Ewelina PODGAJNA: La pensée politique de Wincenty Witos

La pensée politique de Wincenty Witos

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Ewelina PODGAJNA

Docteure habilitée en sciences politiques, professeur de l’université UMCS à Lublin. Ses recherches se concentrent sur l'histoire moderne de la Pologne, la pensée politique polonaise des XIXe et XXe siècles (y compris la pensée du mouvement paysan), la pensée politique polonaise contemporaine, les études biographiques, la communication politique, la communication interculturelle et la diplomatie publique.

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Wincenty Witos fut l’un des personnages les plus importants dans le grand processus de transformation du paysan attaché aux monarques du temps des partages du pays en un Polonais et un citoyen conscient. Sans ce processus, ce « miracle de renaissance » serait bien plus modeste et incomplet – écrit prof. Ewelina PODGAJNA

.Wincenty Witos naquit le 21 janvier 1874 à Dwudniaki, un hameau affilié au village de Wierzchosławice. Fils aîné de Katarzyna et Wojciech, il avait deux frères dont l’un est mort en bas âge. Il grandit dans des conditions difficiles mais, scolarisé, il développa sa soif de connaissances, à l’âge de dix ans. Cependant, en raison de la pauvreté de sa famille, il ne put poursuivre ses études. C’était donc un autodidacte qui devait sa formation et sa carrière politique à son propre travail et à la persévérance dans la poursuite de ses objectifs. Sur son propre exemple, Witos expérimenta la nécessité d’apprendre ainsi que le rôle que joue le savoir dans la formation et la prise de conscience des jeunes générations de Polonais.

Son influence sur le processus de sensibilisation de la population rurale – en tant que leader paysan et homme d’État qui combinait l’activité politique avec une réflexion approfondie sur les questions les plus importantes pour l’État polonais – ne peut être sous-estimée. Mort à l’âge de 71 ans, il fut tout au long de sa vie, observateur et participant aux événements marquants de l’histoire de la Pologne : les temps des partitions, les deux guerres mondiales, la reconstruction du pays après plus de cent ans de captivité et la création de nouveaux dispositifs systémiques.

Il passa d’un activisme local aux sommets de l’État : député à la Diète nationale de Galicie , membre du Conseil d’État de Vienne, co-fondateur du Parti populaire polonais Piast au tournant de 1913–1914, co-fondateur de sa ligne tactique et organisationnelle ainsi que de sa fibre politique, président de la Commission polonaise de liquidation à l’automne 1918. Il dirigea l’État à trois reprises, occupant le poste de Premier ministre en 1920–1921, 1923 et 1926. Il fut également co-fondateur de Centrolew, prisonnier politique (détenu à Brześć), président du Conseil suprême du Parti populaire (Stronnictwo Ludowe) en 1931, et émigré politique en Tchécoslovaquie en 1933–1939.

Au cours de son premier cabinet, furent établis les fondements politiques de la Pologne renaissante – la Constitution de mars 1921, la loi sur la réforme agraire de 1920 et la délimitation de la frontière orientale du pays – via le Traité de Riga du 18 mars 1921 – après la guerre victorieuse contre la Russie bolchevique. Cependant, le pouvoir en que tel n’était pas pour lui un objectif, mais un moyen de mettre en œuvre ses idées. Son village natal occupait une place particulière dans sa pensée et son activité politique. Il luttait pour le droit à la citoyenneté et à la libération des paysans du joug du servage et pour qu’ils occupent une place digne dans la société et l’État. Grâce à leurs propres efforts, les paysans devaient assumer le rôle de citoyens pour devenir coresponsables de l’État garantissant leur bien-être et leur sécurité.

Toute sa vie, il dirigea sa ferme, sans jamais négliger son travail, même lorsqu’il occupait d’importantes fonctions au niveau de l’État. Cela le rapprochait des paysans, le rendait crédible dans ses idées, mais devenait aussi, souvent, un motif de moquerie pour les opposants politiques. Il sensibilisait socialement, économiquement et politiquement les habitants des zones rurales et luttait contre l’ignorance et l’exploitation. Dans son travail social d’homme politique national et local, il enseignait et formait le peuple, reliant ses pensées, ses désirs, ses devoirs et ses besoins à la vie de l’État. Comme l’a dit, très perspicacement, Stefan Józef Pastuszka, il «  a ramena les paysans à la Pologne ».

Wincenty Witos était un homme politique expérimenté, un grand publiciste, un orateur né et un agriculteur passionné. Pourtant, ses contemporains portaient sur lui des jugements conditionnées souvent par des considérations idéologiques et politiques. Les différences étaient extrêmes selon la position politique ou les intérêts présentés. Witos lui-même attira l’attention sur ce point dans ses mémoires rédigés lors de son exil politique en Tchécoslovaquie. Il y nota : « Il fut un temps où, pour certains, j’étais un paysan aristocrate, pour d’autres aussi un simple bûcheron du domaine de Sanguszko. Alors que certains voulaient me voir uniquement comme un brigand, un Szela qui bouffer vivant la noblesse et même les prêtres – d’autres, en même temps, me déclaraient solennellement traître des paysans, suppôt du clergé et laquais des grands seigneurs. Alors que certains m’attribuaient des capacités plus qu’extraordinaires, une grande expérience politique et une intelligence hors du commun, d’autres me décrivaient comme un ordinaire ignare qui recourait parfois à la ruse perfide typiques des gens de ce milieu. Je sais qu’il y a encore beaucoup de gens en Pologne qui veulent voir en moi l’incarnation de toutes les vertus, de l’intelligence et des capacités, qui croient qu’avec mon travail, mes efforts et ma démarche, j’ai épargné au pays de graves tensions – dangereuses pour ce jeune organisme – et, qui sait, peut-être même des révolutions. Je sais aussi que ceux qui tentent par tous les moyens de me harceler, de miner ma disposition sérieuse, de m’attribuer les pires intentions, de me traiter d’insultes, de calomnies et de pamphlets ne manquent pas. »

Il était le leader d’un grand mouvement social, d’un grand parti politique, un homme indépendant qui ne se souciait pas de ses propres avantages matériels mais qui se concentrait sur les intérêts du pays et du peuple. S. Pigoń a écrit à son sujet : « Witos est un paysan en tous points, le peuple peut donc facilement se retrouver en lui. Ce qui y est décisif, ce n’est pas seulement l’origine commune et les vicissitudes de la vie partagées longuement ; c’est surtout la même forme de mentalité ici et là, la même structure du psychisme, la même attitude finalement envers le monde et la vie. Cette parenté est clairement mise en évidence par les traits individuels de sa personnalité, renforçant son autorité : un sens élevé de dignité, de courage, d’intransigeance, en un mot – de caractère. (…) Sa force en tant que leader du peuple réside dans le fait qu’il est un merveilleux type de paysan polonais élevé à un pouvoir supérieur. » Il était un homme politique qui soulignait toujours ses racines paysannes, que ce soit dans les discours que dans les manières, ses gestes et les tenues.

Wincenty Witos fut l’un des personnages les plus importants dans le grand processus de transformation du paysan attaché aux monarques du temps des partages du pays en un Polonais et un citoyen conscient. Sans ce processus, ce « miracle de renaissance » serait bien plus modeste et incomplet. C’est lui qui avec le mouvement paysan acquit les paysans à la cause polonaise et à l’État polonais. Ce ne fut pas un hasard qu’il devint Premier ministre en 1920. Il fallait à l’époque mobiliser toute la société pour combattre les bolcheviks, et deux Polonais sur trois étaient des paysans. Quelqu’un comme Witos dans le fauteuil du Premier ministre était pour eux la preuve qu’ils se battaient pour eux-mêmes. L’essence des opinions politiques de Witos résidait dans le fait qu’il était un démocrate et un patriote. Il plaçait la Pologne et la polonité au premier plan des valeurs qu’il prônait.

Il présentait la vision d’un futur Etat réformé – une Pologne populaire, qui devrait être réalisé progressivement, en utilisant des formes légales de lutte. Il rejetait la révolution comme voie de changement politique et systémique, craignant qu’elle ne soit une forme de violence conduisant à des bouleversements et, inévitablement, à une dictature, à laquelle, comme tous les agraires, il était opposé. Partisan du système parlementaire avec le Premier ministre comme chef de l’État (c’était pour lui le résultat de l’expérience de la Diète nationale de Galicie et du Parlement de Vienne). À la Diète, rue Wiejska, son rôle était prépondérant. Au début des années 1920, il luttait renforcer la position de la Diète dans le système de pouvoir. Cependant, constatant les faiblesses du parlementarisme polonais résultant de l’absence de mécanismes de contrôle sur le pouvoir législatif, après une courte période d’hésitation, non sans l’influence des arrangements de compromis, il devint partisan du bicamérisme. Il formula un programme de changements visant à renforcer l’exécutif aux dépens du législatif. En proposant un programme pour corriger les erreurs du parlementarisme polonais, après le renversement de son gouvernement par Piłsudski lors du coup d’État de 1926, il le défendit contre les attaques du camp de Sanacja appliquant le principe, tant dans la doctrine que dans la pratique, du « gouvernement fort ». Après mai 1926, il devint un ardent défenseur de l’institution du parlement, de ses principes et de ses idées, soulignant que l’anéantissement de la Diète empêcherait les classes populaires d’avoir une quelconque influence sur les affaires de l’État et, par conséquent, les pousserait à sa marge. Dans l’histoire politique de l’entre-deux-guerres, Witos restera le défenseur incontesté et le plus constant de la démocratie parlementaire, quelles que soient les faiblesses et les défauts de ce système, qu’il percevait et pointait du doigt publiquement et avec clarté.

Dans les idées de Witos, le respect de la loi jouait un rôle important. Dans sa vision, l’État devait être fondé sur les principes de l’État de droit, c’est-à-dire que le droit devait être la garantie d’un système social juste. Il proclamait l’égalité des citoyens devant la loi sans distinction de nationalité et de religion, mais plaçait l’obligation de respecter la loi sur le piédestal des principes systémiques. L’État de droit devait être protégé par le pouvoir judiciaire, accessible à tous les citoyens, professionnel, gratuit ou aussi bon marché que possible. Les tribunaux devaient être apolitiques et les jugements rendus rapidement et impartialement. L’exemple le plus frappant de non respect de l’indépendance du pouvoir judiciaire dans la Deuxième République de Pologne fut le procès dit de Brześć tenu devant le tribunal de district de Varsovie, du 26 octobre 1931 au 13 janvier 1932. Le procès a été intenté contre des militants de Centrolew. Sur le banc des accusés figuraient onze personnes accusées d’avoir préparé un coup d’État visant à renverser le gouvernement. La véritable raison n’était pas les actes dont on les accusait, mais le fait qu’ils s’étaient opposés au camp au pouvoir. Witos se trouva parmi les personnes arrêtées et accusées. Ceux qui avaient organisé le coup d’État et exerçaient le pouvoir par la terreur, jugeaient ceux qui exigeaient le rétablissement de l’État de droit. Le procès de Brześć fut la preuve de la violation des règles de droit, de l’intimidation et du désir de briser l’opposition, mais aussi la société dans son ensemble. Witos comparut à deux reprises et nia fermement que les militants du Centrolew avaient préparé un coup d’État, soulignant que le but de leur action était de défendre le droit et la liberté, et que le camp au pouvoir après 1926 avait violé à plusieurs reprises la constitution en vigueur : «  J’étais à la tête d’un gouvernement destitué par le coup d’État du mois de mai. Je ne l’ai pas commis, mais j’ai été, avec mon gouvernement, sa victime. Et ce gouvernement n’était pas un gouvernement usurpateur, c’était un gouvernement constitutionnel nommé par le Président de la République de Pologne. Donc quelqu’un d’autre a commis le coup d’État et le complot, et c’est moi qui suis assis sur le banc des accusés. Les véritables complotistes en Pologne doivent être traduits en justice. Cependant, j’ai toujours cru qu’il existe une loi en Pologne, et une loi égale pour tous (…). C’est pourquoi, assis aujourd’hui sur le banc des accusés, (…) j’espère que de tels changements arriveront enfin en Pologne, et que le droit et la justice prévaudront, lorsque seront jugés ceux qui non seulement ont préparé le coup d’État, mais aussi qui l’ont voulu et l’ont exécuté. »

Dans son plaidoyer, Witos étala les idées d’un État démocratique basé sur la société civile, soulignant qu’il avait toujours respecté la loi : « Tout ce que j’ai fait était conforme à l’esprit des lois et, en outre, c’était mon devoir civique. » Le tribunal condamna l’ancien triple Premier ministre et chevalier de la plus haute décoration de l’État, l’Ordre de l’Aigle blanc, à un an et demi de prison et à la privation de droits, tout en estimant qu’une peine aussi légère fut infligée uniquement parce qu’il « avait bien servi la Patrie ».

C’était sans aucun doute un autre élément de preuve reconnu par Witos comme une violation de l’État de droit dans le pays. Malgré le verdict et l’amertume, Witos ne cessait de défendre les plus grandes valeurs qu’il chérissait tout au long de sa vie : l’indépendance de la Pologne et l’État de droit. Finalement, la Cour suprême décida le 5 octobre 1933 de maintenir les peines.  À cette époque, Witos n’était plus en Pologne. Il décida d’émigrer et fin septembre il se rendit en Tchécoslovaquie. 90 ans plus tard, en mai 2023, la Cour suprême, à la demande du Défenseur des droits de l’homme, annulera les jugements d’avant-guerre dans cette affaire, justifiant qu’ils avaient été rendus en violation flagrante de la loi. Tous les condamnés seront acquittés et réhabilités.

Witos était un praticien, un tacticien réaliste, un fin observateur de la réalité et un pragmatique. Tout au long de son activité, il conclut des accords, des alliances et des compromis avec différents groupes, de la gauche parlementaire à l’extrême droite. De son activité pratique et de l’observation de la réalité, il formulait ses réflexions et tirait des conclusions. Certains des postulats décrits et indiqués par Witos sont encore valables dans leurs aspects généraux, et c’est pourquoi les solutions qu’il proposait méritent d’être considérées encore aujourd’hui. Ceux-ci incluent sans aucun doute la démocratisation des structures de pouvoir, la gestion efficace de l’État, qu’il combinait avec les qualifications élevées des fonctionnaires, le respect des droits et libertés civiques, la promotion des idées patriotiques et la formation dans un esprit d’amour pour la patrie.

Wincenty Witos est sans aucun doute l’un des dirigeants paysans polonais les plus remarquables. Il a eu une grande influence sur la pensée politique du mouvement populaire, en niant la réalité existante et en formulant des concepts de reconstruction basés sur les principes de liberté et d’égalité, de justice sociale et de démocratie. La pensée politique de Witos a enrichi et développé la vision agraire de l’État polonais. Il s’agissait du concept de « troisième voie » de développement social, visant à mettre en place un système étatique entre le capitalisme et le socialisme.

Le leader du PSL « Piast », surnommé « tribun du peuple », fut l’une des personnalités influentes de la vie politique de la première moitié du XXe siècle. Il est l’une des personnes les plus reconnaissables de l’histoire récente de la Pologne, en tant que symbole et patron du mouvement populaire. Witos a apporté une énorme contribution à la construction de l’indépendance et de la souveraineté nationales, en se plaçant aux premiers rangs de la lutte pour la liberté et les frontières de l’État, en enrichissant la pensée politique polonaise et en devenant un élément permanent de l’histoire récente du pays. De nos jours, le patriotisme incontestable de Witos et des paysans, la priorité accordée aux objectifs nationaux au détriment des particularismes de classe ou de parti, l’effort de construire une Pologne juste pour tous les citoyens, méritent d’être valorisés.

.Dans l’histoire politique de la Deuxième République de Pologne, Witos est reste dans les mémoires comme l’un des défenseurs les plus constants de la démocratie parlementaire. Dans les années 1930, il exprimait souvent sa conviction de la supériorité de celle-ci sur toutes les formes de régime autoritaire – y compris le régime autochtone du type de Sanacja – et sur les totalitarismes – le fascisme et le communisme. La réalité du monde d’après-guerre lui a incontestablement donné raison sur ce point.

Ewelina Podgajna

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 26/01/2024