Łukasz KAMIŃSKI: Le Printemps de Prague 1968 – les conséquences de l'invasion du mois d'août

Le Printemps de Prague 1968 – les conséquences de l'invasion du mois d'août

Photo of Łukasz KAMIŃSKI

Łukasz KAMIŃSKI

Historien, employé à l'université de Wrocław. De 2011 à 2016, il a été président de l'Institut de la mémoire nationale. Fondateur et président de l'Institut Paweł Włodkowic, un centre de recherche et d'éducation spécialisé dans les questions liées à l'héritage des systèmes totalitaires et des dictatures. En 2017-2021, président de la Plateforme de la mémoire et de la conscience européennes, une organisation à but non lucratif dédiée à la diffusion des connaissances sur le totalitarisme.

Ryc. Fabien Clairefond

Autres textes disponibles

On a coutume de considérer le Printemps de Prague et sa répression forcée comme un des épisodes de l’histoire de la guerre froide. Or, et cela peut paraître surprenant du point de vue actuel, l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie n’a en rien affecté le processus d’assouplissement des relations entre l’Est et l’Ouest (connu sous le nom de détente), qui avait déjà commencé avant 1968, écrit Łukasz KAMIŃSKI

.Ce n’est pas un hasard si l’on évoque le Printemps de Prague principalement dans le contexte de l’invasion du 21 août 1968, car les événements en Tchécoslovaquie n’étaient pas une crise typique du système communiste. Les réformes ont été initiées au plus haut niveau du parti plutôt qu’à la suite de protestations populaires. Au cours des premières semaines, les partisans des changements au sein de l’appareil du parti ont même été alarmés par le marasme de la population face aux réformes annoncées. Ce n’est que lors de l’invasion que la société s’est manifestée massivement pour tenter de sauver les acquis du Printemps de Prague.

La mémoire du processus de réforme n’est pas aidée non plus par la figure ambiguë de son leader, le premier secrétaire du Parti communiste de Tchécoslovaquie, Alexander Dubček. D’un côté, il a été l’initiateur du changement et l’a défendu dans les pourparlers avec Moscou, de l’autre, le 26 août 1968, il a signé le « Protocole de Moscou », une sorte d’acte de capitulation, et en a appliqué les dispositions de manière conséquente. En outre, après avoir été mis à l’écart – en tant que président de l’Assemblée fédérale – il a signé la loi dite « de la matraque » pour la répression des manifestants. Il ne s’est impliqué dans aucune des initiatives de l’opposition jusqu’en 1989.

Enfin, une difficulté réside dans le fait même que le Printemps de Prague s’est traduit par une libéralisation du système communiste (abolition de la censure, affaiblissement du rôle des services de sécurité, par exemple), mais qu’il ne peut être question de l’introduction (ou même de projets d’introduction) d’une véritable démocratie. Après l’effondrement du bloc de l’Est, il a donc cessé d’être une référence. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit voué à l’oubli et qu’il n’intéresse qu’un groupe restreint d’historiens.

Nous avons tendance à considérer le Printemps de Prague et sa violente répression comme un épisode de l’histoire de la guerre froide. Or, l’intervention des troupes du Pacte de Varsovie n’a en rien affecté le processus de détente entre l’Est et l’Ouest, déjà entamé avant 1968, ce qui peut paraître surprenant aujourd’hui. Ainsi, les négociations sur le désarmement se sont poursuivies et ont abouti à la signature du traité américano-soviétique SALT I en 1972. Alors que les communistes tchécoslovaques étouffaient les derniers échos du Printemps de Prague, les préparatifs pour le lancement de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe battaient leur plein. À titre de comparaison, il convient de rappeler que le coup d’État communiste en Tchécoslovaquie (février 1948) a été l’un des éléments les plus importants dans la genèse de la création de l’OTAN.

Cela signifie-t-il que les événements de 1968 n’ont pas eu d’effets à long terme ? Bien au contraire.
D’un point de vue international, l’effet le plus important de l’échec du mouvement de réforme a été d’approfondir la division du mouvement communiste mondial. L’influence de Moscou s’était progressivement affaiblie depuis le début des années 1960 ; après août 1968, le processus s’est rapidement accéléré. Le résultat a été la naissance de ce que l’on appelle l’eurocommunisme. Cette variante de la doctrine marxiste partait du principe que la révolution et la dictature du prolétariat n’étaient pas des conditions nécessaires à la construction d’un système socialiste et que celui-ci pouvait être réalisé par des moyens parlementaires et en faisant des compromis avec d’autres mouvements politiques. Pire encore, les eurocommunistes rejetaient le rôle directeur de Moscou. C’est un triste paradoxe : les partis communistes occidentaux n’ont pas été ébranlés par la pacification sanglante de la Hongrie en 1956, mais seulement par la répression beaucoup moins brutale du Printemps de Prague.

En quelques années, l’eurocommunisme a été accepté par les plus grands partis communistes occidentaux – français, espagnols et italiens – ainsi que par de nombreux partis plus petits. Ce fut une grande défaite pour les Soviétiques, qui durent désormais supporter, entre autres, les appels de leurs récents camarades à cesser de réprimer les mouvements d’opposition qui émergeaient dans l’ensemble du bloc.

Paradoxalement, la pacification du Printemps de Prague a également renforcé l’attrait d’une autre alternative au marxisme-léninisme soviétique, le maoïsme, malgré son caractère plus totalitaire à ce moment-là. La Grande Révolution culturelle prolétarienne (initiée par Mao deux ans plus tôt), qui touchait lentement à sa fin, a certainement aussi influencé cette évolution, mais la propagande chinoise a méticuleusement exploité l’opportunité créée par les Soviétiques.

Il peut également sembler surprenant, du point de vue actuel, de rappeler que l’un des protagonistes positifs de cette période était… Nicolae Ceaușescu. La politique du dictateur roumain avait déjà inquiété Moscou avant le Printemps de Prague, mais pour des raisons différentes des changements survenus en Tchécoslovaquie. Il a notamment refusé de rompre les relations diplomatiques avec Israël après la guerre des Six Jours (1967). Craignant que la Roumanie ne subisse une nouvelle agression, le futur « génie des Carpates » a convoqué un grand rassemblement à Bucarest le 21 août 1968. Il a déclaré sa solidarité avec les Tchèques et les Slovaques, condamné l’agression et appellé à la défense de l’indépendance. Son discours vibrant lui a valut non seulement un véritable soutien populaire, mais lui a ouvert également la voie des salons occidentaux. Rapidement, cependant, le sentiment de grandeur de Ceaușescu le pousse vers le culte de l’individu et la mise en œuvre de projets économiques faramineux. Le souvenir de son ancien triomphe est revenu des années plus tard – ce n’est pas un hasard s’il a organisé un autre grand rassemblement en décembre 1989 au même endroit à Bucarest, dans l’espoir d’obtenir un soutien dans sa répression des rebelles de Timișoara. Cette fois, cependant, il n’a eu droit qu’a des huées et a dû fuir en hélicoptère. Quelques jours plus tard, il a été exécuté à l’issue d’un simulacre de procès.

Du point de vue polonais, les conséquences à long terme de l’expérience soviétique de l’intervention en Tchécoslovaquie sont les plus importantes. Nous associons 1968 avant tout au concept de la « doctrine Brejnev ». Celle-ci présupposait que, si le système communiste d’un pays socialiste était menacé, les autres pays de la « démocratie populaire » avaient le droit de maintenir le régime, même en recourant à la force. Outre le fait que c’est Wladyslaw Gomulka, et non Leonid Brejnev, qui a été le premier à formuler cette doctrine, la question est beaucoup plus complexe.

On oublie souvent que si l’intervention a été un succès sur le plan militaire, elle a été un échec sur le plan politique. Les troupes du Pacte de Varsovie se sont heurtées à une résistance massive non seulement de la part de l’opinion publique, mais aussi de l’administration d’État, des médias et du parti communiste lui-même. Le 22 août, au secret des forces d’occupation, le 14e congrès extraordinaire du KSČ se tient à Prague (les délégués avaient été élus avant l’invasion). Il adopte une résolution condamnant l’agression et appelle à une grève générale d’une heure le lendemain. Le 23 août, la quasi-totalité du pays se met en grève. La résistance est si forte qu’un groupe de partisans de « l’aide fraternelle » ne parvient pas à prendre le pouvoir et à former un gouvernement, même symbolique.

Dans cette situation, Brejnev a été contraint de libérer Dubček et les autres dirigeants internés. Bien que les pourparlers entrepris avec eux se soient soldés par la signature du « protocole de Moscou » susmentionné, les négociations ont démontré la faiblesse du dirigeant soviétique. Malgré ses succès militaires, il ne parvient pas à imposer sa volonté aux Tchèques et aux Slovaques, ni même à l’appareil du parti. La stabilisation de la situation en Tchécoslovaquie n’a été possible que grâce à une longue période de « normalisation », menée non pas par les unités d’occupation, mais par les communistes tchèques et slovaques.

Telle est la leçon fondamentale que Moscou a tirée de cette expérience. Ce n’est pas l’intervention armée qui s’est avérée efficace, mais la pacification de la société par les mains (armées de matraques et, dans un premier temps, même de fusils) des communistes locaux. C’est également la tactique utilisée lors de la crise en République populaire de Pologne (1980-1981). On a renoncé à l’intervention armée et on s’est plutôt efforcé de faire pression sur les communistes polonais pour qu’ils utilisent la force eux-mêmes. On peut donc risquer la thèse selon laquelle la tragédie de la Tchécoslovaquie en 1968 a ensuite épargné un sort similaire à la Pologne.

Les conséquences à long terme ont principalement touché les Tchèques et les Slovaques eux-mêmes. La plus importante d’entre elles a été l’effondrement de l’espoir de changement, après la répression brutale et les purges de masse de la période de « normalisation ». La majorité de la société s’est détournée des affaires publiques et s’est concentrée sur la vie privée, à la recherche d’une sorte de « petite stabilisation ». Lorsque la Charte 77 a vu le jour quelques années plus tard, le soutien dont elle bénéficiait était marginal. Ce n’est pas un hasard si, lors de l’automne des nations de 1989, les Tchèques et les Slovaques ont été presque les derniers à descendre dans la rue, plus d’une semaine après la chute du mur de Berlin et la destitution du dictateur bulgare Todor Jivkov.

Łukasz Kamiński

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 16/09/2023