Le beau temps polonais
Son autorité à l’échelle nationale était incontestée. Autorité au sens que lui donnait Hannah Arendt : il dispensait des conseils qu’on ne pouvait ne pas suivre sans crainte – Jan ROKITA
Il est hors de doute que Karol Wojtyła était un homme façonné spirituellement par la tradition messianiste du romantisme polonais. Tradition qui fait croire que la polonité, de par son essence, doit être une puissance spirituelle, et en aucun cas ne doit être assimilée ni à une puissance terrestre ni à une domination politique.
Dans son ultime discours prononcé sur le territoire polonais, il s’est servi d’une citation de Faustine Kowalska, religieuse et mystique, qu’il avait lui-même béatifiée et canonisée. La scène s’est déroulée sur le tarmac de l’aéroport de Cracovie le 19 août 2002, alors que le pape s’apprêtait, à presque trois ans de sa mort, à quitter la Pologne pour la dernière fois. Voilà ce qu’il disait : « Pologne, ma patrie bien-aimée, Dieu t’élève et te distingue, mais sache être reconnaissante. » Deux jours plus tôt, à Cracovie, lors de la cérémonie de dédicace du sanctuaire de la Divine Miséricorde, il a susurré, de sa voix à peine audible et de mémoire, un autre fragment tout autant radicalement messianiste du Journal de la sainte, où il est question d’« étincelle » qui devrait jaillir de Pologne afin de « préparer le monde à la venue ultime du Christ. »
Le sens de la polonité avait en effet été façonné par les souffrances et le martyre qu’étaient la réalité du pays depuis le XVIIIe siècle jusqu’aux temps presque les plus récents. Tel était la toile de fond de ces notions tellement chrétiennes d’« élévation » et de « distinction » reprises par le pape chez Faustine. Notions qui, grâce au recouvrement miraculeux de la liberté en 1989, seraient désormais à remplacer par une « reconnaissance » envers la Providence, exprimée par l’adoption d’un maximalisme éthique que le pape n’avait de cesse d’exiger de sa propre nation alors qu’elle organisait à nouveau et en toute souveraineté son état. La priorité morale qu’il n’a pas manqué d’exprimer en des termes plus simples dans un discours aujourd’hui célèbre prononcé à Skoczów, petite ville de Silésie. « Notre patrie – disait-il alors – se trouve aujourd’hui confrontée à de nombreux et difficiles problèmes sociaux, économiques et politiques. Mais le plus grand problème reste celui de l’ordre moral. Il est le fondement de la vie de chaque société. C’est pourquoi la Pologne a besoin surtout d’hommes de conscience. »
Cette façon singulièrement « messianiste », au sens typiquement polonais – c’est-à-dire éthique – de traiter et vivre sa nationalité par le pape Wojtyła a une signification des plus fortes. Car, dans son histoire moderne (autrement dit, depuis que, en Europe, avait commencé à se former le sentiment national), l’Église catholique n’avait jamais eu de pape revendiquant si puissamment et si ouvertement le façonnement de sa spiritualité par son origine nationale. Ni aucun pape avant lui n’avait jamais à tel point influencé la forme de l’identité nationale et du patriotisme de ses compatriotes. Pour des raisons évidentes, cela n’avait pas été donné aux papes italiens qui, malgré les courageuses tentatives de Pie IX, avaient tous basculé dans un conflit ouvert avec le patriotisme italien naissant du signe de Garibaldi ; « l’italianité » et la papauté s’étaient donc séparées pour de bon au XIXe siècle. Ni l’un ni l’autre des deux derniers papes non italiens ne sont devenus pour ses compatriotes (malgré l’immense popularité de François en Argentine – phénomène que Benoît XVI n’a jamais connu) des icônes de l’« argentinité » ou de la « germanité ». Le cas de Jean-Paul II est en ce sens unique.
Il était la seule, et probablement la dernière de notre histoire, icône de la polonité, reconnue, à l’époque communiste, par tous en Pologne. Pour le président postcommuniste Aleksander Kwaśniewski, le moment le plus fort de son mandat de dix ans a été de pouvoir, sous les yeux de la nation tout entière, défiler avec le pape dans sa papamobile, car ces quelques minutes lui ont octroyé la légitimité tant désirée de chef de l’État. Et Magdalena Środa, chef de file des féministes radicales polonaises, à l’annonce de la mort du pape en 2005, jurait sur sa tête que pour elle il n’y avait eu personne de plus important dans l’histoire polonaise que ce dirigeant de l’Église catholique.
Son autorité à l’échelle nationale était incontestée. Autorité au sens que lui donnait Hannah Arendt : il dispensait des conseils qu’on ne pouvait ne pas suivre sans crainte. Sa présence à Rome durant plus d’un quart de siècle a anesthésié « le complexe polonais », si caractéristique, diagnostiqué par Konwicki dans son célèbre roman éponyme écrit au temps d’un communisme pourrissant. Durant tout ce « beau quart de siècle » nous faisions tout simplement ce qui nous paraissait juste, avec ce sentiment unique pour le psychisme polonais que (paraphrasant Kundera) « la vraie vie, elle était ici, en Pologne », et que ce que nous faisions consistait à construire non seulement un pays nouveau pour nous mais un monde nouveau. Ce n’est que de cette conscience libre de tout ressentiment qu’a pu naître « Solidarność » qui, en 1980, a effrayé les dirigeants européens retranchés dans leurs cabinets. C’est elle uniquement qui a rendu possibles les réformes sans précédent après 1989 dont l’échelle et la cadence nécessitaient un courage et une confiance en soi collectifs.
Le philosophe Dariusz Karłowicz, avec une certaine emphase, a qualifié la fonction nationale de Jean-Paul II dans la Pologne de l’époque de la distinction de « Grand Jardinier de la Mémoire Axiologique », en la comparant, non sans raison, à celle que, traditionnellement, avaient l’habitude de remplir les monarques. Les circonstances historiques y ont sans doute été pour beaucoup, car ce « beau temps », exceptionnel en temps modernes pour la Pologne, se renferme dans les limites temporelles du pontificat Wojtyła. Il commence en juin 1979, mois mémorable, qui a secoué rudement le régime communiste en Pologne dans ses fondations et à partir duquel tout s’est mis à changer, pour finir en 2005, avec la disparition du pape. C’est aussi l’année qui a vu s’achever la phase pionnière et idéaliste de la politique polonaise, dont le signum temporis a été la détermination réformatrice, exceptionnelle en politique démocratique, de jeunes partis issus du mouvement « Solidarność », exempts de cette conviction cynique de règle aujourd’hui que dans la politique il n’est question que d’arriver au pouvoir pour ensuite maintenir ce pouvoir à tout prix. Une année importante qui a entamé le processus de remodelage de la politique polonaise, prise depuis dans les fers d’une hostilité partisane impitoyable.
Durant ce « beau quart de siècle » polonais qui a coïncidé presque parfaitement avec le pontificat de Jean-Paul II, la politique intérieure essayait, par différents moyens, d’arracher son imprimatur, ce qui se manifestait par exemple par la volonté des élites postcommunistes d’obtenir l’acceptation (contre le gré des activistes anticléricaux) du concordat entre la République de Pologne et le Saint-Siège ou par la démarche d’avoir le soutien du pape pour la décision controversée d’adhésion à une Union européenne de plus en plus hostile au christianisme. Cet imprimatur du pape à la direction générale de la politique intérieure était en quelque sorte la sanction suprême, métapolitique, assurant que c’était une politique correcte axiologiquement, autrement dit, servant bien la communauté politique polonaise. On a pu l’entendre avec toute sa force dans le discours du pape le 11 juin 1999, devant l’Assemblée nationale à Varsovie. C’est là qu’il a prononcé cette phrase significative : « Je rends grâce au Seigneur de l’Histoire pour la forme que prennent actuellement les transformations en Pologne. » Nous pouvons y lire un éloge de l’idéalisme politique de l’époque et de la persévérance d’un peuple capable des plus grandes privations au nom du bien du pays.
Évidemment, il n’y a pas et il n’y aura jamais de preuve concluante de l’existence d’un lien étroit de cause à effet entre le règne du pape Wojtyła et le « beau quart de siècle » polonais, marqué par l’explosion « Solidarność », l’indépendance recouvrée et les grandes réformes du pays. Mais ce n’est pas elles dont il s’agit avant tout. C’est plutôt le fait que le messianiste polonais était à la tête de l’Église catholique justement durant ces 25 années où sur la Pologne soufflait un vent bienveillant de l’histoire, si rare dans cette partie de l’Europe.
La symbolique nationale qui en résultait ne pouvait qu’influencer en profondeur l’imagination collective des Polonais. Tant que le pape siégeait sur son trône à Rome, bien que physiquement distant, il fonctionnait comme ce catechon biblique d’une lettre de saint Paul, capable de ralentir en Pologne la progression de l’anomie sociale, du délitement du lien national et familial, de la désunion partisane de la politique et, enfin (last but not least), de la sécularisation et d’une agressive propagande antireligieuse.
À sa mort, tous ces processus, en mode silencieux durant son pontificat, ont repris de plus belle. Tout comme le « complexe polonais » d’ailleurs qui divise la Pologne d’aujourd’hui en ceux qui n’arrêtent pas de raconter (le mieux, dans les journaux étrangers) combien ils ont « honte » de leur pays et de la mentalité provinciale rétrograde de leurs compatriotes, et en ceux qui ne peuvent plus rien faire normalement pour le pays sans crier de slogans sur une Pologne « se relevant de ses genoux » et sans faire étalage d’un patriotisme hautain et excessif, doublé d’un sentiment d’infériorité.
Célébrant le centenaire de sa naissance, et quinze ans après sa disparition, nous savons pour sûr que par la force de sa présence le pape Wojtyła n’a fait que ralentir la progression de la dégénérescence nationale et anesthésier pour un court moment le « complexe polonais » sans être pour autant capable de les étouffer. Reste à savoir s’il y aurait un génie suffisamment puissant pour y parvenir.
Jan Rokita