

Pourquoi je soutiens les habitants de Łódź dans leur candidature à l’organisation de l’EXPO 2022
C’est avec un immense plaisir que j’ai accepté l’invitation des autorités municipales de Łódź à venir regarder la présentation de leur candidature lors d’une session du Bureau International des Expositions (BIE) à Paris. Cet organisme doit décider d’attribuer à Łódź le droit d’organiser l’EXPO 2022 centrée sur la revitalisation des villes dans l’Europe d’aujourd’hui. En toute sincérité, je soutiens les habitants de Łódź dans cette œuvre
.La ville, située sur les rives de la rivière Łódka, inspire mon respect par sa lutte acharnée pour se redonner une nouvelle image attrayante à la place de la légende noire de « Ville mauvaise ». Tel était le titre d’un receuil de reportages dénonciateurs de 1911, signés Zygmunt Bartkiewicz. À l’image négative a contribué égalament le chef-d’oeuvre de Władysław Reymont « La Terre promise », écrit plus tôt, dans les années 1897-1898. Du temps de la République populaire de Pologne, une autre couche est venue s’ajouter à cette opinion négative, celle de la grisaille de la ville et de sa pseudo-modernisation.
Originaire de Gdańsk, j’ai connu et aimé Łódź, avec sa beauté revêche, encore dans les années 80, quand souvent je venais ici voir mes copains de Gdańsk qui faisaient l’École de cinéma. C’est alors que j’ai appris les difficultés des habitants de la ville à choisir leur propre identité historique. Il n’y a rien d’étonnant à cela – pendant presque les cent premières années de son brusque développement entre 1820 et 1918, l’industrie du textile a été bâtie principalement par des Allemands et des Juifs sous la tutelle des Russes tzaristes.
Mais, les cent années qui ont suivi ont donné naissance à une des plus importantes métropoles de la Deuxième République. Selon un recensement de 1931, Łódź, avec ses 607 467 habitants, était la deuxième ville la plus peuplée de Pologne, après Varsovie. Elle dévançait Lviv, Poznań, Cracovie, Vilnius et Katowice. Aujourd’hui, selon un recensement de 2015, elle est, avec ses 700 982 habitants, la troisième ville polonaise par nombre d’habitants (devancée depuis l’entre-deux-guerres par Cracovie). Du temps de la République populaire de Pologne, on a accentué, assez intempestivement, les traditions révolutionnaires de Łódź, en fêtant les anniversaires successifs de la révolution de 1905 ainsi que de la libération de la ville par l’Armée rouge. Après, déjà en Troisième République, sur la vague de l’engouement pour le multiculturalisme, la municipalité a fait de gros efforts pour promouvoir Łódź sous deux mots d’ordre – en tant qu’une ville de « quatre cultures » (polonaise, juive, allemande et russe) et une ville devant faire penser à la tradition, aux innovations et au design moderne, en quoi était censé aider le dépoussiérage des souvenirs des traditions de l’avant-garde de Łódź, liées à Władysław Strzemiński et Katarzyna Kobro. Pour se forger son identité, la ville s’est servie de personnnages si différents comme Władysław Reymont, Julian Tuwim, Stefan Jaracz, Leon Schiller, Jan Karski, sainte Faustine Kowalska ou encore Artur Rubinstein. De même, la martylorogie du ghetto de Łódź a été pensé comme un élément durable de la mémoire de la ville. C’est beaucoup, mais toujours trop peu.
A-t-on déjà épuisé toutes les sources possibles pour construire l’image historique de la ville ? Je suis convaincu que non, et chaque fois que je me rends à Łódź, je n’arrête pas de remarquer combien de traditions restent toujours et encore laissées à elles-mêmes.
.Un premier exemple qui me vient à l’esprit : lors de ma récente promenade dans la rue Piotrkowska, j’ai découvert que dans une des rues latérales, la rue Romuald Traugutt, à proximité du célèbre hôtel « Grand » qui sait, avec efficacité, tirer profit de sa légende cinématographique, se trouve l’hôtel « Savoy » dont le nom avait été utilisé par un écrivain juif autrichien de renom, Josef Roth, dans le titre d’un de ses romans. Roth aurait pu y séjourner à son retour de captivité russe sur le chemin de Vienne, sa bien-aimée (ce que le livre laisse suggérer) ou bien il aurait pu y venir dans les années 20, quand il écrivait pour la presse berlinoise. « Savoy » rappelle aujourd’hui, par sa déco, les hôtels de la société Orbis des années 80. Inutile d’y chercher des références à l’auteur qui avait introduit cet hôtel un peu désuet dans la littérature mondiale.
Mes visites à Łódź dans les années 80 se sont ancrées dans ma mémoire aussi grâce à deux personnages très hauts en couleurs de l’opposition anticommuniste locale. Le premier, c’était Marek Edelman – l’un des leaders du soulèvement du ghetto de Varsovie, plus tard combattant lors du soulèvement de Varsovie en 1944, médecin et, enfin, activiste très connu de la « Solidarité » de Łódź, y compris membre de la Commision exécutive régionale « Ziemia Łódzka » du syndicat. Certes, à Łódź, dans le parc Ocalałych (des Survivants), a été crée le Centre de dialogue Marek Edelman, mais il se trouve loin du centre-ville. Une chose s’impose : pourquoi ne pas baptiser de son nom une des rues principales ou bien ériger une statue à son effigie ? Un autre grand personnage de l’opposition locale attend, lui-aussi, d’être honoré par un nom de rue ou une statue: Andrzej Ostoja-Owsiany. Anticommuniste, agent de liaison au sein de l’Armée de l’Intérieur, soldat de « Warszyc » (pseudonyme de Stanisław Michał Sojczyński, capitaine de l’Armée de l’Intérieur et le commendant de l’Armée souterraine polonaise après la guerre), activiste au sein du Mouvement de protection des droits de l’homme et du citoyen (Ruch Obrony Praw Człowieka i Obywatela, une organisation anticommuniste et indépendantiste fondée en 1977) et puis au sein de la Confédération de la Pologne indépendante (Konfederacja Polski Niepodległej, le premier parti anticommuniste en Europe centrale et orientale, fondé en 1979). Après 1989, Andrzej Ostoja-Owsiany a été un propagateur infatigable des traditions des Légions de Piłsudski dans la ville.
.C’est justement à Łódź qu’a eu lieu, en 1900, l’arrestation de Józef Piłsudski lorsque celui-ci rédigeait, dans un appartement au 19 de la rue Wschodnia, une revue clandestine « Robotnik » (« L’Ouvrier »), l’organe de presse du Partie socialiste polonais. Il est vrai que le centième anniversaire du 17 octobre 1914, le jour où un premier détachement des Légions polonaises était entré en ville, a été fêté dignement. Il y a eu une reconstitution militaire et un pique-nique sur le thème des Légions, situé Passage Schiller. Mais pourqoui ne pas faire de la tradition des Légions un signe distinctif de la ville ? À l’époque, en 1914, à l’appel de Józef Piłudski, 800 habitants de Łódź ont joint les Légions polonaises. Pourquoi ne pas organiser dans le bâtiment de l’actuel Lycée Tadeusz Kościuszko (Lycée no III), où, en 1914, a trouvé son siège le Commandement de l’Armée polonaise, ou bien à l’endroit où s’est fait le recrutement des soldats, c’est-à-dire dans les locaux de l’actuel Centre des impôts Łódź-Polesie (84/86, rue du 6 Août) un musée national des Légions ? Comme ni à Varsovie ni à Cracovie il n’existe pas de musée spécialisé consacré aux Légions polonaises (il y a les musées de l’Armée polonaise, de l’Indépendence ou de l’Action indépendantiste), pourquoi une telle institution ne pourrait-elle pas voir le jour dans la ville sur les rives de Łódka?
Łódź peut également oser un musée de l’occupation allemande (à coté du Musée des traditions indépendantistes qui commémore entre autres le martyre des détenus de la prison de Radogoszcz). Pendant la guerre, la ville a été bâptisée Litzmannstadt et on a essayé de la transformer en une ville proprement germanique, en expérimentant de faire venir ici une population allemande des pays baltes tout en exterminant de manière atroce les habitants du ghetto. Oui, je sais, c’est une histoire sombre, mais rien n’empêche qu’elle soit racontée de manière à faire comprendre l’ingénierie sociale du nazisme. Si Berlin d’aujourd’hui sait parler de son sombre passé avec intelligence, pourquoi les héritiers des victimes du Troisième Reich ne seraient-ils pas capables d’en faire autant?
Et il y encore un fil de mémoire qui, pour l’instant, est peu visible dans la construction de l’identité de Łódź – celui des traditions de la résistance anticommuniste. Car c’est à Łódź qu’ont eu lieu, en novembre 1945, des manifestations estudiantines à la nouvelle du meurtre d’une étudiante par des soldats soviétiques éméchés, et ensuite les émeutes du 3 mai 1946. C’est ici également qu’en 1945-1946 ont éclaté à plusieurs reprises de larges grèves ouvrières. Qui en Pologne sait qu’à Łódź, en 1946, a eu lieu la seule tentitive réussie de faire exploser un monument de la reconnaissance à l’armée soviétique, dont les auteurs – un groupe de jeunes – seront restés introuvables jusqu’en 1953 ? Et enfin, c’est ici qu’a été assassiné un activiste du Parti paysan polonais (PSL), Bolesław Ścibiorek, ce qui a constitué un point de départ pour une intrigue compliquée de la police politique qui reflète bien l’horreur de cette période. C’est Łódź qui a représenté, dans les années 60, un maillon important de l’organisation anticommuniste « Ruch » (« Mouvement »), et par la suite de celle de « Ruch Młodej Polski » (« Mouvement de la Jeune Pologne »).
Il est grand temps d’envisager la création d’un musée de la « Solidarité » de Łódź, de celle des années 1980-1981, mais aussi de celle du temps de la clandestinité à l’époque du régime du général Jaruzelski. Dans quelques années, il peut s’avérer qu’il n’y aura plus personne à qui demander des relations ou des pièces d’exposition. Le seul Musée des traditions indépendantistes, nettement sous-investi, serait-il en mesure de représenter tout cela?
.Łódź mène un combat pour s’attirer des touristes. Ici, un bon récit sur l’histoire de la ville ne suffit pas. Il doit être très bon. Bien meilleur que celui des autres villes polonaises : de Cracovie où le château du Wawel sera toujours un aimant pour le tourisme, ou de Wrocław, où la vieille-ville séduit par sa beauté. Łódź a un récit sur son histoire extrêmement intéressant, à raconter avec une passion toujours inchangée.
Piotr Semka