Karol NAWROCKI: Le flanc oriental de l’Europe – depuis des siècles

Le flanc oriental de l’Europe – depuis des siècles

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Karol NAWROCKI

Président de l'Institut de la mémoire nationale de Pologne.

Ryc. Fabien Clairefond

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La Pologne est aujourd’hui le pays clé du flanc oriental de l’OTAN, défenseur des frontières orientales de l’Union européenne et le refuge de centaines de milliers d’Ukrainiens fuyant l’agression russe. Ce n’est pas la première fois de l’histoire que nous sommes le bouclier de l’Europe.

.Au rugissement de leurs moteurs, des chars français Leclerc et américains Abrams aux couleurs polonaises ont foncé sur la rive droite de la Vistule. À cet emplacement – près du village de Korzeniewo – le fleuve a une largeur de plus de trois cents mètres, mais les ponts flottants automoteurs ont parfaitement rempli leur fonction. Le temps n’était pourtant pas au repos : après la traversée, les soldats devaient encore parcourir plusieurs centaines de kilomètres.

Dans ce décor spectaculaire, en mars dernier, les journalistes accrédités et les hommes politiques invités ont pu observer les exercices Dragon-24 dans le cadre des plus grandes manœuvres militaires de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide. Pendant deux semaines et demie, 20 000 soldats venus de Pologne, des États-Unis, de France, de Grande-Bretagne, d’Allemagne et d’autres pays se sont entraînés à la coopération sur terre, sur mer, dans les airs et dans le cyberespace. « Les exercices Dragon-24 montrent notre volonté de défendre le territoire de l’Alliance de l’Atlantique Nord », a déclaré le président de la République de Pologne, Andrzej Duda, assistant à l’événement.

« Le front oriental de l’OTAN doit rester uni face à l’agression de Poutine contre l’Ukraine », assure le général américain à la retraite Philip M. Breedlove, ancien commandant suprême des forces de l’Alliance en Europe. La Pologne – en raison de sa situation géographique et de son potentiel – a un rôle clé à jouer. Et ce n’est pas la première fois dans l’histoire.

Rempart de l’Occident

.Dans son célèbre essai Le Choc des civilisations (1996), le politologue américain Samuel Huntington distinguait neuf civilisations modernes. Deux dominent clairement en Europe : civilisation occidentale, construite sur le christianisme catholique et plus tard également sur le christianisme protestant, et civilisation orthodoxe, dont le centre est aujourd’hui la Russie.

Un coup d’œil sur la carte suffit pour se rendre à l’évidence que la Pologne fait partie des pays occidentaux situés les plus à l’est. Pendant des siècles, elle fut comme gardienne du monde occidental – et en a souvent payé le prix fort.

Au XIIIe siècle, les terres polonaises fragmentées ont connu à trois reprises des invasions mongoles, entraînant des pillages et des pertes démographiques – et rendant difficile l’unification du pays. La période entre le XVe et le XVIIIe siècle fut marquée par plusieurs guerres entre la Pologne et l’Empire ottoman et les Tatars qui le soutenaient. À cette époque, notre pays était appelé le rempart du christianisme, car en défendant ses propres frontières, il œuvrait pour la sécurité de toute l’Europe chrétienne, ce qu’a clairement démontré la bataille de Vienne en 1683 pendant laquelle les troupes polono-impériales sous le commandement du roi Jean III Sobieski ont vaincu la puissante armée turque assiégeant Vienne. « Nous vînmes, nous vîmes, Dieu triompha », rapportait Sobieski au pape Innocent XI. L’Empire ottoman ne s’est jamais remis de cette défaite et s’est désormais retrouvé sur la défensive.

Entre temps, la Russie gagnait en poids, notamment avec le règne de Pierre Ier (1682–1725). La Pologne a pu faire face pendant longtemps à cette nouvelle menace venue de l’Est dont témoignent les batailles victorieuses d’Orsha (1514), de Kłuszyn (1610) ou tout la période de luttes entre Étienne Batory et Ivan le Terrible (1577–1582). Le XVIIIe siècle a néanmoins marqué une crise majeure pour la Pologne. La Russie tsariste a d’abord réussi à se la soumettre, puis – avec la Prusse et l’Autriche – elle a conduit à sa partition entraînant son effacement de la carte de l’Europe.

C’est ainsi que s’est effondré un État qui – comparé aux monarchies absolues voisines – apparaissait très démocratique : avec un roi élu par la noblesse lors d’élections libres, des assemblées locales et une longue tradition de tolérance, permettant la coexistence pacifique des Polonais, Lituaniens, Ruthènes, ainsi que Juifs, Allemands, Arméniens, Tatars et représentants d’autres nations. La Constitution sans précédent de 1791 avait le seul mot d’ordre : liberté. « Liberté personnelle », « liberté civile »,  liberté de tous les rites et religions ».

Impérialisme russe

.Le démembrement définitif de la Pologne en 1795 a initié – du point de vue de ses populations – un esclavage de longue durée. Pour les Polonais qui se sont retrouvés sous le règne des tsars, les symboles de cet asservissement sont devenues les soulèvements, réprimés dans le sang, la russification et les déportations vers la Sibérie.

La mort en 1796 de Catherine II – co-auteure des trois partages de la Pologne – n’a pas arrêté l’expansion de la Russie. Au contraire, au XIXe siècle, l’État tsariste a soumis, entre autres, la Finlande, la Bessarabie (qui chevauche largement l’actuelle Moldavie) et les terres transcaucasiennes. Mais les appétits russes sont allés bien plus loin. Le plan Sazonov, annoncé après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, prévoyait l’annexion de la Prusse orientale et de la Galicie orientale. Des revendications ultérieures ont même visé Constantinople.

Les bolcheviks, arrivés au pouvoir en Russie en 1917 à la suite de la sanglante Révolution d’Octobre, ont officiellement proclamé le noble slogan de l’autodétermination des nations. En réalité, ils ont remplacé l’impérialisme tsariste par un impérialisme encore pire, avec son lot de terreur, de destructions et d’asservissement, et ceci à une échelle jusqu’alors inconnue.

Vladimir Lénine et ses camarades rêvaient d’étendre la Révolution rouge en Allemagne et, plus au sud-est, jusqu’en Italie. Cependant, la Pologne constituait un obstacle sur cette voie, qui, après la Première Guerre mondiale, reconstruisait son État après une longue captivité. « La route vers une conflagration mondiale passe par le cadavre de la Pologne blanche. […] À l’ouest! » – a écrit Mikhaïl Toukhatchevski, commandant du front occidental bolchevique, dans un ordre adressé à ses soldats en juillet 1920.

Pour une Europe sûre

.La victoire de l’armée polonaise sur les bolcheviks lors de la bataille de Varsovie en 1920 – que Lord Edgar Vincent D’Abernon a qualifiée de dix-huitième bataille décisive de l’histoire de l’humanité – a sauvé non seulement la Pologne qui venait de renaître, mais aussi l’Europe centrale.

Toutes les nations n’ont pas pu accéder à l’indépendance à cette époque. C’est dans notre pays que se sont réfugiées les autorités ukrainiennes fuyant les bolcheviks. Depuis plus d’un an, une plaque commémorative accrochée au mur de l’hôtel Bristol à Tarnów rappelle : « Dans les années 1920–1922, ce bâtiment était le siège des alliés de la Pologne : le Conseil de la République, le Gouvernement et l’ataman des forces armées de la République populaire ukrainienne, Symon Petlioura. » Son frère, Oleksandr, a servi plus tard dans l’armée polonaise en tant qu’officier contractuel. Des contrats similaires furent proposés à de nombreux militaires ukrainiens et géorgiens.

Dans la République de Pologne de l’entre-deux-guerres, le mouvement prométhéen était fort, soutenant les aspirations d’indépendance des sociétés conquises par la Russie soviétique en 1918–1921. « Tant que de nombreuses nations resteront sous le joug russe, nous ne pourrons pas envisager l’avenir en paix », déclarait le maréchal Józef Piłsudski, l’un des pères de l’indépendance de la Pologne après la Première Guerre mondiale.

Cependant, le pacte diabolique entre Adolf Hitler et Joseph Staline d’août 1939 a provoqué en Europe une hécatombe pire que celle de 1914–1918. L’Union soviétique a rapidement commencé à le mettre en œuvre. Premièrement, en septembre 1939, aux côtés du Reich allemand, il a attaqué la Pologne et pour s’emparer de la moitié de son territoire. L’année suivante, il a pris l’isthme de Carélie à la Finlande, la Bessarabie et le nord de la Bucovine à la Roumanie, et occupé entièrement la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Armée rouge a atteint l’Elbe. Pour plusieurs décennies, une grande partie de l’Europe centrale et orientale s’est retrouvée dans la sphère d’influence soviétique.

.La chute du système communiste a permis aux nations soumises par l’URSS de retrouver leur liberté. Consciente que l’impérialisme russe renaît sous sa forme post-soviétique, l’armée polonaise, renforcée, ces dernières années, grâce aux achats d’équipements, constitue la base du flanc oriental de l’OTAN. Elle soutient également les gardes-frontières dans la protection de la frontière orientale de l’Union européenne contre les attaques hybrides de la Russie et de la Biélorussie. Il y a déjà quelques années, le journal britannique The Observer notait : « La Pologne protège l’Occident contre la Russie. Une fois de plus ». Aujourd’hui, ces mots sont encore plus pertinents.

Karol Nawrocki

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 09/08/2024