Frédéric PETIT: La Pologne n’est pas menacée d’une attaque de l’Est, elle a été attaquée il y a trois ans, à sa frontière

La Pologne n’est pas menacée d’une attaque de l’Est, elle a été attaquée il y a trois ans, à sa frontière

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Frédéric PETIT

Député Modem des Français établis en Europe Centrale et dans les Balkans, membre de la Commission des Affaires Etrangères, Président du groupe d'amitié parlementaire France Pologne.

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Nathaniel GARSTECKA: Est-ce que l’Europe centrale et la Pologne en particulier sont menacées d’une éventuelle attaque venant de l’est ?

Frédéric PETIT: La Pologne n’est pas menacée d’une attaque de l’Est, elle a été attaquée il y a trois ans, à sa frontière. Pas par des canons, mais par l’instrumentalisation des migrants à la frontière bélarusse. Par ailleurs, ce n’est pas seulement la Pologne qui a été attaquée mais toute l’Union européenne, et notamment sa devise « Unis dans la diversité ». Le sujet des migrants fait en effet l’objet d’un débat intense au sein de l’Union européenne aujourd’hui. C’est un sujet sur lequel les différents peuples européens ont encore beaucoup à se dire.  Pour ma part, je n’ai pas été surpris par l’extraordinaire élan d’accueil des Polonais envers les réfugiés ukrainiens. Et dire que les Polonais n’aiment pas les migrants d’Afrique, c’est complètement faux. La Pologne a une grande tradition européenne de solidarité, elle a exactement la même volonté d’accueil, de porter des valeurs humanistes. Or, la crise des migrants à la frontière avec le Bélarus, c’était une guerre organisée, préparée depuis longtemps. Pendant 20 ans, un débat a agité le Kremlin autour de la question : „qu’est-ce qu’est la guerre ?”. Est-ce que la guerre c’est l’armée, ou est-ce autre chose ? Le débat a été tranché par les Russes : la chute de l’Union soviétique n’est pas le fait des forces internes mais par des armes mystérieuses des Américains.

Un „coup de poignard dans le dos” inversé ?

Non. Tous les grands militaires russes sont d’abord profs de philo, ce qui veut dire qu’ils sont spécialistes du marxisme. Ils pensent que le soviétisme était tellement bien, que c’est impossible que le système ait implosé. Ils sont persuadés de l’intervention de forces extérieures qu’ils ont mal identifiées, et ils se sont posé la question de savoir si ce n’étaient pas les Américains qui étaient derrière la chute de l’Union soviétique. Ils ont donc préparé une agression de l’Union européenne par des migrants qu’ils allaient chercher eux-mêmes. On sait aussi que dans les forêts, côté bélarusse, il y avait aussi des forces spéciales, qui venaient d’Asie Centrale.

Je n’aime pas dire la Russie, je préfère parler de la Fédération de Russie. Ce n’est pas que Poutine, c’est le Kremlin. Il faut comprendre qu’il y a encore du soviétisme et ce n’est pas étonnant. 0n ne sort pas du soviétisme, de 80 années de léninisme puis de stalinisme, de bureaucratie et de nomenklatura parce qu’on fait la fête sur le mur de Berlin pendant quelques nuits et parce qu’il y a quatre pays qui ont inversé leurs alliances. Il faudra deux, voire trois générations pour en sortir vraiment. C’est comme ça qu’il faut que l’Ouest l’inscrive dans sa compréhension. Quand Poutine, ou plutôt le KGB, revient en 2000, ce n’est pas un retour, car le KGB n’est jamais vraiment parti. Andropov est le premier KGBiste à prendre la tête de l’URSS. Et il y a une filiation entre Andropov et Poutine. Nous sommes en réalité dans une histoire longue, depuis les crises économiques de 1970, quand leur système a prouvé qu’il n’était pas le bon. Comment sortir de cette utopie fausse et dictatoriale qui a perduré sur quatre ou cinq générations ? On n’en sort pas en deux ou trois ans. Ce sont les générations futures qui devront prendre le relais. En Pologne et dans les pays baltes ces générations étaient sous-jacentes, mais c’est moins évident dans la fédération de Russie.

La Russie a une tradition autoritaire non seulement depuis l’URSS mais aussi depuis l’empire tsariste. On entend souvent le stéréotype selon lequel les Russes, par nature, ont besoin d’un pouvoir fort. N’est-ce pas une façon facile d’évacuer le problème de la transition démographique… pardon, démocratique ?

Votre lapsus est significatif, car il y a un véritable problème démographique en Russie. C’est évident qu’ils ont des problèmes et vont continuer à en avoir. En septembre ou octobre de l’année dernière, il y a eu un incident dans un camp d’entraînement sur le territoire de la Fédération de Russie, durant la fin de la campagne de mobilisation. Un sergent slave a fait une remarque déplacée à un appelé musulman, il y a eu 15 morts et 19 blessés.

C’était donc véridique ?

C’est la presse russe qui a rapporté cet incident. Ils ont évidemment des tensions démographiques. Si le Kazakhstan ne suit pas la doctrine de Moscou, alors qu’il a une minorité russe et des enjeux dans le nord du pays, c’est parce qu’il commence à y avoir des mouvements démographiques à l’intérieur. Pour en revenir à l’impérialisme, je ne dis jamais impérialisme russe mais impérialisme moscovite.

C’est vrai, c’est la Principauté de Moscou qui s’est étendue.

Quand on le dit comme ça, c’est un peu provocateur. Cependant, c’est fondamental de le dire comme ça. Quand je vois Poutine qui dit que Chmielnicki, c’est la „libération des pauvres russes”, alors que Chmielnicki n’a jamais parlé un mot de russe… Chmielnicki est Cosaque ! A la limite, il est allé chercher quelqu’un de l’extérieur pour l’aider sur des problèmes intérieurs, puis il s’en est mordu les doigts.

Pereiaslav, 1654.

Voilà. Il s’est retourné dans sa tombe quand les Cosaques ont été déplacés après. C’est comme ça qu’il faut le dire et qu’on comprend ce qu’il se passe. Une autre chose qui n’a pas assez été relayée dans les médias à l’Ouest, mais qui est véridique : dans une réunion officielle en avril ou en mai 2022, pour justifier l’invasion, Lavrov dit „si les Wallons avaient un problème avec les Flamands, tout le monde comprendrait que la France prenne les armes pour défendre la minorité française en Belgique ! „. Et lui il le croit ! Il croit que la langue est un déterminisme politique. „Tes grands-pères ont parlé russe ici, toi tu parles russe, tes enfants parleront russe car je vais m’en occuper, donc c’est moi le chef” ! Je ne veux pas que mes enfants vivent dans un monde comme ça et je comprends qu’on défende notre territoire pour ne pas avoir ce modèle-là, dangereux et faux.

Vous devez être l’une des très rares personnalités politiques en France qui connaissent réellement l’histoire de la Russie. Pendant des années, ça devait être très difficile pour vous de vous faire entendre.

Non, ça change. Je ne suis pas l’un des rares. On a en France, contrairement à la Fédération de Russie, de très bons historiens. Chez nous, l’histoire est une science. Beaucoup de gens du côté opposé me disent, depuis le début de la guerre, que les valeurs de l’Europe c’est du „blabla”. Au contraire, depuis l’invasion de l’Ukraine, je peux mettre des choses très concrètes derrière ce vocable « valeurs européennes ». Poutine a certes été élu, mais ce n’est pas pour ça que c’est la Fédération de Russie est une démocratie. L’histoire, pour nous, est une science, un outil de recherche et un objet de recherche. Du côté moscovite, l’histoire est une arme. Timothy Snyder n’a pas commencé ses travaux en voulant imposer une thèse. Il a commencé ses travaux en analysant des comptes-rendus, en lisant en russe et en lituanien et en d’autres langues, et petit à petit il a construit ses connaissances. Deux semaines avant la contre-attaque qui reprend Kherson, j’étais en Ukraine. C’était une semaine avant la rentrée des classes. Les Russes sont en difficulté pour amener des renforts à Kherson. Tout le monde sait qu’ils n’ont pas assez d’armes et de personnel, qu’ils ont des problèmes de logistique. Vous savez ce qu’ils amènent, une semaine avant la rentrée, dans toutes les écoles ? les nouveaux livres d’histoire, en russe ! Dedans, on apprend que le Donbass est „le cœur de la Russie” ! Il y a un endroit au Kremlin où on s’est dit qu’envoyer les nouveaux livres d’histoire était aussi important qu’envoyer des canons. L’histoire, c’est une arme pour eux.

Ce que vous dites, on l’entend chez très peu de personnes.

Je trouve que le Président a bien évolué dans sa compréhension de la situation. Lors de son voyage en Pologne, il nous a écoutés. Si le Président dit „nie bojcie sie” („n’ayez pas peur”, en polonais) à Cracovie aux jeunes Polonais…

Ça sonne comme du Jean-Paul II…

… C’est que quelqu’un lui a dit que ça ferait bien dans son discours et c’est même moi qui lui ai donné la phonétique. Effectivement, je pense que l’un des défis que nous avons à l’Ouest, c’est de considérer que cette histoire est aussi la nôtre. „De la mer baltique à la mer noire”, il faudrait que cela parle même aux gens qui habitent au Portugal. Il faudrait que ce soit aussi leur histoire. Parfois ça m’arrive, en réunion publique ou au Forum de Karpacz auquel je participe chaque année, de dire que la Rzeczpospolita Oboja Narodow („République des Deux Nations”) est un ancêtre de l’Union européenne. Nous sommes la Rzeczpospolita 27 Narodow („République des 27 Nations”). Certains de mes collègues me disent : „Voyons Frédéric, les Lituaniens et les Polonais ont fait quelque chose ensemble, mais ils parlaient la même langue !”

Mais non, les deux langues n’ont rien à voir !

Ça n’a effectivement rien à voir. Cependant, je ne suis pas désespéré, je pense que cette crise nous fait avancer. Lors de la crise des migrants, j’ai été écouté. Les gens ont compris ce que je voulais dire. D’ailleurs, ce n’est pas une crise des migrants, c’est une agression. On a utilisé les migrants comme une arme. Il ne faut pas raconter n’importe quoi.

Puisque nous avons abordé le sujet de l’opinion publique en France… Elle semble actuellement plutôt partagée sur la solution à apporter au conflit entre la Russie et l’Ukraine. Une partie souhaiterait „la paix à tout prix”, afin de revenir au „business as usual” avec la Russie. Une autre partie souhaite poursuivre le soutien financier, politique, militaire à l’Ukraine. Quelle serait la meilleure voie pour la France ?

Je préfère commencer en évoquant les questions de fond. De quoi ce conflit est-il le signe ? Ce n’est pas juste un conflit territorial. Il y a des aspects économiques, dans le Donbass par exemple ou sur la mer noire. Mais surtout, le vrai conflit est sur les modèles de société, sur comment on va gérer notre avenir. Qu’allons-nous laisser à nos enfants et petits-enfants ? C’est là que je suis très clair : de tous temps, l’Union européenne a été une terre belligène. C’est une terre de migrations. Ça fait 1 000 ans que ça migre dans tous les sens. On s’est toujours engueulés, on s’est toujours tapés dessus. Il y a de temps en temps dans l’histoire européenne, des gens qui veulent mettre les différences de côté et essayer de construire quelque chose en commun. Je parlais de la République des Deux Nations, au sein de laquelle ils étaient plusieurs : Les Ruthènes, le Belarus…

La minorité juive aussi.

Oui, elle était nombreuse.

Les Polonais les utilisaient dans leurs relations avec les Ukrainiens, ce qui pouvait créer des conflits.

Il y avait des Juifs ruraux, dans les „sthtetls”. Quand il y avait un problème de droit foncier, c’était avec les Polonais qu’on le traitait, quand il y avait un problème de droit familial, c’était entre Juifs qu’on le traitait. C’était donc une expérience qui correspond à ce que je dis. Il y en a eu d’autres bien évidemment, comme la République de Voïvodine : Crise migratoire serbe, ce sont des réfugiés qui fuient la revanche turque et qui vivent plutôt bien avec les Hongrois et les Roumains. Les quatre ans de république Voïvodine, ça marche plutôt bien. Aujourd’hui, la Voïvodine a conservé cette tradition multiethnique.

Sur la question que vous posez, la réponse la plus aboutie qu’on a apporté à ce caractère belligène des territoires européens, c’est la construction européenne. Et ça ne commence pas en 1945 mais en 1919 ! En 1919, le jeune Jean Monnet a déjà l’idée de passeport européen afin qu’on cesse enfin de s’affronter. De l’autre côté, on a affaire à un impérialisme, où on ne parle que russe. Je développe souvent un exemple dans les discussions : en 1990, il y a un débat dans l’Union européenne, sur quelle sera la langue de l’Union. Est-ce qu’il faut une langue unique ? Même les espérantistes veulent participer au débat. Il a été finalement décidé d’avoir 24 langues officielles. Toutes les décisions, toutes les directives sont traduites en 24 langues. Non seulement on a 24 langues, mais on a cinq alphabets ! Latin, nordique, slave, cyrillique et grec. On peut même en rajouter plusieurs autres moins répandus. Nous sommes dans la diversité et on assume ce que ça veut dire. Il faut des interprètes, des cabines de traduction, on assume.

Il y a un autre sujet : qu’est-ce qu’un soldat ? Dans nos pays de l’Union européenne, c’est d’abord un citoyen. Il n y’a pas une armée parmi nos pays qui emploie des sociétés privées, contrairement aux Etats-Unis. La légitimité de nos forces armées, c’est d’abord la citoyenneté. Les soldats sont sous le contrôle de leur parlement national. Quand on voit Wagner, qui fait des détours par les mines aux alentours de Bakhmut ou en Centrafrique…

En Centrafrique, Wagner a reçu des concessions pour exploiter des mines de diamant.

Ce sont donc des gens qui se battent et font partie d’un business. Chez nous, ça n’existe pas. Et ça répond à la question du modèle que je souhaite pour mes enfants et mes petits-enfants : un monde dans lequel il y a plusieurs langues dans la rue, où la force des soldats est avant tout citoyenne, où l’histoire est une science… si jamais on laisse passer ce qui se passe aujourd’hui, on abandonne ce modèle. Il est donc hors de question pour moi d’aller négocier sur ces éléments-là.

J’essaie souvent d’expliquer à mes collègues la situation de Kharkiv. Le maire de Kharkiv, c’est le numéro deux de Medvedczuk avant la guerre. Mais pourquoi Kharkiv ne tombe pas comme Lougansk et Donetsk ? Parce que Kharkiv est comme Lviv et Cracovie, une ville étudiante. Il y a même un laboratoire de sociologie française. En 2014, il y a aussi des gens qui viennent brûler des drapeaux ukrainiens. A Lougansk, ça marche, mais à Kharkiv le séparatisme échoue. Ce maire de Kharkiv, proche de Medvedczuk, quand au début de la guerre il prend trois missiles sur sa mairie, il dit stop. Il enfile son treillis et il résiste. C’est la même chose à Tchernigov : les chars russes arrivent et répandent des tracts déclarant qu’on va libérer les habitants des „nazis” de Kiev, mais ça ne marche pas et les habitants leur répondent en russe qu’ils n’ont pas envie d’être „libérés”. Les Russes considèrent que du moment que quelqu’un parle russe, il est automatiquement avec eux. Mais ça ne se passe pas comme ça. C’est donc important pour moi qu’à Kharkiv on reste dans cet état esprit. C’est une question qui dépasse le seul aspect territorial, c’est une question d’humanité ! Les gens de Kharkiv, en 2020 et 2022 sont bien contents de ne pas s’être séparés en 2014, car ils voient ce qu’est devenu Lougansk.

Est-ce que les Français de votre circonscription, que vous rencontrez souvent, partagent cette opinion ? Est-ce qu’il y a un clivage entre aux à ce sujet ?

Les Français de l’étranger apportent un regard un petit peu plus large. C’est différent en fonction des pays, que ce soit en Allemagne, en Hongrie ou en Pologne. Il y a eu 27 000 votants en 2017 puis 40 000 en 2022 et j’ai été mieux élu en 2022 qu’en 2017. Je crois que je représente quelque chose. Cependant, comme le dit François Bayrou, „quand tout le monde est d’accord, c’est qu’on a arrêté de réfléchir”. Je ne dis pas qu’on est toujours d’accord, les débats sont là. Début septembre, j’ai organisé une réunion publique à Wroclaw, il y avait 15 personnes et c’était passionnant. Avec des gens qui posaient ces questions et n’étaient pas tous d’accord. Pour répondre à votre question, je dirais que nous sommes dans une démocratie vivante. Nous nous parlons, nous nous écoutons. C’est un peu différent dans l’ex-Allemagne de l’Ouest. Dans l’ex-Allemagne de l’Est, les gens connaissent mieux l’Europe centrale et orientale. À l’Ouest, les gens sont beaucoup plus portés sur le couple franco-allemand et sur les Balkans.

Les Balkans qui sont d’ailleurs eux aussi une terre multiculturelle qui est passée par la réconciliation. C’est aussi une terre d’Union européenne. Les Balkans sont un endroit où les valeurs et les idées de l’Union européenne doivent se développer. L’Union européenne a participé à la réconciliation entre la Macédoine du Nord et la Grèce, par exemple. Je travaille actuellement sur un projet interparlementaire qui s’appelle „Balkans 2050”, avec 11 pays. Un des sujets abordés est la démographie. Le fait que les Balkans se vident n’est pas juste un problème pour les Balkans, c’est un problème pour toute l’Europe. Quand il y a la désertification rurale en France, ce n’est pas juste un problème rural, c’est un problème pour tout le pays. Je pense que les Français de ma circonscription ont la capacité de d’être distants vis-à-vis des obsessions journalistiques parisiennes et qu’ils comprennent mieux les problématiques de l’Europe centrale. C’est aidé aussi par les familles binationales, mixtes. Quand une maman française ou un papa français a ses enfants qui ont appris l’histoire de la Pologne, ça crée des passerelles. C’est amusant parce qu’à un moment on a le même roi (Henri III), et que Napoléon est dans l’hymne national polonais.

„Napoléon nous a montré comment nous devons vaincre”.

Oui, voilà. Je crois que dans notre circonscription nous avons un rôle à jouer dans la conscience citoyenne. Le problème du XXIème siècle est qu’il est plus difficile d’être citoyen au XXIème siècle qu’au XIXème. Quand on essaie de développer l’humanisme, il faut un petit plus se former, il faut prendre du temps… Dans ma circonscription, pour répondre honnêtement à votre question, il y a aussi une minorité bruyante, comme en France d’ailleurs, de poutinophiles et de complotistes. Je ne leur ferme pas la porte, je parle avec tout le monde, mais c’est difficile. A un moment, je leur dis „non Monsieur, personne ne m’a jamais payé pour dire ce que je dis”. Je veux bien qu’on ne soit pas d’accord, mais à un moment, il faut vérifier ses sources. Non, le Premier ministre d’Ecosse n’est pas en prison pour homicide involontaire à cause de la COVID. C’est pourtant assez facile à vérifier, mais j’entends cette théorie tourner.

Une mauvaise utilisation des réseaux sociaux.

Oui. Alors il est possible que certains Français à l’étranger soient plus isolés, donc ils passent davantage de temps devant leurs écrans. Ça reste cependant une petite minorité, certes très bruyante. Peut-être plus de 10 %, mais moins de 15 %.

Les réseaux sociaux fonctionnent comme une loupe grossissante sur une petite partie de la population qui est très engagée sur ces réseaux et qui ne représente pas du tout la majorité.

Oui. Je reste cependant très fier qu’ils continuent à m’écrire car ça prouve que je suis un député qu’ils connaissent et qu’ils savent comment contacter !

Abordons le sujet de la Biélorussie…

Du Belarus.

Alors justement, comment faut-il dire ?

Il faut dire Belarus. Déjà, c’est comme ça qu’ils s’appellent, eux. Puis dire Biélorussie, c’est reprendre une terminologie moscovite qui véhicule une idéologie d’annexion. C’est l’histoire de Catherine II et des partages de la Pologne. Dire Belarus, c’est respecter l’histoire de ce pays. La ministre de la Culture de Tikhanovskaïa m’a dit qu’il y avait une chose que nous pouvions faire en France : dans tous les musées où se trouvent des tableaux de Chagall, souligner qu’il était d’origine bélarusse et pas russe. En France, si on ne le fait pas ce n’est pas pour des raisons politiques, c’est uniquement à cause de l’Académie française qui considère qu’il faut continuer à dire Biélorussie car ça veut dire la même chose que Belarus, c’est la traduction exacte.

Pour ceux qui connaissent l’étymologie : rus’, russe, russien, bela, biélo… Sachant que béla-biélo désignait l’ouest. C’était la Ruthénie de l’Ouest en d’autres termes.

Oui, voilà. C’est comme ceux qui disent qu’il ne faut pas dire Ruthénie mais Russie car ce serait la même chose, alors que c’est faux.

Ce sont les Russes avec Ivan le Terrible qui ont décidé de s’appeler Russie pour s’approprier l’héritage de la Rus’.

Oui, il faut donc faire attention aux noms que l’on emploie. Revenons donc à notre Belarus.

Justement. Vous êtes très engagé dans le soutien à l’opposition bélarusse, au gouvernement en exil et en particulier aux prisonniers politiques du régime d’Alexandre Loukachenko. Avez-vous des informations sur leur état de santé ? Avez-vous des contacts avec les associations qui les représentent ?

Oui bien sûr. Il y a des choses assez terribles qui se déroulent : il y a de la violence, des jugements ridicules, de la torture, il y a eu des morts…

Ce qui m’inquiète, c’est que je commence à sentir un sentiment de désespoir. Un peu comme en Pologne dans les années 1980, les gens considèrent qu’il faut s’inscrire dans plusieurs générations de clandestinité et d’espace public condamné. Même si on arrive à faire évoluer la situation, ce sont des choses qui restent, qui marquent une société. En Pologne, il a fallu beaucoup de temps pour sortir de cette mentalité. Pendant plusieurs générations, l’espace public a été un espace ennemi. Ensuite, c’est compliqué de se le réapproprier, de redevenir citoyen.

Et encore, c’était plus facile en Pologne car le peuple polonais a une tradition occidentale.

Oui, et il avait des structures clandestines qui étaient solides. La situation au Belarus me préoccupe. Je vais faire venir d’anciens prisonniers politiques à l’Assemblée nationale dans le cadre du groupe de travail que je préside avec l’opposition bélarusse. Il faut mener ce combat, qui est un combat culturel.

Au sujet de la situation du Belarus. Il laisse transiter et s’installer les troupes russes sur son territoire.

Le Belarus est occupé. Vous, savez, il y a un truc très symbolique et qui a peu été suivi. Tikhanovskaïa a toujours dit qu’elle ne voulait pas constituer de gouvernement en exil. Elle disait qu’elle n’était pas faite pour ça et qu’elle voulait revenir avec des élections. Je suis l’un des premiers Français à l’avoir rencontrée, à Karpacz un mois après l’élection de 2020, et je la comprends très bien, tout comme je comprends les exilés qui veulent organiser un gouvernement en exil, comme Pavel Latouchka. Le 25 février 2022, Tikhanovskaïa a finalement annoncé la création d’un gouvernement en exil, à l’ambassade de Lituanie à Paris.

Attendez, il n’y avait pas déjà un gouvernement bélarusse en exil ?

Tout à fait, depuis 1919, mais il n’avait plus du tout d’influence. Lors de sa conférence de presse à l’ambassade de Lituanie, alors que l’invasion de l’Ukraine avait commencé et que des forces russes avaient attaqué depuis le Belarus, Tikhanovskaïa a déclaré que le peuple bélarusse n’était pas responsable et que son pays est occupé. C’est pourquoi elle a créé ce gouvernement en exil.

Loukachenko laisse la Russie installer des armes nucléaires sur son territoire, en violation de l’article 18 de la Constitution bélarusse. Quel est le degré de dépendance et d’alignement de Loukachenko vis-à-vis de Moscou ?

Plusieurs choses. Pour commencer, il faut faire attention quand on parle d’armes nucléaires car il y a une confusion dans la presse entre armes de dissuasion et armes tactiques. Là, on parle d’armes nucléaires tactiques. Ce ne sont pas ces armes qui vitrifieraient l’Europe. Leur usage permettrait uniquement de petites avancées sur le terrain.

Ça reste tout de même une violation de la Constitution.

Oui, d’accord, mais le Belarus est occupé.

Sur le degré d’indépendance de Loukachenko : il s’est fait élire en 1994 sur un discours extrêmement indépendant de Moscou, et c’était le choix de la société bélarusse de gagner et maintenir son indépendance mais sans accepter le modèle capitaliste. Je pense que Loukachenko joue d’une certaine tradition politique, mais qu’aujourd’hui il a peur et qu’il fait ce qu’on lui dit. Le jour où il s’opposera à un oukase moscovite, il faudra qu’il parte.

Ses contradictions sont nombreuses : sur le nucléaire bien sûr, mais aussi sur cette idée de l’”union des deux pays”. Quand la Russie annonce qu’en 2030 il n’y aura même plus de république bélarusse, qu’”on sera tellement amis qu’on aura qu’un seul pays”, Loukachenko laisse dire et ça fait bizarre. Cela signifie tout même plus de représentation diplomatique pour le Belarus. C’est une sorte de ligne rouge qui a été franchie. Il pouvait dire qu’on a va aller plus loin dans l’union économique et douanière, mais accepter une annonce sur l’annexion pure et simple à la Russie ?

Il est dans une sorte de fuite en avant ?

Non, je pense qu’il n’est plus très sain d’esprit et qu’il est vieux. Par ailleurs, il a pleinement conscience du peu de liberté dont il dispose, donc il essaie de naviguer avec la volonté du Kremlin, qui est responsable de ce qui se passe au Belarus.

Il a l’exemple de l’Ukraine. L’Ukraine, qui a essayé de s’émanciper définitivement de la Fédération de Russie, a été attaquée et l’Occident essaie d’une certaine manière de la défendre. Loukachenko pourrait peut-être se dire un jour que s’il essaie lui aussi de s’émanciper, il aura le bloc occidental derrière lui.

Oui, mais ce n’est pas le bloc occidental qui se bat, ce sont les Ukrainiens. L’Ukraine et le Belarus sont deux pays différents, dans leur manière de résister. Les Ukrainiens, quand ils seront dans l’Union européenne, ce ne sera pas facile à vivre tous les jours, car ce sont des rudes ! La tradition bélarusse est différente. Ce n’est pas surprenant que les artistes viennent en grande partie du Belarus. Il y a une tradition cosaque, pour laquelle l’agriculture et la défense contre les brigands étaient importantes, et de l’autre côté des gens qui sont plus proches de la mentalité de Vilnius, de la Cabale, des intellectuels, beaucoup moins dépendants de cette immense plaine agricole, plus proches des circuits courts. Ce sont des mentalités différentes. Pendant l’Union de Lublin, l’individualisme, le côté grand propriétaire terrien, le côté caste dans la société, c’est plutôt le modèle polonais qui s’est imposé en Ukraine, tandis que le côté intellectuel, universitaire, c’est plutôt l’apport de l’influence de Vilnius. Ce qui est surprenant car dans le couple royal, c’est Jagellon qui aimait parler avec tout le monde et Hedwige qui était l’intello et la poétesse, alors que dans les sociétés c’était l’inverse.

Parlons un peu de l’OTAN. Il y a des voix qui commencent à s’élever, que ce soit en Pologne ou en France, sur le fait qu’après tout, l’OTAN n’est qu’une alliance, un morceau de papier. Que comme toutes les alliances et toutes les unions, elle ne sera pas éternelle. Les Américains tourneront leurs yeux vers l’Asie et la Chine. Les Européens de l’Ouest seront gagnés par le pacifisme, sans doute sous l’influence du Kremlin. Peut-être qu’un jour, l’Europe centrale se retrouvera à nouveau seule ?

Non, c’est complètement faux. En France et en Allemagne, ce n’est plus l’ambiance de Munich. C’est vrai que le travail de l’Union européenne a été un temps trop tourné vers l’économique, mais ce n’est plus le cas. Vous savez, si en 1990, la frontière Est de l’Union européenne ne devient pas comme les Balkans, c’est grâce au mouvement „Kultura” qui était organisé à Paris. Les intellectuels polonais. Skubiszewski, c’est un héros de l’Union européenne. C’est quelqu’un qui a compris très tôt qu’il fallait commencer à préparer l’esprit européen à la chute du bloc de l’Est. Dans les années 1990, le gouvernement polonais a réussi à ne pas se laisser entrainer dans des revendications territoriales vis-à-vis de ses voisins. Nous n’avons pas des minorités polonaises enfermées en Lituanie, mais des citoyens lituaniens qui parlent polonais. D’ailleurs ces citoyens ne s‘appellent pas eux-mêmes „Polonais”, ils s’appellent „Tutejsi” („les locaux”).

Est-ce aussi une différence par rapport à la politique que mène Orban vis-à-vis de la minorité hongroise en Transcarpathie ?

Oui bien sûr. Et de Milosevic en Yougoslavie. Skubiszewski c’est l’antithèse de Milosevic, c’est évident. C’est pour cela que ça a explosé là-bas. Si vous aviez mis un Skubiszewski à la place de Milosevic, avec 20 ans de réflexion à Paris, avec Giedroyc, avec „Znak”, des gens qui avaient anticipé cette situation, il n’y aurait pas eu la guerre dans les Balkans.

Pour revenir au Belarus, je suis intimement convaincu que la sortie de crise durable se fera avec le Belarus. Ce sera une partie de la solution, forcément. Si on refait des élections transparentes…

Ça ne semble pas un peu improbable ?

C’est vrai que si on refait des élections, Loukachenko est encore capable de les bricoler sans qu’on le voie. Mais il est possible de penser à une solution régionale. Même si l’Ukraine récupère ses frontières internationalement reconnues, ça ne suffira pas, on ne pourra pas laisser une zone grise au milieu.

L’accord d’association avec l’Union européenne, on a vu ce que ça a donné en Ukraine. Ianoukovitch l’a rejeté alors qu’il avait travaillé dessus et avait promis de le signer. Ce n’est donc jamais une garantie que ça peut fonctionner.

Je dis simplement que la solution que nous devrons trouver pour sortir de cette guerre ne sera pas durable tant qu’on laissera une zone grise au milieu. Aujourd’hui, le Belarus est une zone grise.

Est-ce que cela doit passer par des changements politiques à Moscou ?

J’espère que non car ça veut dire qu’on va attendre longtemps. Vous savez, l’histoire du mouvement que je représente, le MODEM, ce sont les trois seuls députés, avec les communistes, qui ont voté contre Munich. Les gens disent „centre mou”, „ventre mou”, mais non ! Je pense qu’aujourd’hui, sur le principe, on ne doit pas céder sur des choses qui vont impacter nos petits-enfants. Je pense que ça va encore prendre une génération pour „dékremliniser”, pour avoir quelque chose qui sorte de cette bureaucratie. Et puis, ce n’est pas à nous de changer le pouvoir en Russie, ce n’est pas notre rôle. Nous, on peut leur dire que nous avons envie de vivre comme ça et si eux ne le veulent pas, et bien tant pis. Et ce n’est pas parce que nous serions à la solde des Américains, c’est juste que nous avons notre modèle et nos valeurs humanistes.

J’aimerais revenir sur l’accueil des Ukrainiens par les Polonais…

Et par les Français installés en Pologne !

Oui, aussi, vous et moi en savons quelque chose. N’est-ce pas la preuve que les Polonais sont capables de mettre de côté les blessures du passé ? On connait les différends mémoriels entre Ukrainiens et Polonais.

Oui, bien sûr. C’est comme avec la France et l’Allemagne, les traités d’amitié dont le dernier en date est celui d’Aix la Chapelle. C’est évident, et c’est ce modèle de réconciliation que nous défendons.

Nathaniel Garstecka

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 28/12/2023