La Russie poursuit la mise en place d’une société de surveillance
Le progrès technique est employé à des fins liberticides par le pouvoir russe depuis des années. Moscou utilise l’expérience chinoise afin d’instaurer une société de surveillance de ses citoyens.
Contexte global de l’emploi massif de l’intelligence artificielle
.La crise des restrictions sanitaires en 2020-2021 a été un déclencheur de prise de conscience globale que le progrès technique pouvait toujours être mis à contribution par des autorités mal intentionnées afin de contrôler davantage leurs populations. La croyance que le simple fait de vivre en apparente démocratie nous protégerait indéfiniment de mesures liberticides prises à notre encontre a été battue en brèche à cette occasion. Malheureusement, cette prise de conscience ne s’est pas accompagnée d’un sursaut populaire pouvant remettre en cause l’évolution vers une société de surveillance globale.
La question de l’usage potentiellement totalitaire des nouvelles technologies de reconnaissance faciale, d’intelligence artificielle et de „Big Data” est totalement absente du débat scientifique et politique actuel, laissant place à un enthousiasme démesuré envers „l’avenir radieux” que nous promet le Progrès.
Ce qui inquiète quelques esprits éclairés depuis une vingtaine d’années est déjà en train de se réaliser dans les pays ouvertement anti-occidentaux et quasi ou totalement dictatoriaux. La Chine a instauré un système de crédit social s’appuyant sur un réseau de plus en plus dense de caméras de vidéosurveillance (rebaptisée de manière orwellienne „vidéoprotection” par le président français Nicolas Sarkozy) à reconnaissance faciale. Les citoyens disposent d’une „note” qui est dégradée ou améliorée en fonction de leur comportement social.
Par exemple, une critique du gouvernement chinois sur les réseaux sociaux peut valoir à son auteur la dégradation de sa note. Ou un comportement inapproprié dans l’espace public. Si la note du citoyen chute à „D”, il peut se voir interdit de voyager, d’aller à l’hôtel ou de manger au restaurant. Cette volonté de disciplinement des individus est la poursuite des tentatives totalitaires de l’URSS d’aboutir au même résultat, mais avec des outils beaucoup plus performants aujourd’hui.
Mise en place d’une société de surveillance en Russie
.L’utilisation de l’intelligence artificielle et des données biométriques à des fins de contrôle a été reprise et développée en Russie depuis la seconde moitié des années des années 2010.
En 2020, il y avait déjà à Moscou 175 000 caméras de surveillance dont 105 000 à reconnaissance faciale. En 2023, il y en a déjà plus de 20 millions dans toute la Russie, soit une caméra pour sept habitants. Le message véhiculé par les autorités et le même que dans les sociétés occidentales : il s’agit de lutter contre la délinquance et la criminalité. Les médias affiliés au pouvoir russe mettent en avant le nombre de criminels arrêtés ou l’amélioration de la sécurité lors de la Coupe du monde de football en 2018.
La société en charge du développement de l’intelligence artificielle en Russie, Ntech Lab, se vante de l’efficacité de son système (au nom évocateur de „Find Face System”) et du fait qu’il soit „précis à 99%”. Néanmoins, ses fondateurs ont du démissionner au début 2022 du fait de désaccords avec les autorités russes sur la poursuite du programme.
Le système a pu être testé à échelle globale en Russie lors des restrictions sanitaires de 2020. Grâce aux données biométriques des citoyens et à la reconnaissance faciale, les autorités ont pu contrôler l’application des quarantaines et du confinement. Ensuite, ce sont les manifestations d’opposants qui ont été la cible de l’utilisation de ces nouvelles technologies. Certains militants ont été arrêtés grâce à leur usage par les services de police de Moscou.
Enfin, le système a été introduit, en 2021, dans le métro de la capitale. Les visages des usagers sont scannés à l’entrée des gares, leurs comptes débités automatiquement du prix du transport (grâce à l’enregistrement de leurs données bancaires) et leur identité contrôlée. Ainsi, un opposant a pu être interpellé par la police, sur un quai, après avoir été reconnu par une caméra à l’entrée du métro.
Certains supermarchés ont aussi mis en place la possibilité de payer par reconnaissance faciale, ouvrant la porte à un contrôle accru des dépenses des citoyens.
Association dangereuse entre progrès technique et idéologie totalitaire
.Il est surprenant que certains commentateurs en Occident en général, en France en particulier, continuent, dans ces conditions, à estimer que la Russie a „mieux défendu les libertés publiques pendant la COVID-19” et représente le „bastion de la civilisation chrétienne et conservatrice face au Nouvel Ordre Mondial”.
La situation en Russie est d’autant plus préoccupante que Vladimir Poutine a engagé un processus de réhabilitation de l’héritage soviétique et de ses figures. Lénine y est toujours vénéré, son mausolée se trouvant au pied du Kremlin. Même Staline effectue un retour en grâce, un buste ayant été récemment inauguré à Volgograd. Les symboles communistes comme l’étoile rouge sont toujours omniprésents dans l’espace public, tandis que les crimes soviétiques sont gommés ou relativisés par le discours officiel et la propagande d’Etat. C’est particulièrement notable sur tous les sujets liés à la Seconde Guerre mondiale, du Pacte germano-soviétique dont la portée est minimisée jusqu’à l’occupation des peuples d’Europe centrale en 1944 et 1945 sous prétexte de „dénazification” et de „libération”. La „lutte contre le fascisme” est érigée en but de guerre et les pays s’opposant à l’impérialisme russe sont „fascisés” à leur tour.
Dans ce cadre, le recours massif au progrès technologique afin de mettre en place une société de surveillance en Russie fait craindre l’avènement d’une forme d’URSS 2.0, dans laquelle les oppositions pourraient être réprimées d’une manière beaucoup plus efficace et la population beaucoup plus contrôlée que dans le système précédent.
Outre l’abolition polémique de l’anonymat, l’usage controversé des nouvelles technologies par des gouvernements totalitaires fait planer des menaces sérieuses sur les libertés publiques et sur la forme que prendront les sociétés futures, de plus en plus intégrées et connectées. Si la Chine et la Russie sont à la pointe de l’instauration d’une société de surveillance, avec l’aval plus ou moins consentant des leurs populations, les pays occidentaux ne sont pas à l’abri d’une telle évolution grâce notamment à l’emploi d’arguments de sécurité, de santé et de confort. Il convient donc de rester vigilant, dans nos sociétés, sur l’emploi de l’intelligence artificielle et de la „Big Data” à des fins autres que le progrès strictement médical et de refuser toute association avec les pays dictatoriaux qui emploient déjà ces technologies afin de contrôler et surveiller leurs populations. Les expériences du XXème siècle devraient nous servir d’avertissement.
Nathaniel Garstecka