Les Polonais aidaient les Juifs, tandis que les autres étaient indifférents. L'exemple du Groupe Ładoś – Roger Moorhouse
L’exemple d’Alexandre Ładoś et de ses collaborateurs, le „Groupe Ładoś”, nous montre que l’Etat polonais a beaucoup fait pour aider les Juifs. C’était exceptionnel, car les autres Etats étaient plutôt indifférents à la Shoah – explique l’historien britannique Roger Moorhouse. Il ajoute que pour assurer une reconnaissance internationale à l’œuvre de Ładoś, il faudrait que son histoire soit portée au cinéma, de la même manière que pour Oskar Schindler.
.Roger Moorhouse est un historien et écrivain britannique spécialisé dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il est l’auteur et le co-auteur de nombreux livres à ce sujet. Le plus important d’entre eux est „The Devils’ Alliance: Hitler’s Pact with Stalin, 1939-1941”, au sujet de la coopération germano-soviétique de 1939 à 1941, „Berlin at War: Life and Death in Hitler’s Capital 1939-1945” et „First to Fight: The Polish War, 1939”. En 2020, il a été décoré de la Croix de Chevalier de l’Ordre du Mérite de la République de Pologne pour sa contribution à la diffusion de la connaissance sur l’histoire polonaise au Royaume-Uni.
Roger Moorhouse au sujet du Groupe de Ładoś
.Son nouveau livre est paru ce jeudi en Grande-Bretagne: „The Forgers. The Forgotten Story of the Holocaust’s Most Audacious Rescue Operation”. Il y est question de la cellule diplomatique polonaise en Suisse, qui a, durant la Seconde Guerre mondiale, sauvé des Juifs en leur fournissant des faux passeports de pays d’Amérique latine. La sortie du livre est prévue le 17 octobre aux Etats-Unis et l’année prochaine en Pologne.
C’est en 1941 à Berne que les diplomates polonais ont lancé l’ „opération passeports”, en coopération avec les milieux juifs. L’objectif était de sauver le plus de Juifs possibles d’une mort certaine. Les membres du Groupe Ładoś – Aleksander Ładoś, Stefan Ryniewicz, Konstanty Rokicki, Abraham Silberschein, Chaim Eiss et Juliusz Kuhl – établissaient de faux passeports et des certificats de citoyenneté de pays d’Amérique latine, en particulier du Paraguay, aux Juifs. Pour ces derniers, c’était le possibilité d’échapper aux déportations et éventuellement de servir de monnaie d’échange contre des prisonniers de guerre allemands. On estime entre 8 et 10 000 le nombre de faux passeports ainsi émis.
A la question de savoir pourquoi l’histoire du Groupe Ładoś est restée méconnue pendant tant d’années, Roger Moorhouse répond: „Dans le cas de la Shoah, il y a généralement deux types de sources: les témoignages des survivants ainsi que les documents officiels, tant allemands que du gouvernement polonais en exil ou autres. Dans le cas du Groupe Ładoś, aucune de ces sources n’a pu être utilisée. La grande majorité de ceux qui ont survécu grâce aux faux passeports ne savait pas d’où est-ce que ces passeports viennent, car l’opération devait être maintenue secrète pour des raisons évidentes. Les documents officiels étaient aussi inutilisables car ce sont les communistes qui ont pris le pouvoir en Pologne après la guerre, si bien que les archives traitant du Groupe Ładoś ne sont restées qu’à Londres”. L’historien ajoute qu’il espère que son livre contribuera a donner davantage de place à Aleksander Ładoś au sein de la narration historique.
Roger Moorhouse avoue que l’un des éléments qui l’a attiré, en tant qu’historien, vers l’étude du Groupe Ładoś est la possibilité de découvrir des affaires encore peu connues à ce jour. „Je veux travailler sur ce qui me semble intéressant et qui pourrait intéresser beaucoup de gens et je veux aussi apporter de nouveaux points de vue. Il y a beaucoup de publications historiques sur des épisodes déjà connus, trop connus, je préfère découvrir des histoires inédites. Même si mon livre précédent, „First to Fight: The Polish War, 1939″, ne décrit rien de nouveau pour le public polonais, il en est autrement pour le public occidental qui n’a pas de connaissances au sujet de la campagne de Pologne en septembre 1939. Ainsi, c’était une expérience fascinante de pouvoir apporter de nouveaux éléments à la narration historique occidentale sur la Seconde Guerre mondiale. Il en est donc de même pour le Groupe Ładoś car c’est un sujet très peu connu”.
Les réactions internationales à la Shoah et l’attitude des Polonais
.Selon Roger Moorhouse, son livre montre que même sur des sujets déjà beaucoup traités comme la Seconde Guerre mondiale, il est toujours possible d’apporter un point de vue frais et innovant, de nouveaux contextes et de nouveaux documents.
Moorhouse explique qu’il a voulu présenter le Groupe Ładoś dans un contexte plus large, celui du déroulement de la Shoah et des tentatives internationales de sauvetage des Juifs, mais aussi étudier le cas des échanges de Juifs contre des prisonniers de guerre allemands. „Ce qui m’a le plus surpris, c’est la réaction internationale à la Shoah. Je pensais, comme beaucoup de gens, que le monde était prêt à aider les Juifs pendant l’Holocauste mais que c’était impossible du fait de complications logistiques et du fait des circonstances. Cependant, en écrivant ce livre, j’ai compris que ce n’était pas du tout ainsi. A cette liste de raisons pour lesquelles on n’a pas aidé les Juifs il faut rajouter celle, fondamentale, de l’indifférence. La communauté internationale n’a tout simplement pas voulu faire grand-chose au sujet des Juifs”.
L’historien cite en exemple les notes diplomatiques de décembre 1942 d’Edward Raczyński, ministre des Affaires Etrangères du gouvernement polonais en exil, informant les Alliés de l’extermination massive des Juifs. Ainsi, personne au sein du Département d’Etat américain ne pouvait ignorer ce qui se passait. Pourtant, selon les documents de 1944, les fonctionnaires du Département d’Etat estimaient que les pays d’Amérique latine ne devaient pas valider les passeports du Groupe Ładoś.
„L’indifférence de la communauté internationale est édifiante. Il faut cependant citer l’exception du gouvernement polonais en exil, qui a été extrêmement engagé dans l’aide aux Juifs européens. Les autres pays se sont montrés plutôt désintéressés” précise Roger Moorhouse.
Des Polonais héroïques en temps de guerre
.En plus de Roger Moorhouse, Mordecai Paldiel, ancien directeur à l’institut Yad-Vashem à Jérusalem, note que „des diplomates polonais ont tenté de sauver des milliers de Juifs. Leur action a permis de sauver d’une mort certaine au moins plusieurs centaines de personnes”. M. Paldiel développe ce thème dans un article publié dans „Wszystko co Najwazniejsze”, intitulé „Des Polonais héroïques en temps de guerre”:
„Après la chute de la Pologne dès le début de la Seconde guerre mondiale, certaines de ses légations ont poursuivi leur action diplomatique. À Berne, en Suisse, l’ambassadeur Aleksander Ładoś et ses deux principaux collaborateurs, Stefan Ryniewicz et Konstanty Rokicki, ont entamé une large opération de sauvetage de Juifs polonais. Le point de départ a été l’obtention de plusieurs dizaines de passeports paraguayens auprès de Rudolf Hügli, consul du Paraguay dans la même ville. Ensuite, ces documents ont été remplis avec les données de Juifs polonais soi-disant citoyens du Paraguay et dûment tamponnés, grâce à quoi certains Juifs habitant les territoires polonais sous l’occupation soviétique ont réussi à fuir jusqu’au Japon. Une fois sur place, grâce à la légation polonaise qui leur a délivré de vrais passeports cette fois-ci, ils ont pu joindre d’autres pays”.
„Cela n’a été que le début des actions de plus en plus intensives en faveur des Juifs vivant non seulement dans la Pologne occupée par les Allemands, mais aussi dans d’autres pays dans la même situation. Pour leur faire éviter les déportations vers les camps de la mort, on leur a fait délivrer de faux passeports latinoaméricains, principalement paraguayens. Les détenteurs de tels documents étaient envoyés dans de camps allemands spéciaux en tant qu’otages que le régime nazi espérait pouvoir échanger contre des Allemands résidant dans les pays d’Amérique latine. L’opération entamée par l’ambassade de Pologne était coordonnée par deux activistes juifs vivant en Suisse qui s’occupaient d’actions de sauvetage – Abraham Silberschein, directeur de la division suisse du Congrès juif mondial, responsable des actions de sauvetage, et Chaim Eiss, activiste du mouvement juif orthodoxe Agudat Israel. Y étaient engagés également Isaac et Recha Sternbuch d’un comité new-yorkais connu sous le nom de Vaad Hatzalah. Un rôle important dans la falsification des passeports a joué aussi un employé juif de la légation polonaise, Juliusz Kühl”.
„Changer des citoyens polonais en Paraguayens se faisait clandestinement et à l’insu du gouvernement paraguayen. À son début, toute cette entreprise se faisait aussi sans un accord préalable du gouvernement polonais à l’exil à Londres. Ce n’était qu’après avoir été informé de cette initiative diplomatique atypique de Ładoś – qui aurait d’ailleurs pu compliquer les relations entre la Pologne et les pays d’Amérique latine – que celui-ci a donné son feu vert”, écrit Mordecai Paldiel.
Il ajoute: „Les diplomates polonais Ładoś, Ryniewicz et Rokicki ont risqué leur renvoi de Suisse et la fermeture de la légation polonaise. Nous savons des sources que les autorités suisses ont très sérieusement envisagé des sanctions, mais ils y ont renoncé confrontés à un changement de la situation militaire en faveur des Alliés, dont le gouvernement polonais à l’exil. C’est probablement le seul cas documenté dans l’histoire de la Shoah où les diplomates polonais (principalement en Suisse, mais dans d’autres pays aussi) ont noué une collaboration étroite et intime avec des activistes juifs, grâce à laquelle une tentative a été faite pour sauver des milliers de Juifs dont on a réussi à sauver au moins quelques centaines. Les protagonistes de cette histoire, avec Aleksander Ładoś en tête, méritent d’être mieux connus de tous. Jusque-là, l’institut Yad-Vashem n’a attribué le titre de Juste parmi les Nations qu’à Konstanty Rokicki. Espérons que Stefan Ryniewicz et surtout Aleksander Ładoś, la personne la plus engagée dans cet immense action de sauvetage, auront droit au même honneur”.
Diffusion des connaissances sur le Groupe Ładoś au Royaume-Uni
.Roger Moorhouse avoue que grâce à la sortie de son livre „The Forgers”, on peut remarquer aux Royaume-Uni une hausse de l’intérêt pour le Groupe Ładoś, bien qu’on partait de rien à la base. Il précise qu’à cela il faut ajouter la publication, deux mois auparavant, du livre de Daniel Finkelstein, journaliste à „The Times” et membre de la Chambre des Lords et dont la mère a survécu à la Shoah grâce à un passeport paraguayen émis par le Groupe Ładoś. Roger Moorehouse estime par ailleurs que pour assurer une reconnaissance internationale à Aleksander Ładoś, il faudrait porter son histoire au cinéma, comme cela a été le cas pour Oskar Schindler.
Patryk Palka, traduit par Nathaniel Garstecka