
L’arme la plus redoutable de notre temps. La propagande anti-polonaise russe en Occident pendant l’insurrection de 1863–1864.
Il est parfois surprenant de voir comment le discours de propagande et les clichés créés au cours des siècles apparemment lointains sont ressuscités dans le contexte de la guerre de l’information contemporaine et de l’agression de l’Ukraine – écrit le prof. Henryk GŁĘBOCKI
.Les objectifs sont fondamentalement similaires à ceux d’il y a 160 ans. Tant à l’époque qu’aujourd’hui, le défi a été et continue d’être non seulement de faire avancer l’agenda de la Russie dans les centres de pouvoir mondiaux, mais aussi de veiller à ce que le grand public en Occident, tout en déclarant son soutien au droit des peuples à la souveraineté, exerce une pression sur les gouvernements afin que ceux-ci n’apportent pas d’aide concrète aux habitants de la région d’Intermarium.
La manière dont l’image de la Pologne, des Polonais et de la cause polonaise a été façonnée par la Russie mérite une analyse plus poussée, mais le manque d’accès aux archives russes y est certainement une entrave majeure. Même après 200 ans, les listes de rédacteurs de presse étrangers à la solde des ambassades russes n’ont toujours pas été mises à la disposition des chercheurs (ce dont j’ai personnellement fait expérience dans les archives moscovites). Mais quiconque souhaite comprendre comment les phénomènes déclenchés par les guerres de l’information passées se sont poursuivis à travers l’histoire trouvera certainement utile de revenir sur un événement particulier – l’insurrection de janvier (1863–1864) dont nous célébrons cette année le 160e anniversaire.
Lorsque le soulèvement a éclaté, les Russes ont d’abord eu recours aux techniques de propagande mises en œuvre depuis 1830 : ils s’appuyaient sur leurs diplomates qui payaient des journalistes pour façonner les opinions de la presse en Europe. Les rôles clés étaient joués par le ministère des Affaires étrangères, la troisième section de la chancellerie impériale (ou la police politique secrète), le ministère de l’Intérieur dont les censeurs surveillaient la presse intérieure russe, et surtout le Bureau secret du vice-roi de Pologne qui était responsable de la plupart des activités visant les Polonais qui s’opposaient à la Russie à l’étranger et dans les terres polonaises annexées au XVIIIe siècle par les voisins de la Pologne. L’activité de propagande à cette époque étaient encore associée à des opérations d’espionnage ou de désintégration contre l’émigration polonaise et l’État secret polonais. L’exemple le plus connu a été l’activité – la seule aussi bien étudiée par les historiens – de Julian Bałaszewicz, se faisant passer pour le comte Albert Potocki, parfois, malheureusement, agissant efficacement.
Cependant, cette fois-ci, la méthode traditionnelle consistant à publier des réimpressions d’articles russes ou à acheter des plumes et leurs propriétaires parmi les journalistes étrangers s’est avérée inefficace. Il était tout aussi inefficace de soutenir l’interprétation officielle de l’insurrection – interprétation adaptée aux besoins de l’alliance de la Russie avec la France – comme une révolution sociale et cosmopolite. Dans le récit russe, la Pologne (pour laquelle le pape en personne priait) avait été induite en erreur par des révolutionnaires qui représentaient une menace pour l’ensemble de l’ordre social non seulement en Russie, mais aussi en Europe. Les Polonais étaient dépeints comme des pions entre les mains d’agitateurs profitant du patriotisme polonais et du catholicisme fanatique. Dans ce contexte, les activités de l’armée russe ont été présentées comme une tentative de rétablir l’ordre et d’offrir une protection à la population fuyant la terreur révolutionnaire – « la dictature du poignard ».
Cette interprétation avait sa justification comme en témoignent les efforts déployés par l’Agence générale polonaise à Paris, dirigée par le groupe Hôtel Lambert et les « blancs », pour dissocier l’insurrection de toute connotation révolutionnaire. C’était d’ailleurs la condition pour obtenir une aide concrète des puissances qui respectaient les engagements pris au Congrès de Vienne de 1815. Ce n’est guère surprenant étant donné que même l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, a prévenu le comte Władysław Czartoryski : « Soyez assuré que nous soutiendrons toujours la cause nationale, mais jamais une révolution. »
Cependant, les centres de la propagande russe et leurs thèses ont rapidement été démunis face au soutien général à l’insurrection polonaise exprimé par tous les groupes politiques, idéologiques et sociaux, du pape, des légitimistes et des fervents catholiques, à la gauche révolutionnaire et socialiste avec Karl Marx en tête, en passant par les libéraux et les démocrates. En commentant l’impact de la ligne officielle de la propagande russe, le comte Czartoryski, responsable de la diplomatie polonaise à l’étranger, a dit : « toutes les élucubrations de ces journaux ne font pas ici la moindre impression. »
Dans un premier temps, cette image tendancieuse de l’insurrection a été principalement créée par des réimpressions d’articles russes tels que ceux publiés dans le Journal de Saint Pétersbourg, organe officiel subordonné au ministère des Affaires étrangères. Cette stratégie a été adoptée entre autres par le journal Le Nord – le prototype de Russia Today – publié en Belgique puis en France. D’autres sources d’articles traduits étaient le Russky Invalid, le Moskovskiye Vedomosti et le Dziennik Powszechny de Varsovie. Cependant, tout ce contenu est devenu de plus en plus affecté par la vague de nationalisme déclenchée par le soulèvement polonais. En 1863, sous la pression du chauvinisme impérial, même les journaux officiels ont remplacé leur rhétorique antirévolutionnaire par une argumentation nationaliste.
Outre le Moskovskiye Vedomosti dirigé par Mikhaïl Katkov (l’équivalent de l’actuel Vladimir Soloviev) dont les débordements extrêmement anti-polonais lui ont valu le statut de dictateur de l’opinion publique russe avec lequel les dignitaires tsaristes devaient compter, le nouveau centre de cette activité était le Russky Invalid (‘vétéran russe’). C’était le journal officiel du ministre de la guerre, ardent défenseur de la modernisation libérale et nationaliste de l’empire. Les campagnes de presse s’inspiraient de celles menées par Napoléon III et Camillo Benso di Cavour à propos de l’unification de l’Italie. Dès le printemps 1863, ils avaient inventé les slogans et les arguments les plus importants qui éclairaient l’interprétation dominante du conflit avec les Polonais. Il s’est avéré que ce récit était beaucoup plus facile à adapter à différents groupes de l’opinion publique en Occident.
À l’été 1863, les craintes que l’intervention diplomatique des superpuissances pour la défense des Polonais ne se transforme en guerre ouverte avec l’Occident étaient à leur comble. Une grande partie de l’establishment impérial croyait qu’une telle confrontation pourrait se terminer comme la guerre de Crimée perdue. Lorsque l’impératrice a envoyé le général Mikhail Muravyov, déjà désigné alors par le surnom de Veshatel (bourreau), pour réprimer le soulèvement en Lituanie, elle lui a demandé avec inquiétude s’il serait possible de sauver au moins une partie des territoires polonais annexés par la Russie, considérant le Royaume de Pologne comme perdu. Compte tenu de la situation, il est devenu crucial de façonner l’opinion publique occidentale et d’affaiblir la pression qu’elle exerçait sur les gouvernements pour aider les Polonais. Ainsi, en juin 1863, nul autre que le ministre de la guerre Dmitry Milyutin a lancé une initiative visant à créer de nouveaux organes de propagande indépendants des institutions officielles peu performantes. Le journal de Milyutin avait déjà constitué une équipe de publicistes doués dont la rhétorique moderne résonnait mieux auprès des lecteurs occidentaux libéraux. Les arguments qu’ils utilisaient mettaient en évidence le fait que, dans son affrontement avec les Polonais, la Russie était une force de progrès combattant l’anarchie féodale de la noblesse.
C’était le premier exemple d’une utilisation à grande échelle de thèmes ethniques : selon les Russes, les Polonais, tout en se référant à leur droit à la souveraineté et les concepts démocratiques dans leurs pourparlers avec l’Europe, opprimaient eux-mêmes dans les territoires annexés par la Russie la population « russe » qui leur était ethniquement différente. Les paysans lituaniens, biélorusses et ukrainiens, traités comme faisant partie du russkiy mir (c’est précisément à cette époque que le terme a gagné en popularité), auraient été protégés par le gouvernement tsariste qui a lancé les réformes d’affranchissement en 1861. Milyutin avait personnellement présenté son initiative au tsar, en proposant que les journaux d’Europe occidentale publient à la fois des articles originaux dans les langues locales et des traductions des textes de la presse russe. Il avait suggéré que la priorité soit donnée à la promotion des points de vue russes sur les relations nationales et historiques dans les terres occidentales de l’empire et à la démonstration de la façon dont le peuple « russe » avait était opprimé par la noblesse polonaise. Pour s’assurer du succès de l’initiative, l’implication du gouvernement russe devait rester secrète.
Le résultat pratique en a été la publication d’un certain nombre d’articles et de brochures en anglais et en français. Comme ils n’ont pas répondu aux attentes, en juillet 1863, le baron Kene, qui travaillait à l’Ermitage et faisait partie de l’entourage du ministre de la guerre, a émis une autre idée. Il a proposé de créer un réseau européen de vingt agents secrets « de confiance et compétents » qui seraient dirigés par un bureau de presse clandestin installé au sein de la rédaction du Russky Invalid, le journal du ministre de la guerre.
L’objectif était d’écrire des reportages pour des journaux étrangers afin d’influencer le plus grand nombre possible de périodiques de tous bords – conservateurs, libéraux, catholiques, voire démocrates. Pour favoriser les perspectives de cette opération spéciale, elle a également été tenue confidentielle des institutions officielles qui avaient jusqu’à présent été chargées de la propagande tsariste. Même les correspondants étrangers n’étaient pas censés soupçonner que la source originale de l’information était le gouvernement russe. Les résultats encourageants de cette campagne ont convaincu les Russes de lancer une autre initiative qui allait se poursuivre ensuite pendant plusieurs années. Elle consistait à publier et diffuser un dépliant lithographié en français, anglais et allemand appelé la Correspondance russe. Ce bulletin d’information devait présenter des faits réels filtrés à travers le prisme de l’interprétation russe qui atteignait environ quatre-vingts périodiques européens clés. L’initiative peut être considérée comme une réponse à des publications polonaises similaires envoyées sous la forme de bulletins décrivant les combats des insurgés et « la barbarie de Moscou ».
La Correspondance Russe utilisait la méthode de fusion des informations vraies et fausses. Cela s’est avéré très efficace. Par exemple, alors qu’au départ les articles qu’il contenait n’étaient repris que par 7 journaux allemands, à la fin de 1864, ce chiffre est passé à 41. Cela a particulièrement réussi en Italie où le bulletin russe aurait contribué à influencer les organes de tous les partis politiques importants. Les nouvelles de la Correspondance russe ont également paru dans des périodiques français et anglais (18), dont de nombreuses revues importantes. Le secret autour de la fabrication du bulletin était si absolu qu’une seule copie restait en Russie.
Une campagne de propagande parallèle a également été menée en Russie pour obtenir un soutien aux politiques répressives du gouvernement. Milyutin a noté qu’elle servait également les intérêts de la politique étrangère car elle persuadait les puissances occidentales qu’en cas de conflit elles ne pouvaient pas fomenter des troubles intérieurs en Russie. L’objectif principal de la campagne menée à l’étranger était d’éroder le soutien de l’opinion publique européenne aux insurgés et d’atténuer la pression qu’elle exerçait sur les gouvernements pour qu’ils interviennent. C’est pourquoi des efforts ont été faits pour adapter les arguments aux diverses catégories de lecteurs. Face aux milieux officiels, conservateurs et catholiques, on exploitait toujours tout un ensemble d’accusations visant le mouvement polonais de libération nationale comme une menace de bouleversement social – une « hydre de la révolution ». Une narration parallèle qui faisait référence aux valeurs libérales voire démocratiques décrivait le soulèvement polonais comme une rébellion menée par les seigneurs et le clergé. Le fait que le soulèvement ait commencé avec le manifeste du gouvernement national nourri d’idées démocratiques n’a pas compté pour grand-chose face au stéréotype du temps des Lumières de « l’anarchie polonaise ».
La rébellion polonaise devait être écrasée au nom du progrès et de la victoire de la raison en Europe de l’Est sur l’oligarchie nobiliaire et la superstition catholique. Cet argumentaire s’adressait principalement aux milieux libéraux et démocrates – notamment après le succès de l’opposition libérale aux élections françaises de l’été 1863, ainsi qu’aux financiers de la City de Londres intéressés par une coopération commerciale avec la Russie.
Face à l’opinion publique protestante en Angleterre, on invoquait le ressentiment anticatholique, en comparant la cause polonaise à celle de l’Irlande. Fait important, malgré la rivalité géopolitique de l’Angleterre avec la Russie en Asie, déjà à partir des années 1840, il y avait une forte tendance parmi les Britanniques à négocier des accords économiques avec la Russie dans le cadre du soi-disant « Grand Jeu ». De telles attitudes ont été inspirées par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham, l’«école de Manchester» et le mouvement démocratique du chartisme ayant une aversion pour la tradition nobiliaire. Ce fut l’origine de l’idée de « paix par le commerce » justifiant la politique vis-à-vis de la Russie bolchevique poursuivie par Lloyd George qui était de rendre à Lénine et Trotsky l’Europe de l’Est en échange de la paix en 1920. Les publications destinées aux lecteurs étrangers s’inspiraient de modèles qui avaient été testés et perfectionnés dès le XVIIIe siècle. Ils ont utilisé le stéréotype négatif du caractère national polonais qui était politiquement déterminé par les traditions de l’anarchie et des oligarques, excluant l’existence d’un État indépendant.
De plus en plus souvent on accentuait la thèse que l’insurrection était en fait une rébellion de la noblesse polonaise contre l’affranchissement imminent des paysans par le tsar. La théorie était soutenue par un certain nombre d’arguments sur les divisions ethniques et de classe dans les territoires annexées. Selon la propagande, les autorités russes prenaient la défense de la population paysanne contre les « propriétaires terriens polonais », comparés directement aux propriétaires d’esclaves rebelles aux États-Unis. Évidemment, l’équivalent d’Abraham Lincoln et de sa proclamation d’émancipation, entrée en vigueur en janvier 1863 pour libérer les esclaves présents dans les zones confédérées, devait être Alexandre II et son émancipation des paysans en 1861 et 1863 dans les gouvernorats de l’ouest secoués par l’Insurrection de janvier. Les provinces lituaniennes et ruthènes étaient comparées à l’Inde britannique où la communauté cipaye qui venait d’être brutalement réprimée.
C’était donc une vision d’une lutte universelle entre les forces de progrès représentées en Europe de l’Est par la Russie jeune et populaire, un « pays du futur », et le spectre « réactionnaire » de la Pologne noble et catholique, un « pays du passé ». Cette argumentation menait à la conclusion que la véritable raison de l’insurrection était la perspective de voir les paysans se libérer de la domination de la noblesse polonaise et le peuple « russe » des gouvernorats occidentaux se libérer de la domination polonaise. Selon cette logique, le véritable objectif de la reconstruction de la République par l’insurrection n’était pas de libérer les habitants de ses terres en tant que communauté politique de la future république, mais de perpétuer l’oppression nationale et sociale des populations de la « Russie occidentale ».
Dans ce contexte, un exemple intéressant de l’efficacité de la nouvelle ligne de propagande russe était fourni par la Guerre de sécession américaine. La propagande tsariste et l’appareil diplomatique avaient déjà testé pendant la guerre de Crimée leurs nouvelles méthodes de persuasion sur ce qui était alors la seule société démocratique. Comme en Europe, les éditeurs et les journalistes du Nouveau Monde ont également été financés à grande échelle. 1863 voit le renouveau d’arguments géopolitiques efficaces qui vont à l’encontre de la tendance naturelle des Américains à soutenir la cause polonaise et leur aversion pour l’autocratie tsariste. Même s’ils étaient gouvernés par des systèmes politiques radicalement différents, les États-Unis démocratiques et la Russie autocratique ont de nouveau été présentés comme des alliés géopolitiques naturels, qui avaient des ennemis communs empiétant désormais sur leur sphère d’influence : la Grande-Bretagne et la France. Ces deux puissances ont parallèlement soutenu les insurgés polonais et les confédérés du Sud. De plus, à l’époque, la France est intervenue au Mexique. En 1863, les arguments géopolitiques qui rappellent tant les idées avancées par les « réalistes » d’aujourd’hui sont renforcés, en établissant un parallèle entre l’émancipation des esclaves aux États-Unis et l’abolition du servage en Russie ainsi qu’entre le président Lincoln et Alexandre II, le tsar libérateur. Cela a permis de démontrer que les deux pays dotés de systèmes politiques si différents partageaient non seulement des intérêts géopolitiques, mais aussi des valeurs et une mission mondiale – la Manifest Destiny.
L’année 1863 a vu la dernière vague de solidarité européenne avec les Polonais et avec leur lutte contre l’empire des tsars. L’échec de l’insurrection et les changements géopolitiques sur la carte de l’Europe provoqués par la défaite de la France dans la guerre de 1871 avec la Prusse et l’unification de l’Allemagne ont changé l’humeur du public. Désormais, les vagues de russophobie ne renaîtront qu’en Grande-Bretagne suite à l’expansion russe dans les Balkans et l’Asie de l’Est. Le processus s’est reflété dans la littérature qui a souvent joué le rôle du miroir stendhalien. Du fait de son potentiel grandissant, la Russie devenait un partenaire politique et économique convoité, tandis que la Pologne s’effaçait peu à peu de l’imaginaire européen.
Un destin aussi symbolique est arrivé au capitaine Nemo du célèbre roman de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers écrit à partir de 1866 et publié à partir de 1869. Initialement, le commandant du Nautilus devait être un aristocrate polonais qui avait participé à l’insurrection de 1863–1864 et voulait prendre sa revanche contre la flotte russe. Verne a défendu cette « idée première du livre » dans une lettre à son éditeur réticent, Pierre-Jules Hetzel, proche des Russland-Versteher d’aujourd’hui: « [c’est] un seigneur polonais, dont les filles ont été violées, la femme tuée à coups de hache, le père mort sous le knout, un Polonais dont tous les amis périssent en Sibérie et dont la nationalité va disparaître de l’Europe sous la tyrannie des Russes ! Si cet homme-là n’a pas le droit de couler des frégates russes partout où il les rencontrera, alors la vengeance n’est plus qu’un mot. Moi, dans cette situation, je coulerai et sans remords ». Mais parce que la France cherchait à accéder aux légendaires marchés de l’Est et voulait rétablir la coopération avec la Russie, Verne a cédé à la pression de Hetzel, dont il dépendait pour sa subsistance, pour changer l’identité du protagoniste. Ainsi, le capitaine Nemo est devenu, à la fois dans le livre et ses nombreuses adaptations cinématographiques, un prince indien exigeant des représailles sur la Royal Navy britannique pour la répression du soulèvement des cipayes de 1857–1859.
S’inspirant de l’« entente cordiale » franco-russe qui se dessinait dans les années 1880 et 1890, les salons intellectuels et littéraires ont ouvert leurs portes à la culture russe. C’était par là qu’est entrée l’image des Polonais concoctée par la Russie à des fins intérieurs au moment de l’insurrection de janvier. À partir de printemps 1863, dominait là-bas le stéréotype anti-polonais teinté d’anarchisme sarmate bien ancré dans la conscience collective russe. En filtrant vers l’Occident, il rimait avec des convictions tout aussi anciennes qui avaient émergé au siècle des Lumières. En Russie, cette image négative a été renforcée (grâce aux réalisations de la dialectique de Katkov) par l’idée d’un complot d’inspiration polonaise qui aurait été à l’origine des actions des terroristes nihilistes russes. Cela a contribué à la mise en place des représentations négatives au sujet des Polonais dans la littérature dite anti-nihiliste – des thèses que nous retrouvons dans les romans de Fiodor Dostoïevski, entre autres. L’un des principaux motifs du genre était la « conspiration polonaise » avec son lot d’accessoires habituels : une Polonaise belle mais traîtresse, l’hypocrisie des slogans libertaires polonais, la propagande jésuite et même les mystérieux labyrinthes des souterrains et ruelles du vieux Varsovie tout droit sortis des Mystères de Paris d’Eugène Sue – ainsi que des héros russes représentant sur ce fond sinistre une noble naïveté.
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Tous ces arguments de propagande s’inscrivaient dans la longue tradition des raisons qui avaient été inventées à partir du XVIIIe siècle pour justifier la domination de Pétersbourg sur les territoires de la République. Cela a eu un impact majeur sur l’emplacement de la Pologne ainsi que d’autres pays d’Europe de l’Est sur les « cartes mentales » des élites et de l’opinion publique en Europe occidentale et aux États-Unis. Les conséquences de ce processus sont visibles dans les étapes ultérieures de la refonte géopolitique de notre région – dans les années 1944–1945 et 1989–1991, dans la période de coopération étroite entre l’Allemagne, la France et la Russie de Poutine jusqu’en 2014, et le reset américano-russe récent. Il est parfois surprenant de voir comment le discours de propagande et les clichés créés au cours des siècles apparemment lointains sont ressuscités dans le contexte de la guerre de l’information contemporaine et de l’agression de l’Ukraine.
.Les objectifs sont fondamentalement similaires à ceux d’il y a 160 ans. Tant à l’époque qu’aujourd’hui, le défi a été et continue d’être non seulement de faire avancer l’agenda de la Russie dans les centres de pouvoir mondiaux, mais aussi de veiller à ce que le grand public en Occident, tout en déclarant son soutien au droit des peuples à la souveraineté, exerce une pression sur les gouvernements afin que ceux-ci n’apportent pas d’aide concrète aux habitants de la région d’Intermarium.
Henryk Głębocki