
Un GPS européen
La solidarité entre nations, tout comme celle entre peuples, se décrète-t-elle ? Et peut-elle revêtir uniquement les formes établies par un décret ? Et aussi : pourquoi une force légitime devrait-elle céder devant une violence illégitime ? C’est une question à la Jean Raspail qui pour son « Camp des saints » fut condamné par les élites occidentales à l’infamie. La lâcheté envers plus faibles que soi couvre de honte aussi – ecrit Grzegorz DOBIECKI
.Après trente ans passées en France, madame H. va retourner en Pologne. Les voisins parisiens de la remigrante viennent lui faire des adieux pleins d’effusion. Elle leur explique que la décision du retour est motivée par des raisons personnelles, mais eux, ils savent mieux. « Arrête – sourient-ils tristement – nous comprenons : ici, ça devient de pire en pire, invivable. La France va à vau-l’eau tandis que la Pologne à la cote… ». À Varsovie, madame H, la rapatriée, se fait refaire ses papiers polonais. La préposée lui jette : « D’où vous est venu cette idée ? Revenir ? Et de France en plus ? Mais ici, ça devient invivable… ».
C’est mieux partout où nous ne sommes pas – affirme la soi-disant sagesse populaire. Cette devise universelle (comme le montre l’exemple parisien) des grincheux a été tournée en dérision et désarmée il y a quelque temps déjà par Wojciech Młynarski qui y a ajouté quatre mots : « mais nous sommes partout ». Pourtant, l’ironie d’autrefois peut paraître aujourd’hui comme un manifeste taquin. Oui, nous sommes partout – et nous ne projetons de faire d’exit de nulle part. Car, sans les miracles de bilocation, nous pouvons être à la fois à Paris et à Varsovie. Dans une petite patrie (chacun a sa vallée d’Issa) et dans un État national avec une identité forte. Dans une « Europe familière » et dans une famille d’accueil institutionnalisée – l’Union européenne – périlleusement changeante, mais pourtant toujours précieuse. Avec un bon GPS politique exempt de fake maps et de raccourcis truffés de post-vérités cela devrait être possible.
Chaque solide instrument de navigation indique le centre – et ne doit pas forcément être la boussole de l’opportuniste. Pourtant, c’est ce que clameront les « euroenthousiastes », mus – pour des raisons de politique intérieure – par l’impératif de l’opposition totale face aux « eurosceptiques » (soit dit en passant – l’enthousiasme est un état émotionnel ; le scepticisme est une attitude rationnelle, un produit de la raison). Le camp de l’opposition irréductible fustige les « symétristes ». Être assis à califourchon sur la barricade incarne pour eux la position d’un observateur impartial ou même d’un arbitre juste. En fait, non, disent les irréductibles, l’époque actuelle exige d’avoir une colonne vertébrale, sinon, tu es une méduse et un menteur. Qui n’est pas avec nous est contre nous. L’autre tribu préfèrerait plutôt la devise « qui n’est pas contre nous est avec nous », mais elle méprise ceux qui recherchent le centre. Et cela concerne tant les questions européennes que polonaises : en fait, elles ont été réunies en un seul et même paquet.
Un GPS européen permettrait-il de les dissocier d’une manière sensée ? Plus encore – les deux camps arriveraient-ils, grâce à lui, à un consensus (à ne pas confondre avec un compromis) dans la politique étrangère, y compris européenne ? C’est douteux, mais le doute ne justifie pas l’abandon de telles tentatives. Cette injonction nous est dictée non pas par une tentation opportuniste ou par le tant bafoué « symétrisme », mais par une perception responsable de la notion de « centre ». Le centre se situe, tout comme la vérité, rarement au milieu. Il a – et a toujours eu – une géométrie et une localisation variables ; après des décennies passées à tanguer du côté des sables de la gauche, il s’est récemment déplacé, et clairement, vers la droite, sur un terrain plus stable. C’est là que s’est trouvé le centre de gravité. Le GPS politique, si seulement ses données sont actualisées, affichera autre chose : le centre comme point ou points d’appui, assurant la stabilité de toute la construction. Comme un terrain où se jouent à la fois les choix électoraux et historiques.
En naviguant vers ces objectifs, on évitera les récifs et les hauts-fonds du plan Juncker (l’Euro pour tous), ceux du plan Macron (l’UE à plusieurs vitesses) et de l’utopie de Schultz (États-Unis d’Europe) ou encore de l’attitude assertive du groupe de Visegrád (une apparence d’unité) si la direction à prendre est fournie par des arguments et non pas par des émotions. Les motifs de réflexion sont aujourd’hui plus nombreux que jamais.
Le président italien Sergio Mattarella nous met en garde de ne pas vivre « dans le piège de l’éternel moment présent ». Le philosophe Alain Finkielkraut – comme jadis Charles Péguy – en appelle de son côté à « la seule exactitude » que sont la description et la perception de notre vie hic et nunc. Le piège est de faire peur en invoquant le passé, car il ne revient jamais.
Et l’avenir ? La présidente de Lituanie, Dalia Grybauskaitė : « En allant vers de nouveaux horizons, attention à éviter les mirages dans le désert ».
Quelles attitudes peuvent choisir les États (les gouvernements) contestant le fonctionnement actuel de l’Union européenne ? L’option radicale : l’exit. L’option cynique (réaliste ?) : le ketman, pour revenir encore à Miłosz. L’option désespérée et héroïque : rester fidèle et aller, même seul contre tous, c’est-à-dire, puisqu’on fait référence à Herbert : « il sera devenu la Ville ».
Si on refuse de faire cavalier seul ou de suivre le troupeau – dans quelle alliance alors se situer ? L’alliance avec un seul pays mérite-t-elle d’être qualifiée de durable et de stratégique alors qu’elle ne se vérifie que quand (et encore pas toujours) elle porte une couleur politique bien déterminée ?
La solidarité entre nations, tout comme celle entre peuples, se décrète-t-elle ? Et peut-elle revêtir uniquement les formes établies par un décret ? Et aussi : pourquoi une force légitime devrait-elle céder devant une violence illégitime ? C’est une question à la Jean Raspail qui pour son « Camp des saints » fut condamné par les élites occidentales à l’infamie. La lâcheté envers plus faibles que soi couvre de honte aussi.
.Le corsaire Robert Surcouf s’est fait dire par un officier anglais : « Vous, Français, vous vous battez pour l’argent. Tandis que nous, Anglais, nous nous battons pour l’honneur ! ». Surcouf a répliqué : « Chacun se bat pour ce qui lui manque ». Le pire qui puisse nous passer par la tête, en ce temps de querelles européennes, serait de faire des propos du corsaire français notre propre crédo.
Grzegorz Dobiecki