L’action du groupe de Ładoś résumée ci-dessus par Mordecai Paldiel se caractérisait par la bravoure, l’élasticité et de nombreux paradoxes – écrit Jędrzej USZYŃSKI
.Au début des années 1940, à Berne en Suisse trois cents mètres séparaient le consulat de la République de Pologne de celui du Paraguay. Cette distance décidait en pratique du sort heureux ou malheureux de centaines, sinon de milliers d’êtres humains. Pour joindre le consulat du Paraguay, il fallait prendre la rue Thunstrasse dans la direction du Parlement, puis tourner à gauche, rue Helvetiastrasse. Tel était le trajet que prenaient, entre 1939 et 1943, des diplomates polonais dans le but, d’abord, de récupérer des passeports paraguayens vierges, et puis, de les retourner pour les y faire tamponner et signer. Achetés auprès d’un citoyen suisse représentant à Berne ce pays lointain d’Amérique latine et remplis par le vice-consul polonais Konstanty Rokicki, ces documents permettaient à leurs titulaires – des Juifs polonais et, avec le temps, aussi européens – de quitter l’Europe (pour joindre le Japon, via la Russie soviétique) ou d’échapper à la mort des mains des nazis allemands qui occupaient alors la plupart du continent.
Dans ce procédé, problématique du point de vue de la neutralité suisse (et de celui des États-Unis où on avait peur de voir affluer dans l’hémisphère ouest des espions potentiels), mais anticipant l’instruction qui sera émise par le gouvernement polonais à l’exil, la légation polonaise s’était engagée déjà dès la fin de 1939. Dans le contexte de surveillance policière, le contact avec Rudolf Hügli, consul honoraire du Paraguay à Berne, avait été noué par le vice-chef de la mission, Stefan Ryniewicz. C’était lui, d’ailleurs un ancien consul et un diplomate chevronné – qui avait convaincu ce notaire bernois de vendre des passeports paraguayens en sa possession. Par-là, ce que démontrera plus tard dans ses entrevues avec les autorités du pays d’accueil Aleksander Ładoś, le légat de la République de Pologne (qui, après son arrivée à Berne en 1940, donnera son accord à la poursuite de toute cette entreprise, puis surveillera son déroulement, en y assurant une protection diplomatique), les documents ainsi obtenus ne devraient en aucun cas être considérés comme faux – ils étaient « tout au plus » délivrés à des personnes qui n’y étaient pas habilités.
Ces passeports et attestations de citoyenneté (car de tels documents étaient aussi utilisés – moins chers, plus rapides à obtenir et à faire passer en Europe occupée) étaient délivrés jusqu’à l’automne 1943. Puis, les dénonciations de la part de quelques collègues du consul Hügli jaloux de son enrichissement, l’action des services de contre-espionnage suisses visant un espion allemand ayant infiltré les milieux collaborant avec la légation ou les revers d’autres consuls tentant maladroitement de copier le mode opératoire polonais ont porté un coup d’arrêt à l’entreprise. Il semblait à un moment que les Suisses tireraient de lourdes conséquences envers les diplomates polonais – Ładoś, Ryniewicz, Rokicki – et Juliusz Kühl, un collaborateur de la légation d’origine juive. Heureusement, la situation géopolitique en Europe était différente de celle de 1940, quand, sous la pression allemande, les autorités suisses envisageaient la fermeture de la légation à Berne, et le consul polonais à Genève, qui avait aidé des soldats y cherchant refuge, avait été renvoyé de Suisse. Cette fois-ci, les autorités fédérales – le Département des affaires étrangères et la Police des étrangers – se sont contentées de quelques entretiens aux allures d’avertissement. Plus au moins à la même période, les derniers documents connus à ce jour ont été remplis de l’écriture caractéristique, infalsifiable et inimitable du consul Rokicki.
Rokicki a délivré la plupart des documents datés de la fin de l’opération non pas à des citoyens de la Pologne d’avant-guerre, mais à ceux des autres pays d’Europe. On peut évidemment l’expliquer par le fait que les Allemands avaient commencé la Shoah en Pologne plus tôt qu’ailleurs et que les diplomates bernois en 1943 avaient plus de chance de tenter d’aider des habitants par exemple d’Amsterdam et de Bratislava que ceux de Varsovie ou de Będzin. La circonstance qui a tout d’un paradoxe est le fait qu’une partie des documents de la moitié de 1943 ont été préparée pour des citoyens juifs allemands ou autrichiens. Cela signifie que l’action du groupe a dépassé le cadre d’une action diplomatique standard visant ses propres citoyens pour prendre toutes les caractéristiques d’une action humanitaire, universelle. Le personnage symbolique dans ce contexte est l’écrivain allemand Georg Hermann Borchardt dont le passeport (et le suivant de la série, celui de sa fille et de son petit-fils) a été délivré déjà à l’apogée des « entretiens d’avertissement » intentés par la diplomatie suisse envers les Polonais.
En parlant de la famille Borchardt, il faut aussi mentionner Heinz Lichtenstern. Le destin de ces Allemands sont diamétralement différents mais montrent bien le caractère des efforts de la légation polonaise de Berne – les documents organisés par le groupe Ładoś entrouvraient à leurs titulaires la possibilité de survivre (par exemple dans les camps de Bergen-Belsen ou de Tittmoning), en étant une « ligne de défense » de plus, mais sans jamais automatiquement garantir la survie. Borchardt est mort malgré son passeport, mais ses proches ont survécu. Tout comme Lichtenstern qui, ayant montré, sur la rampe du camp de Theresienstadt au dernier moment avant d’être déporté à Auschwitz, son passeport paraguayen délivré à Berne, n’a pas été poussé, à sa surprise, dans un de ces wagons en direction de « l’Est », et qui, jusqu’à sa mort aura gardé ce document délivré dans le camp d’après le passeport, où on pouvait lire la mention « ausgeschieden » (retiré [du transport]).
Mordecai Paldiel parle d’une intime collaboration entre « des diplomates polonais et des activistes juifs ». Il semble que sans une confiance réciproque très profonde, sans la compassion pour la tragédie de la Shoah et le sentiment d’avoir une mission à accomplir l’action du groupe de Ładoś n’ait eu aucun sens et aucune chance de réussir.
Il faut souligner – et rappeler sans cesse – le fait qu’en dehors de Ładoś, Ryniewicz, Rokicki et Kühl, la composition « canonique » du groupe englobait également Abraham Silberschein, fondateur du Comité d’aide aux victimes juives de la guerre à Genève (et député au parlement polonais d’avant-guerre) et Chaim Eiss, un marchand ultraorthodoxe de Zurich. Sans leur concours, sans le concours de nombreux autres collaborateurs, il n’aurait jamais été possible d’entrer en possession de données nécessaires pour délivrer les passeports et de le faire passer en Europe occupée. Sans Juliusz Kühl – la connexion avec les organisation juives en Suisse – la légation polonaise n’aurait jamais établi de contact avec les milieux représentant le spectre politique très large – « von Agudat bis Zion », des orthodoxes jusqu’aux sionistes. Sans à leur tour les diplomates polonais, leurs contacts et leur soutien, on n’aurait jamais réussi à obtenir des documents offrant une chance de survivre – non seulement paraguayens, mais aussi honduriens, haïtiens et péruviens.
.Quand on raconte l’histoire des « faussaires de Berne » qui de leur vivant – du fait du caractère conspirationnel de leur action – n’ont pas été identifiés, appréciés et honorés à leur juste valeur, il faut avoir tout ce large contexte en mémoire.
Jędrzej Uszyński