à la ténacité de pilotes également du Canada, de Pologne et de Tchécoslovaquie, aboutira à une victoire spectaculaire, rendant possible, en juin 1944, l’invasion de la Normandie. Si l’Angleterre s’était rendue en 1940, Hitler aurait gagné la guerre.

Historia magistra vitae est, mais presque personne n’en tire les bonnes leçons. 80 ans après la publication de Mein Kampf, le président Vladimir Poutine prononce un discours lors de la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007, dans lequel il critique les normes du droit international acceptées à San Francisco lors de la conférence des Nations Unies de 1945 et s’en prend aux États-Unis et à l’OTAN. Le discours est critiqué comme étant provocateur et ayant un ton de guerre froide, mais l’Occident l’ignore. Seulement 15 ans plus tard, un éminent analyste américain, Andrew A. Michta, écrit que les dirigeants du monde occidental n’ont pas compris qu’il s’agissait d’une déclaration de guerre avec l’Occident.

Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, la Pologne, les États baltes et les États-Unis proposent d’admettre l’Ukraine et la Géorgie au sein de l’OTAN, mais cela est rejetée par la France et l’Allemagne. Le sommet conclut que ces pays deviendront membres de l’OTAN, mais ne décide pas de leur proposer un plan d’action pour l’adhésion, c’est-à-dire une feuille de route pour y parvenir. Moins de six mois plus tard, la Fédération de Russie envahit la Géorgie et prend 20% de son territoire, qu’elle occupe toujours à travers ses mercenaires. L’agression est ignorée et peu de temps après, le président Barack Obama propose un reset à Poutine, même si symboliquement, personne au Département d’État n’arrive à traduire correctement le mot en russe. Hillary Clinton propose donc à Lavrov le terme, plus réaliste, d’overload. La politique d’apaisement se poursuit. Le président Nicolas Sarkozy affirme que « la guerre froide est terminée » et souhaite vendre des navires de débarquement modernes à la Russie. L’Allemagne devient totalement des approvisionnements en gaz russe et se retrouve économiquement et politiquement empêtrée dans ses relations avec la Fédération de Russie, des deux côtés de la scène politique : les Allemands poussent à la construction du Nord Stream I, qui menace non seulement la Pologne et l’Ukraine, mais aussi une grande partie de l’Europe, dont l’Allemagne elle-même. Quiconque critique cette politique est traité de russophobe, de romantique naïf déconnecté de la réalité ou de fou. Il s’agit d’une répétition de la politique de l’empereur Guillaume Ier, puis des illusions de l’Ostpolitik, c’est-à-dire du Wilhelminisme rouge. L’année 2014 arrive et la Russie occupe illégalement la péninsule de Crimée, puis l’annexe à son territoire. L’attaque contre le Donbass et Louhansk commence.

Un jour important pour nous, le 1er septembre, un petit groupe d’écrivains et d’intellectuels polonais publient une lettre dans plusieurs journaux (Gazeta Wyborcza, Le Monde, Die Welt, La Libre Belgique et l’hebdomadaire The Economiste) où ils écrivent (après le Maidan) : « Pour la première fois dans l’histoire, des gens sont morts par balle, le drapeau européen à la main. Si l’Europe ne se montre pas solidaire à leur égard, cela signifie que les idées de la révolution de 1789 – liberté et fraternité – ne signifient rien pour elle. L’Ukraine a le droit de défendre son territoire et ses citoyens contre les agressions extérieures, y compris le recours à la police et à l’armée, également dans les régions frontalières de la Russie. Là-bas, dans la région de Donetsk, comme dans tout le pays, la paix régnait depuis 1991, il n’y a pas eu un seul conflit violent, aucun non plus lié aux droits des minorités. Vladimir Poutine, déchaînant les chiens de guerre et testant un nouveau type d’agression, fait de l’Ukraine un terrain d’entraînement, semblable à l’Espagne pendant la guerre civile, où des unités fascistes, soutenues par l’Allemagne nazie, ont attaqué la République. Quiconque ne dit pas no pasarán à Poutine ridiculise l’Union européenne avec ses valeurs et accepte l’effondrement de l’ordre mondial.

On ignore qui dirigera la Russie dans trois ans. Nous ne savons pas ce que deviendra l’élite au pouvoir actuelle qui poursuit une politique aventureuse contraire aux intérêts de sa propre nation. Nous savons néanmoins une chose : quiconque poursuit aujourd’hui une politique de « statu quo » risque la mort de milliers d’Ukrainiens et de Russes supplémentaires, de centaines de milliers de réfugiés et une attaque de l’impérialisme de Poutine contre d’autres pays. Hier Gdańsk, aujourd’hui Donetsk : nous ne pouvons pas permettre à l’Europe de vivre pendant de nombreuses années avec une blessure ouverte et sanglante !

Cette lettre est restée sans réaction. Mon père, qui l’a signé, est décédé sept mois plus tard ; il lui a été épargné de voir la construction de Nord Stream II, un « pur projet commercial » russo-allemand d’idiots utiles qui parlaient de Russlandversteher sans connaître ni le pays, ni la langue, ou étant des agents d’influence. Il lui a été épargné d’entendre l’opinion selon laquelle les États-Unis et la Russie sont de la même manière dangereux pour la paix mondiale, et tant d’autres déclarations du même acabit. 

L’absence d’une politique décisive contre Hitler, notamment lors de la conférence de Munich, a confirmé sa conviction que les grands pays européens refusaient de se battre et que les plus petits pouvaient être facilement vaincus. Timothy Snyder a raison : si la Tchécoslovaquie s’était défendue, ce qui était possible avant Munich mais pas après la trahison anglo-française, il aurait probablement pu y avoir une guerre locale en Europe, mais pas une Seconde Guerre mondiale.

.Si l’Europe avait fermement résisté à Poutine en 2014, il n’y aurait pas eu de guerre à grande échelle en Ukraine en 2022. En 2021, Poutine a conclu que l’Occident était faible, dépendant des matières premières russes et divisé. Le retrait chaotique des troupes américaines d’Afghanistan n’indiquait pas leur détermination et leur volonté de se battre. Poutine a commis une grave erreur et les démocraties occidentales ont prouvé qu’elles soutiendraient les valeurs fondamentales. Mais nous approchons aujourd’hui de 1939. Si nous permettons à Poutine de gagner la guerre en Ukraine, le Rubicon sera franchi et dans quelques années nous aurons une guerre engageant un ou plusieurs membres de l’OTAN et une guerre en Extrême-Orient.

Władysław Teofil Bartoszewski

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 31/08/2024