Prof. Michel WIEVIORKA: Vladimir Poutine, la justice pénale et ses limites

Vladimir Poutine, la justice pénale et ses limites

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Prof. Michel WIEVIORKA

Sociologue, professeur à l’EHESS, auteur de nombreux ouvrages (entre autres L’antisémitisme, Le racisme, Neuf leçons de sociologie).

Ryc. Fabien CLAIREFOND

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.Ce que Vladimir Poutine appelle une « opération militaire » en Ukraine est en fait une guerre singulièrement sale, meurtrière et inhumaine, et chaque jour apporte de nouvelles preuves de son caractère abject. Les réponses que Poutine et ses proches apportent aux accusations pourtant étayées de crimes sont elles-mêmes autant de fake news. Elles insultent la vérité qu’établissent d’innombrables témoignages, reportages, images vidéo et satellitaires, et que confirment les examens croisés des informations disponibles, toujours convergentes.

En un mot : Poutine, et bien d’autres responsables russes, civils et militaires, doivent être jugés, pénalement, pour des crimes qui relèvent de notions proches, mais distinctes, et discutées et commentées sinon bien définies aujourd’hui par le droit international: ainsi, le crime de guerre concerne des actions proscrites en temps de guerre, il en existe une longue liste ; le crime contre l’humanité est une  violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, en tant de guerre ou non, il en existe aussi une longue liste. 

Pour certains juristes, par exemple Philippe Sands lançant avec l’ancien premier ministre britannique Gordon Brown une tribune collective allant dans ce sens, (Le Monde, 4 mars 2022) une formule satisfaisante consisterait à mettre en place un tribunal spécial qui viserait Poutine et ses proches pour crime d’agression, ou, ce qui est synonyme ici, pour crime contre la paix, la notion, disent-ils, incluant « la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression ».

On retrouve ici l’inspiration initiale du Tribunal Militaire International (TMI) de Nuremberg, car cette notion figurait dans le statut de Nuremberg et dans les actes d’accusation des nazis. Pour les experts-juristes du TMI, le crime d’agression est le « crime international suprême » (décision du 1er octobre 1946). Mais ce n’est pas sur ce registre que furent condamnés les responsables nazis, car les États vainqueurs n’y tenaient pas. Par la suite, une conférence internationale (Rome, 1998) instaura le Tribunal Pénal International (le TPI), et en 2002 a été créée, ce qui n’est pas la même chose, la Cour Pénale Internationale (CPI), installée à la Haye en 2002. Ni le TPI ni la CPI ne sont parvenus davantage à obtenir d’exercer leur juridiction sur les crimes d’agression -décidément, les États, à commencer par les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies n’y sont pas favorables. Il serait pourtant possible, expliquent des juristes aujourd’hui, de créer un tribunal pénal spécial qui jugerait Poutine, et d’autres pour ce crime. C’est ce que demande le gouvernement ukrainien. Techniquement, juridiquement il semble que cela ne prendrait pas trop de temps. Mais il y faudrait une forte mobilisation internationale et des efforts collectifs non négligeables qui ne semblent pas vraiment à l’ordre du jour.

Une autre voie, déjà explorée, est justement celle que permet la CPI. Les choses ici sont déjà bien avancées. Le procureur, Karim Khan, un britannique, a ouvert une enquête dès le 2 mars 2022 sur les crimes de guerre et contre l’humanité qui auraient pu être commis en Ukraine, et ce, à la demande du gouvernement ukrainien, depuis 2013. L’ancienne procureure du TPI, Carla del Ponte, a pour sa part demandé le 2 avril 2022 à la CPI de lancer un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine pour ses opérations armées en Ukraine. Elle sait bien qu’il ne risque rien tant qu’il reste en Russie : mais, dit-elle avec « l’émission d’un tel mandat, il lui sera impossible de quitter son pays ».

Il est hautement vraisemblable que Poutine fasse tout son possible pour rendre de telles démarches inopérantes – d’ailleurs, la Russie a retiré en 2016 sa signature du traité fondateur de la CPI. Par contre, un maillon faible, pour lui, est constitué par les mandats d’arrêt qui pourraient être lancés par celle-ci à l’encontre d’officiers russes tombés dans les mains du pouvoir en Ukraine : le président ukrainien Volodymyr Zelensky pourrait décider le moment venu de les transférer devant la Cour de la Haye.

D’autres pistes existent, que l’Ukraine suit également : devant la Cour Internationale de Justice, devant la Cour européenne des Droits de l’Homme. Mais si en théorie le droit et la justice peuvent ainsi être mobilisés, et si on peut espérer d’éventuelles réussites, il faut surtout avoir conscience des limites auxquelles de telles démarches se heurtent.

Il y a d’abord la question de la temporalité. La justice a besoin de temps pour fonctionner convenablement. Or ici, il ne s’agit pas seulement de juger des coupables sur des bases solides, après enquête, sous la forme de procès où ils peuvent organiser leur défense, mais aussi d’obtenir immédiatement, ou très rapidement, l’arrêt des actes criminels. On peut espérer que Poutine et ses proches paieront tôt ou tard pour les crimes dont ils sont coupables. Mais en attendant, ils auront pu persévérer dans leur logique criminelle.

Il y a ensuite le fait que la guerre n’est pas achevée -certains experts et commentateurs, y compris des hauts responsables internationaux ou nationaux, n’excluent pas qu’elle dure de longs mois, voire plus. La perspective de jugements internationaux ne peut laisser les responsables visés indifférents ; mais cela amènera-t-il le pouvoir russe à réfléchir et à modifier sa conduite pour la rendre acceptable, ou au contraire à se durcir encore plus dans sa dérive barbare ? A reculer, ou bien à intégrer dans sa stratégie les enjeux pénaux qui le menace, pour les placer dans le cadre de négociations internationales de paix, et par exemple faire d’une amnistie ou autre mesure l’exonérant de tout crime une condition à un accord mettant fin à la guerre ?

Poutine et les hauts responsables ne vont-ils pas tenter de se dédouaner en laissant accuser des lampistes, par exemple des militaires de terrain ayant laissé leurs troupes libres d’agir brutalement ?

.On a parfois critiqué les procès de Nuremberg en y voyant une justice de vainqueur -un thème central, par exemple, dans la réflexion du philosophe Tzvetan Todorov (mort en 2017). Ici, les poursuites pénales en cours ou envisagées deviennent plus un aspect de la guerre en cours, un élément dans un rapport de force guerrier et stratégique, que le moment de tourner une page pénalement, pour l’histoire, comme après la défaite des Nazis. Cela ne veut pas dire que les actions en justice sont inutiles. Mais qu’elles sont plus difficiles que jamais à mettre en oeuvre avec une réelle efficacité. Poutine n’aura-t-il pas beau jeu de les présenter à son peuple comme une preuve de plus de l’hostilité de l’Occident à l’encontre de la Russie, au plus loin de toute idée de justice ? 

Michel Wieviorka

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 09/05/2022