#Curie2017. Débat à Paris
Dans le débat #Curie2017, le jour du 150e anniversaire de Marie Skłodowska, sont intervenues Natacha HENRY et Marie-Noëlle HIMBERT, auteures des deux plus importants ouvrages parus récemment en France sur la grande Polonaise, couronnée à double reprise par le Prix Nobel. Le débat, auquel ont assisté députés, hommes et femmes politiques, scientifiques, journalistes et leaders d’opinion français qui donnent le ton à la perception de la Pologne en France, a été ouvert par SE l’Ambassadeur de la République de Pologne à Paris, Tomasz MŁYNARSKI. Le débat a été animé par Piotr BIŁOS de l’INALCO.
.Ces trois dernières années, deux livres ont été publiés en français : Marie Curie. Portrait d’une femme engagée 1914-1918 de Marie-Noëlle Himbert et Les sœurs savantes de Natacha Henry, ce dernier existant en deux versions : une, destinée « aux adultes », et rédigée comme un livre scientifique traditionnel, et l’autre, utilisant la formule du roman « jeunesse », dédié à un public d’adolescents, et du roman d’amour, portant le titre Maria et Bronia. Ce livre est empli de poésie et suscite l’admiration par la légèreté et la subtilité avec lesquelles il est écrit.
Marie-Noëlle Himbert a décidé de resserrer le champ de ses recherches à la période de la Première Guerre mondiale. Pourquoi un tel choix? À cette époque, Marie Curie-Skłodowska était déjà une scientifique confirmée mais on ne peut pas dire qu’elle était médecin au sens propre du terme. Les publications des deux auteures ont pour effet de dévoiler des facettes moins connues de l’héroïne, notamment celles en lien avec la médecine.
Les circonstances de la Première Guerre mondiale permettent à Marie Curie-Skłodowska de réunir les deux dimensions : sa carrière d’éminente physicienne et chimiste ainsi que ses expériences déjà effectuées au laboratoire l’ont préparée à mettre en pratique les connaissances acquises dans le domaine de la médecine, notamment pour apporter une aide efficace aux soldats blessés sur les champs de bataille.
Marie Curie-Skłodowska, telle que présentée par Marie-Noëlle Himbert, est un connecteur entre la science expérimentale et ses applications. On pourrait même dire que Marie devient initiatrice de ces applications, notamment avec l’utilisation de la radiologie, c’est-à-dire des « rayons Röntgen » (en français, dans une optique patriotique, on parle de « rayons X ») pour localiser des éclats de balles et d’obus ayant transpercé les corps des soldats pendant les combats. Ces traitements sont indispensables pour soigner les plaies et les blessures et limiter les risques d’infections ou d’hémorragies internes.
Marie-Noëlle Himbert montre que très vite (c’est-à-dire à partir du mois d’août 1914), Marie Curie-Skłodowska s’efforce d’apporter un soutien radiologique aux médecins sur le front. Elle „réquisitionne” pour l’occasion des équipements de laboratoires, parvient à convaincre un technicien à qui elle fait confiance de transformer un simple fourgon, standard, en une ambulance équipée avec des appareils adéquats et assurant une protection contre les chocs dus aux routes bosselées d’alors.
Un autre aspect frappant de ce livre est le lien que l’auteure tisse entre la mère et la fille Irène qui a alors 16 ans. La fille passe le début de la guerre au bord de la mer à Arcouest, elle y mène une vie qui pouvait sembler insouciante et paisible. Avec sa mère elle échange une correspondance fournie, et le livre de Marie-Noëlle Himbert alterne son argumentation avec ces lettres, créant ainsi une composition en contrepoint presque musicale. À sa fille, Marie déclare qu’il est nécessaire, en ces temps difficiles, de faire quelque chose pour la société. Elle veut se rendre utile. Nous regardons le portrait d’une femme rebelle qui, depuis le temps de « l’Université volante », s’initie systématiquement dans l’art de contourner les obstacles, de vaincre la résistance du milieu, la réticence et parfois même l’hostilité des décideurs. Pour elle, avoir accès au savoir et à la science constitue déjà un acte politique. On a l’impression que se heurter à la résistance des diverses instances en place lui donne des ailes, à tel point que son attitude semble confirmer un proverbe polonais (apparaissant dans le roman Wielbłąd na stepie de Jerzy Krzysztoń) qui dit que là où le diable dit « bonne nuit » les Polonaises disent « bonjour ». Qu’est-ce qui a poussé Marie-Noëlle Humbert à s’intéresser à cette période de la vie de Marie Curie-Skłodowska ? La chercheuse a constaté, ayant consulté différentes sources d’archives, qu’avec la mort de Pierre, Marie a plongé un peu, elle aussi, dans la mort. Après la guerre, cependant, on voit que la savante retrouve des couleurs comme si la vie reprenait à nouveau. L’auteure voulait connaître les motivations de Marie, comprendre les événements ayant contribué à ce changement de son héroïne. Globalement, elle était poussée par le désir de connaître « l’homme » caché derrière le personnage de la Prix Nobel.
Les historiens des sciences ne s’intéressent pas à cette période parce que Marie Curie-Skłodowska, à l’époque, ne mène aucune recherche au sens propre du terme. Quant aux historiens de la guerre, ils ont traité cet épisode marginalement. Enfin, les historiens spécialisés dans le service de santé des armées n’ont pas eu accès aux bonnes archives, parce que celles-ci étaient déposées chez Ève, la deuxième fille de Marie, pour être ensuite transférées à la Bibliothèque Nationale où personne ne s’y est intéressé.
Pour Natacha Henry, l’aventure de l’écriture de la biographie des « sœurs savantes » a commencé par la lecture d’une phrase. Peut-être dans les publications polonaises, a-t-elle reconnu, c’est différent, mais en France domine un seul type de narration – l’image véhiculée le plus souvent est celle qui présente Marie Curie comme une petite femme dans sa robe noire, tirant une valise, qui habitera dans la mansarde d’un immeuble parisien jusqu’à ce que’elle rencontre Pierre Curie et qu’elle fasse avec lui des travaux qu’elle avait faits jusque-là toute seule.
Mais quand Natacha Henry dans les biographies de Marie Curie a lu qu’elle « avait quitté Varsovie pour rejoindre sa sœur à Paris » cela lui a donné matière à réflexion. Cette phrase a été le facteur lui ayant fait prendre conscience que l’exil n’est pas le même quand quelqu’un vous attend de l’autre côté. En plus, c’était la preuve que Bronia devait être quelqu’un (puisqu’elle avait pris les devants en partant toute seule en premier) et que les liens qui unissaient les deux sœurs devaient donc être très forts. Toutes les recherches menées plus tard sont venues corroborer cette intuition. Natacha Henry a montré que ces liens ont été forts durant toute leur existence. À l’origine du départ des deux sœurs pour Paris, il y avait en effet un contrat. Pour le dire autrement, Bronia et Maria ont conclu un « pacte ». Natacha Henry précise que le terme ne vient pas d’elle, qu’elle le doit à Hélène Langevin–Joliot, la petite-fille de la Prix Nobel, tout en précisant qu’elle parle sous le contrôle de Pierre Joliot présent dans la salle.
Les deux sœurs passent le bac, leur père Monsieur Skłodowski leur inculque l’égalité entre les femmes et les hommes, elles apprennent de lui que le monde ne peut être sauvé que par la Science. Toute cette génération partage ces valeurs.
Les deux jeunes femmes désirent faire des études, Bronia voudrait devenir médecin.Les deux suivent des cours à l’Université volante (appelée ainsi, car l’endroit où se déroulaient les cours change à chaque fois, pour tromper la vigilance de l’oppresseur occupant). Quand il s’avère que la situation devient de plus en plus dangereuse, Marie suggère à Bronia de partir à Paris, d’autant plus qu’elles ne peuvent même pas espérer obtenir le diplôme rêvé dans une Varsovie où les Russes, régnant en maîtres, défendent l’accès aux écoles supérieures aux femmes.
– Tu pars en France et tu t’inscris à la Sorbonne, pendant ce temps, moi je vais me faire engager comme gouvernante et je vais t’envoyer chaque mois la somme de 20 roubles, à savoir la moitié de mon salaire. Tu y vas en premier, quand tu auras une situation tu me feras venir à Paris et ce sera alors à toi de subvenir à mes besoins – dit Marie.
Natacha Henry ajoute que la légende veut que dans les familles polonaises d’un certain niveau, on apprenait aux enfants le français tout comme on leur apprenait à jouer du piano ou à tricoter. Le français était considéré comme une sorte de divertissement, un atout dans la vie de société en tout cas. L’auteure dans le cas des Sklodowski préfère une explication plus forte. Selon elle, Monsieur Skłodowski voyait dans l’apprentissage de la langue française une sorte de laissez-passer vers la liberté pour ses filles.
Natacha Henry décrit également les circonstances du séjour de Marie à Szczuki, en sa qualité de gouvernante. C’est le temps de son histoire amoureuse avec Kazimierz, le fils des Żorawski, chez qui elle travaille. Il deviendra plus tard un éminent mathématicien. C’était un homme hors pair, avec qui elle a tissé des relations d’égal à égal. Cela met en lumière une troisième sphère de valeurs chères aux Skłodowski. À Szczuki, Marie s’est rendu compte que les paysans des alentours ne savaient ni lire ni écrire – elle a décidé d’ouvrir une école pour laquelle elle a obtenu la permission des Żorawski. Mais ils n’étaient pas favorables à ce qu’elle épouse leur fils. Ce premier amour l’a poursuivie longtemps et a laissé des traces durables dans son psychisme. Elle a perdu confiance en elle, était prête à rompre le pacte avec sa sœur ainée et à abandonner définitivement le projet de partir dans ce Paris tant rêvé. Seule la persévérance de Bronia a fait qu’il en a été autrement.
Ont été rappelées également les circonstances institutionnelles du séjour de Marie à Paris, c’est-à-dire la situation des femmes dans les universités françaises de l’époque. Il est vrai que les femmes pouvaient s’inscrire à la faculté de médecine, mais ce droit ne leur a été accordé qu’en 1868. En 1887, 114 femmes étudiaient la médecine, dont 20 Polonaises et seulement 12 Françaises. Soit dit en passant, c’est seulement en 1861 que la première femme obtient le baccalauréat en France.
Les deux Auteures ont rappelé que la France a de très fortes traditions misogynes. Les femmes qui décidaient de faire des études de médecine à l’époque méritent notre grande admiration. Natacha Henry a rappelé que les femmes étaient harcelées pendant les cours, on leur jetait des trognons de pommes, les garçons les apostrophaient de manière lourde et brutale. En général, on leur reprochait de ne pas être faites pour ce type d’activité et de ne pas pouvoir supporter la vue du sang. Il convient de rappeler que Bronia, décidant d’entrer en faculté de médecine, est entrée dans un milieu très misogyne.
Marie-Noëlle Himbert a fait remarquer qu’entre 1914-1918, l’une des raisons de la résistance opposée par l’administration militaire aux tentatives de Marie Curie-Skłodowska a été son sexe. Mais elle n’était pas qu’une femme, elle était aussi une étrangère. On le lui a fait sentir quand elle adressait ses demandes de laissez-passer. Sur l’un des documents, dans la rubrique « signes distinctifs » on peut lire : « née en Pologne ». Visiblement, cela a provoqué la colère de Marie car elle a décidé d’y ajouter une inscriptions de sa propre main : « citoyenne française ». Quand Marie-Noëlle Himbert a montré de document à un employé de l’administration actuelle, sa réaction a été significative : « quel toupet ! ». Comme on peut voir, plusieurs décennies plus tard, « ça les agace toujours » – conclut-elle.
Marie-Noëlle Himbert décide d’ailleurs de rendre hommage aux Polonais qui ont toujours considéré Marie Curie-Skłodowska comme une Polonaise, car en France elle était française quand cela arrangeait les Français, dans d’autres situations, on mettait en avant son origine étrangère et il arrivait aussi qu’on la traite de « Juive » !
Dans la dernière partie de la rencontre, Natacha Henry a parlé du mariage de Bronia avec Kazimierz Dłuski. Du cabinet médical qu’il a ouvert dans le quartier de la Villette non loin des abattoirs et des usines, là, où travaillaient et vivaient les ouvriers nécessitant des soins médicaux, mais qui en étaient privés, faute de moyens. Bronia, elle aussi, après l’obtention de son doctorat a ouvert un cabinet non loin de Notre-Dame de Lorette, un quartier plein de maisons closes et elle aussi apportait des soins aux plus démunis, surtout aux femmes. Enfin, Bronia i Kazimierz retournent en Pologne, non pas à Varsovie, car dans la partie occupée par la Russie, Kazimierz risque la prison et la déportation en Sibérie. Ils ouvrent un pensionnat luxueux à Zakopane, financé plus tard entre autres avec l’argent du Nobel. Pour la première fois, Pierre vient en Pologne justement à Zakopane. Marie aussi y vient après l’éclatement du scandale autour de sa relation amoureuse avec Langevin, quand la presse française lui mène la vie dure – c’est là-bas, chez sa sœur, qu’elle vient chercher refuge et qu’elle se sent chez elle.
À ce propos, Natacha Henry avoue croire en l’existence d’une « biographie sensuelle, sensitive ». Les goûts, les senteurs d’enfance – c’est ce dont Marie avait besoin pour retrouver la sérénité et la force.
Quand la France devient un facteur d’oppression, Zakopane devient un refuge. Pendant la guerre, Bronia transforme le pensionnat en hôpital de campagne. Le jour du recouvrement de l’indépendance, Kazimierz et Bronia Dłuski montent dans le train à destination de Varsovie. En tant qu’homme politique, Kazimierz représente la Pologne lors de la conférence de Versailles.
Les deux auteures soulignent que Marie Curie-Skłodowska a réussi le pari de sa double appartenance. Elle était loyale envers la France et envers la Pologne. À Varsovie en revanche, elle a organisé un laboratoire de radiologie, puis l’Institut du Radium, dont elle a confié la direction à sa sœur Bronia !
.Les livres de Natacha Henry et de Marie-Noëlle Himbert ainsi que le débat ont permis de mettre au jour l’arrière-plan familial, (trans) national et institutionnel des actions d’une femme qui n’a jamais été seule et qui a toujours agi en équipe. Elle a réalisé ce qu’elle désirait atteindre en s’appuyant sur le soutien de proches dont la présence s’est avérée décisive lorsqu’il a fallu la sauver de son désespoir.
Piotr Biłos