Notre patrie historique commune
Quand, en visitant Lviv, nous montons lâallĂ©e du parc jusquâau Haut ChĂąteau, curieux de voir le charmant panorama de la ville, nous tombons, au milieu du chemin, sur un grand piĂ©destal en pierre, sur lequel une plaque commĂ©morative a Ă©tĂ© placĂ©e. Lâinscription se lit en ukrainien : « Le 14 octobre (24) 1648, les troupes paysannes et cosaques sous le commandement du colonel Maksim Krzywonos, le hĂ©ros de la guerre de libĂ©ration, Ă©crasĂšrent lâarmĂ©e des envahisseurs polonais et reprirent de leurs mains le chĂąteau bĂąti sur cette colline ». ĂrigĂ© en 1953, Ă lâĂ©poque soviĂ©tique, le monument commĂ©more un Ă©vĂ©nement qui a eu lieu dans les premiers mois du grand soulĂšvement cosaque, initiĂ© Ă lâinstigation du hetman Bohdan Khmelnytsky, chef des Cosaques, qui fut le premier Ă mettre la « question ukrainienne » Ă lâordre du jour de la politique europĂ©enne, câest-Ă -dire le postulat de crĂ©er une forme Ă©tatique ukrainienne. AprĂšs plusieurs victoires sur les armĂ©es royales polonaises, les cosaques ont assiĂ©gĂ© Lviv â la capitale de la voĂŻvodie ruthĂšne, mais ils nâont pas rĂ©ussi Ă conquĂ©rir la ville. NĂ©anmoins, aprĂšs un long et fĂ©roce siĂšge, une attaque menĂ©e par le colonel circassien Krzywonos a permis de briser les portes du chĂąteau (apparemment Ă la suite dâune trahison parmi ses dĂ©fenseurs). Dans un article dĂ©taillĂ© sur ce sujet dans la WikipĂ©dia ukrainienne, on peut lire ce qui sâest passĂ© ensuite : « Une terrible tuerie a commencĂ©. Aucun des assiĂ©gĂ©s nâa Ă©tĂ© Ă©pargnĂ© : aucun orthodoxe, aucun catholique, aucun Polonais, aucun RuthĂšne, aucun Juif. Ni la foi, ni le sexe, ni lâĂąge nâont prĂ©servĂ© contre la mort. Un terrible cri de dĂ©sespoir sâest mĂȘlĂ© aux cris des vainqueurs et a atteint les murs de la ville ». Une chronique ajoute que les cosaques « pouvaient dĂ©sormais tirer non seulement sur les gens, mais aussi sur les poules de la ville » depuis la colline du chĂąteau.
Nous voici au cĆur mĂȘme du patrimoine historique compliquĂ© des Polonais et des Ukrainiens. Il est contenu dans la question : Ă qui appartenait alors la RĂ©publique ? LâUkraine (appelĂ©e Ă lâĂ©poque le plus souvent RuthĂ©nie) formait un Ă©tat commun avec la Pologne Ă la suite de deux faits historiques. PremiĂšrement â la chute au XIIIe siĂšcle sous les coups des Tatars de deux grands Ătats ruthĂšnes â la Rusâ de Kiev et la Rusâ de Halych-Volodymyr, et deuxiĂšmement â lâunion entre la Pologne et la Lituanie, qui (presque tous lâignorent aujourdâhui) comme lâune des principautĂ©s ruthĂšnes a rĂ©ussi à « rassembler » derriĂšre les Tatars, la plupart des terres de la Rusâ occidentale. En pĂ©riode de grands conflits religieux entre orthodoxes et latins, Kiev, Lviv et Vilnius Ă©taient des centres tout aussi importants de lutte pour la culture ruthĂšne, et au chĂąteau royal de Wawel (Cracovie) au temps du roi lituanien JagieĆĆo, les registres Ă©taient tenus en ruthĂšne, câest-Ă -dire en prĂ©-ukrainien. Lorsque, Ă son tour, le roi Batory â un Hongrois sur le trĂŽne de Cracovie â envoyait ses universaux aux citoyens de la RĂ©publique de Pologne, il les adressait, entre autres : « aux peuples de la Rusâ ukrainienne de Kiev, de Volhynie, de Podolie et de Braclaw ». Cette Ukraine, câĂ©tait pour Batory une partie de la Rusâ qui nâentendait pas succomber Ă lâexpansion toujours plus tenace de Moscou. Ainsi, bien que culturellement orientale et byzantine, elle voulait appartenir politiquement Ă lâOccident, ce qui dans les rĂ©alitĂ©s de lâĂ©poque signifiait fidĂ©litĂ© Ă la RĂ©publique multinationale et Ă son monarque siĂ©geant au chĂąteau de Wawel. Câest un facteur clĂ© du point de vue de toute lâhistoire polono-ukrainienne ultĂ©rieure : le fait que de la perspective de Cracovie, lâUkraine Ă©tait Ă lâĂ©poque ce qui avait la volontĂ© de rĂ©sister Ă Moscou.
Ce lien politique entre lâUkraine et la Pologne a abouti Ă une assimilation culturelle de nombreuses familles ruthĂšnes au XVe siĂšcle, pour lesquelles la foi orthodoxe est restĂ©e un signe de leur spĂ©cificitĂ©. Lorsque le prince moscovite Vasily III a attaquĂ© la RĂ©publique polono-lituanienne pour lui arracher ses terres ruthĂšnes, il a Ă©tĂ© battu Ă Orcha par tout aussi orthodoxe le prince Konstanty Ostrogski â « le Scipio ruthĂšne », comme on lâappelait alors â un hĂ©ros national pour les Polonais, reposant toujours dans la crypte du monastĂšre Laure de Kyiv-Petchersk. Ă son tour, son fils â le fondateur de la cĂ©lĂšbre AcadĂ©mie slavo-greco-latine dâOstrog en Volhynie et dont la signature figure sous lâacte de lâUnion de Lublin â a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ© saint en 2008 par lâĂglise orthodoxe autocĂ©phale dâUkraine. Dans le langage des universaux de Batory, on pourrait dire que ces princes Ă©taient alors lâĂ©lite politique et culturelle de lâUkraine, remarquable Ă tous Ă©gards. Et la patrie Ă laquelle ils Ă©taient immensĂ©ment fidĂšles, Ă la fois en tant que chefs militaires et citoyens, câĂ©tait la RĂ©publique multinationale de Pologne. Tout comme elle lâĂ©tait initialement pour les Cosaques connus pour leur amour de la libertĂ©, câest-Ă -dire les habitants Ă moitiĂ© sĂ©dentaires de la rĂ©gion de Kiev. La province cosaque libre devait sa puissance politique croissante principalement Ă ses valeurs militaires. Pendant un bon siĂšcle et demi, elle constitua une protection inestimable des confins sud-est de la RĂ©publique, envahis sans cesse par les Tatars, puis par lâorde du Sultan. Ă Chocim, en 1621, six mille cinq cent cosaques sont morts, en sauvant le prince Ladislas Vasa. Et quand celui-ci est devenu roi de Pologne, tous les Cosaques espĂ©raient obtenir de lui lâautonomie et les pleins droits politiques qui leur avait Ă©tĂ© promis.
Or, la RĂ©publique nâa pas tenu ses promesses faites aux Cosaques. Et câĂ©tait ce moment de notre histoire commune qui a marquĂ© le dĂ©but dâune sĂ©rie de drames dont la terrible culmination nâaura lieu que trois siĂšcles plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour soutenir leurs postulats, les Cosaques ont commencĂ© Ă inciter Ă des rĂ©voltes, la premiĂšre ayant eu lieu en 1592 sous la direction du hetman Krzysztof KosiĆski. Il faut bien comprendre pourquoi la RĂ©publique de Pologne nâa finalement pas tenu ses promesses Ă lâĂ©poque. Eh bien, câĂ©tait parce quâelle venait elle-mĂȘme dâentrer dans une Ăšre de lente dĂ©composition interne, en proie Ă des revendications immodĂ©rĂ©es des magnats, Ă lâanarchisme de la noblesse et Ă lâaffaiblissement dramatique du pouvoir royal. L â« Ăąge dâor » de la monarchie jagellonne Ă©tait terminĂ© et son Ă©lite politique nâĂ©tait plus capable dâactes dâune mesure historique comparable Ă lâunion avec le Grand-DuchĂ© de Lituanie, inventĂ©e par les seigneurs politiquement gĂ©niaux de la Petite-Pologne deux siĂšcles auparavant. Malheureusement, la question de lâautonomie politique de lâUkraine est apparue trop tard dans notre histoire commune. Lorsque Bohdan Khmelnytsky lâa posĂ©e de toutes ses forces au milieu du XVIIe siĂšcle, cela nâa pas conduit Ă une grande rĂ©forme politique de la RĂ©publique de Pologne, attendue par les Cosaques, mais Ă la guerre. Pour un Polonais conscient du destin futur de sa patrie, il est difficile dâoublier quâau dĂ©but du soulĂšvement, Khmelnytsky a Ă©crit au roi Jean-Casimir quâen fait il ne voulait quâune chose : « Nous demandons Ă Dieu que vous soyez seigneur indĂ©pendant comme les autres rois, et non plus soumis aux nobles ». En termes modernes, les cosaques exigeait un exĂ©cutif fort parce quâils savaient que lui seul pouvait dompter le chaos et la violence des magnats en Ukraine.
Comme lâa Ă©crit lâhistorien Ludwik Kubala, Khmelnytsky Ă©tait « nĂ© chef ». Il ne pouvait probablement pas supporter le fait que lâĂtat fragilisĂ© ne soit plus en mesure de rĂ©pondre Ă ses exigences. Il a donc dâabord attaquĂ© la RĂ©publique de Pologne par les armes, laquelle, aprĂšs quelques dĂ©faites initiales, avait encore assez de puissance pour Ă©craser le soulĂšvement. Puis, il est allĂ© plus loin, en voulant dĂ©trĂŽner le roi et proposer le premier concept de partition de lâĂtat affaibli entre la SuĂšde, la Prusse et la Transylvanie, afin de se tailler un nouvel Ătat cosaque au milieu. Câest le moment de lâhistoire oĂč Krzywonos sâest briĂšvement emparĂ© du Haut ChĂąteau de Lviv, et lâUkraine a commencĂ© Ă perdre le sentiment que la RĂ©publique multinationale Ă©tait aussi sa patrie. Parce que si vous regardez « les Ă©vĂ©nements de Lviv », minimes dans lâhistoire, Ă travers les yeux dâun citoyen fidĂšle de la RĂ©publique de Pologne de lâĂ©poque, il est clair quâavoir attaquĂ© lâune de ses villes les plus importantes et conquis le Haut ChĂąteau pour ensuite tirer sur « les gens et les poules » devait sembler un acte complĂštement mauvais, aventureux et indigne de la mĂ©moire humaine. Mais si vous regardez cette attaque Ă travers les yeux dâun ennemi politique de cette RĂ©publique, câĂ©tait un exploit hĂ©roĂŻque, digne de monuments et de mĂ©moire Ă©ternelle. Depuis cette Ă©poque jusquâĂ nos jours, il sâest creusĂ© un Ă©norme fossĂ© entre la conscience patriotique de lâUkraine et la perception de cette ancienne RĂ©publique : belle, commune, bien quâĂ lâĂ©poque du soulĂšvement de Khmelnytsky, elle se dĂ©compose de lâintĂ©rieur et soit infectĂ©e par le virus du dĂ©clin. La furieuse propagande soviĂ©tique et lâĂ©ducation trompeuse aprĂšs la Seconde Guerre mondiale ont entĂ©rinĂ© cette tragĂ©die psychologique touchant jusquâĂ lâidentitĂ© mĂȘme des deux nations.
Au cours des trois siĂšcles suivants, sont apparus plusieurs autres Ă©clairs soudains de la communautĂ© politique polono-ukrainienne, si profondĂ©ment enracinĂ©e dans lâhistoire des deux nations. Ces Ă©ruptions sont historiquement inestimables parce quâelles forment cette deuxiĂšme chaĂźne alternative de tradition politique partagĂ©e Ă laquelle les deux nations peuvent faire appel aujourdâhui. Fait caractĂ©ristique, les maillons consĂ©cutifs de cette chaĂźne ont toujours Ă©tĂ© liĂ©s aux tentatives dâarrĂȘter la progression de Moscou vers lâouest. Quand il sâest avĂ©rĂ© que les calculs cosaques de leur reddition Ă Moscou dans le but dâen tirer ce que la RĂ©publique ne pouvait pas donner Ă lâUkraine, Ă©taient stĂ©riles, et que Kiev, pour la premiĂšre fois de lâhistoire, est devenu une forteresse russe, le hetman Ivan Vyhovsky a tournĂ© Ă nouveau lâUkraine vers la RĂ©publique de Pologne. Et celle-ci, dans un rĂ©flexe extraordinaire (pour lâĂ©poque) dâesprit politique, a adoptĂ© une grande rĂ©forme systĂ©mique que les Cosaques attendaient depuis un siĂšcle. Le concept, convenu Ă Hadziacz et approuvĂ© par le roi et la DiĂšte, dâun Grand-DuchĂ© de Rusâ indĂ©pendant, possĂ©dant ses propres autoritĂ©, religion et langue, en tant que troisiĂšme membre de lâUnion polono-lituanienne, Ă©tait en fait le chant de cygne dâun Ătat qui nâavait plus la force de mettre en Ćuvre une si grande mutation. Pour cela, il fallait une grande guerre contre Moscou, que Wyhowski a fini par mener seul, tentant de reprendre Kiev, mais sans succĂšs. A commencĂ© alors en Ukraine une Ă©poque dont le peuple dirait plus tard : « bŃĐŽ ĐĐŸĐłĐŽĐ°ĐœĐ° ĐŽĐŸ ĐĐČĐ°ĐœĐ° ĐœĐ” бŃĐ»ĐŸ гДŃŃĐŒĐ°ĐœĐ° ». Cet autre Ivan sera un demi-siĂšcle plus tard un certain Mazepa, mais sa tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e de libĂ©rer lâUkraine en se basant sur la Pologne, la France et la SuĂšde aura un caractĂšre suicidaire. En fait, rien ne dĂ©pendait plus de la Pologne ou de lâUkraine Ă cette Ă©poque, car au dĂ©but du XVIIIe siĂšcle, les deux nâĂ©taient que des pions entre les mains des puissances europĂ©ennes. Le tsar Pierre vassalisera la Pologne et tout bĂȘtement liquidera lâUkraine. Un long crĂ©puscule ensevelira les deux nations.
LorsquâĂ la fin du XIXe siĂšcle les deux nations, dans des conditions de soumission, ont commencĂ© Ă crĂ©er leur propre pensĂ©e politique « nationale » et des partis politiques modernes â toute la tradition de la RĂ©publique commune sera, en fait, repoussĂ©e Ă la marge. Seuls les socialistes « promĂ©thĂ©ens » polonais tenteront de reconstruire les liens avec les Ukrainiens, et le motif sera toujours le mĂȘme : une lutte commune avec la Russie. Dans le cĂ©lĂšbre appel du Parti socialiste de 1901, apparaĂźtra une dĂ©claration polonaise historiquement rĂ©volutionnaire : « Tout comme nous aspirons Ă une Pologne indĂ©pendante pour nous-mĂȘmes, nous voulons aussi que les Petits Russes obtiennent lâindĂ©pendance de leur patrie, qui est tout Ă fait capable dâavoir une souverainetĂ© politique ». Ă son tour, dans la partie de la Pologne annexĂ©e par les Habsbourg le gouverneur (et en mĂȘme temps le grand historien polonais) MichaĆ BobrzyĆski mĂšnera en 1914 Ă un accord rĂ©volutionnaire polono-ukrainien Ă la DiĂšte de la Galicie, dont les partenaires seront les DĂ©mocrates nationaux ukrainiens : le parti de MykhaĂŻlo Hrouchevsky et dâIvan Franko. Mais le temps historique ne sera plus favorable Ă de telles entreprises visionnaires ; BobrzyĆski, attaquĂ© par des Ă©vĂȘques catholiques sans imagination politique, dĂ©missionnera et, quelque temps aprĂšs, une guerre mondiale Ă©clatera, de toute façon. Cette guerre, au cours de laquelle les deux Ătats renaĂźtront cĂŽte Ă cĂŽte pour reconstruire le pacte de solidaritĂ© et de fraternitĂ© dans les armes lors dâune nouvelle menace mortelle de Moscou. Cependant, lâaccord de Varsovie de PiĆsudski avec Petlioura se terminera (comme les fois prĂ©cĂ©dentes depuis 1648) par une catastrophe politique. AbandonnĂ©e de tous sauf des Ukrainiens, la Pologne sauvera miraculeusement sa propre indĂ©pendance, mais lâUkraine tombera, devenant une rĂ©publique soviĂ©tique pour prĂšs dâun siĂšcle.
Et quand le pays des Soviets se dĂ©sagrĂ©gera enfin, la Pologne sera la premiĂšre au monde Ă reconnaĂźtre lâUkraine comme Ătat indĂ©pendant avec une satisfaction non dissimulĂ©e. « Solidarnosc » victorieuse et le cĂ©lĂšbre sermon de Gniezno de Jean-Paul II sur « les deux poumons de lâEurope » changeront complĂštement la façon dont les Polonais pensent le monde, et en particulier leurs voisins orientaux. Comme dâhabitude, entre les nations libres, il y aura dâinnombrables problĂšmes pour trouver la vĂ©ritĂ© sur les pages les plus tragiques de lâhistoire commune. Mais ce qui est particuliĂšrement intĂ©ressant, câest quâen Pologne, oĂč perdure le sentiment dâĂȘtre constamment menacĂ©s par Moscou, le lien avec lâUkraine se renforcera dâautant plus que lâUkraine fera preuve de la volontĂ© dâinstaurer une autonomie politique, dâĂ©tablir un Ătat fort et une forte identitĂ© nationale. Nous avons commencĂ© Ă penser lâUkraine en Pologne de la mĂȘme maniĂšre que les gens la pensaient il y a des siĂšcles Ă la cour de Batory : que lâUkraine est cette partie de la Russie qui a la volontĂ© de rĂ©sister Ă lâhĂ©gĂ©monie de Moscou. Ainsi, plus lâUkraine devenait forte Ă lâintĂ©rieur, plus le nombre de ses enthousiastes en Pologne augmentait. Je me souviens du choc que cela a Ă©tĂ© pour moi de voir des dizaines de drapeaux blancs et rouges et rouges et noirs cĂŽte Ă cĂŽte pendant la RĂ©volution orange, hissĂ©s par des jeunes dans le quartier de Kreszczatik Ă Kiev. Pour des raisons Ă©videntes, ce dernier drapeau ne suscite pas et ne suscitera jamais de sympathie en Pologne. Mais Ă Kiev, cela ressemblait Ă un grand dĂ©fi lancĂ© par la jeunesse Ă notre histoire commune.
Jâai maintenant lâimpression que la funeste agression russe renverse brutalement plusieurs siĂšcles de lâhistoire polono-ukrainienne. Le sentiment collectif de communautĂ© des deux nations est encore plus fort aujourdâhui quâil ne lâĂ©tait lorsque le prĂȘtre orthodoxe Ostrogski a sauvĂ© la RĂ©publique de Pologne devant Moscou et que son saint de fils a signĂ© lâacte de lâUnion de Lublin. La diffĂ©rence est que la RĂ©publique de cette Ă©poque Ă©tait une communautĂ© de lâĂ©lite sociale polonaise et ruthĂšne, et aujourdâhui la guerre crĂ©e une profonde communautĂ© de peuples sous nos yeux. En Pologne, les tenants des ressentiments historiques se sont tus â ils sont marginaux, certes, mais capables de creuser un fossĂ© entre les deux nations. Et avec la guerre derriĂšre la frontiĂšre orientale polonaise, sâest volatilisĂ© le mythe de la « politique des Piasts », selon lequel tous les efforts politiques polonais devraient se concentrer sur des escarmouches et des compromis au sein de lâUnion europĂ©enne. Aujourdâhui, personne ne doute que le sort de lâindĂ©pendance polonaise se dĂ©cidera Ă lâEst. Ă son tour, toute lâUkraine, mĂȘme cette partie encore suspecte envers la Pologne, a dĂ» enfin faire face Ă la vĂ©ritĂ© et voir quâil existe un pays voisin entre Moscou lâagresseur et Berlin lâattentiste cherchant Ă ne pas trop aider lâUkraine, qui sâappelle la Pologne. Et il est tout Ă fait possible que ce soit le seul pays de son voisinage proche qui pense Ă la victoire de lâUkraine sur lâagresseur russe non pas en termes dâune alliance politique solide, mais en termes de sa propre victoire polonaise. Avec chaque jour de dĂ©fense hĂ©roĂŻque de la libertĂ© de lâUkraine, cette vieille et belle RĂ©publique commune, bien quâentachĂ©e de tant de dĂ©fauts, devient la patrie historique commune des Polonais et des Ukrainiens. Comme le dit le courageux prĂ©sident Volodymyr Zelensky depuis la ville de Kiev assiĂ©gĂ©e : « Nous nâavons vraiment plus de frontiĂšre avec la Pologne amie, car ensemble, nous sommes du cĂŽtĂ© du bien ».
Jan Rokita


