La nuit de la loi martiale
Il y a 41 ans, la junte communiste a déployé les tanks dans les rues polonaises. Aujourd’hui, nous rendons la dignité aux victimes et nous envoyons un signal clair aux criminels : vous ne pouvez pas dormir tranquillement.
.« The Darkness Descends » (L’obscurité tombe) – titrait en une l’hebdomadaire américain Time. On était le 28 décembre 1981. La Pologne entrait dans la troisième semaine de la loi martiale. Pour une nation qui, quelques mois plutôt, avait cru pouvoir enfin être maîtresse dans son propre pays, c’était en effet une période d’obscurité. Le dirigeant communiste Wojciech Jaruzelski, portraitisé par Time dans son uniforme militaire si caractéristique de lui, n’a pas hésité de déployer contre la société toute la force de l’État, y compris l’armée.
La guerre des communistes contre la nation
Après la Seconde Guerre mondiale, la Pologne se retrouva dans la zone d’influence de l’Union soviétique. Les communistes truquèrent les législatives, éliminèrent l’opposition légale et noyèrent dans le sang la résistance indépendantiste. Ensuite, ils matèrent brutalement toute forme de protestation de la société – à Poznań (1956), sur la côte baltique (1970), à Ursus et à Radom (1976).
Pourtant, le gène polonais de la liberté se transmettait de génération en génération. En 1979, on espérait un tournant avec la venue de Jean-Paul II dans sa patrie. Pendant la messe célébrée sur l’une des plus grandes places de Varsovie, le pape polonais demanda à l’Esprit de descendre « renouveler la face de cette terre ». Le renouveau tant attendu vint un an plus tard. À l’été 1980, des milliers de Polonais exigèrent non seulement l’amélioration de leur condition de vie, mais aussi des syndicats libres. C’est ainsi que naquit Solidarność – un mouvement fort de plusieurs millions d’adhérents, indépendant du pouvoir communiste et une exception à l’échelle de tout le bloc de l’Est.
Le « festival de la liberté » ne dura pas longtemps. Le régime de Jaruzelski déploya les tanks dans les rues pour étouffer la révolution pacifique de Solidarność. Encore avant que la junte communiste n’ait proclamé la loi martiale, dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, des agents du ministère des Affaires intérieures arrêtèrent des centaines de personnes – les leaders du syndicat et tous ceux qui étaient perçus comme de potentiels organisateurs de la résistance.
« Ils ont cassé la porte de chez moi et m’ont emmené au commissariat », se souvenait Jan Ludwiczak, à l’époque le chef de Solidarność à la mine de charbon « Wujek » à Katowice. Ses collègues, qui tentèrent de le protéger, furent passés à tabac par la milice. Quand, en réponse, les mineurs déclarèrent une grève, les autorités ne s’abstinrent pas devant l’usage des armes. Neuf personnes décédèrent suite à des tirs de balle.
La loi martiale, proclamée d’ailleurs en violation même de la loi communiste, fut synonyme non seulement de milliers d’internés et de condamnés, mais aussi de plusieurs dizaines de victimes mortelles. Les gens mouraient à la suite de tirs de balle, roués de coups ou dans des circonstances jamais élucidées. Les auteurs de ces meurtres se sentaient intouchables, car les procureurs communistes n’étaient pas enclins à les poursuivre. Ils ouvraient des enquêtes qui, menées négligemment et avec une thèse préalable, étaient la plupart du temps classées sans suite. Tel fut le sort de l’enquête concernant les « agissements » à la mine « Wujek », classée sans suite déjà en janvier 1982. Ceux qui tirèrent sur les mineurs ou donnèrent l’ordre de le faire furent sortis d’affaire. On pourrait multiplier les exemples. La commission d’enquête du parlement qui analysera, des années plus tard, ces dossiers, arrivera à la conclusion que « tout l’appareil de la Justice de l’État fut engagé dans un vaste système garantissant l’impunité aux criminels du ministère des Affaires intérieures ».
Mais il y eut des condamnations – non pas des auteurs des crimes mais de leurs victimes. En février 1982, un tribunal militaire condamna quatre mineurs de « Wujek » à des peines de prison pour avoir organisé la grève dans les premiers jours de la loi martiale. Zofia Pietkiewicz, 50 ans, militante du syndicat Solidarność rendu illégal par les autorités, se retrouva en prison pour avoir participé à une manifestation de l’opposition à Koszalin. Idem pour Ewa Kubasiewicz, 41 ans, gréviste de Gdynia et coauteure d’un tract appelant à la résistance. Ayant retrouvé la liberté, de telles personnes continuèrent d’être victimes d’intimidations et de surveillance poussée.
Ces sévères répressions ne brisèrent pas l’esprit polonais de liberté. Solidarność poursuivit son action dans la clandestinité et perdura dans les cœurs des Polonais. Lorsque pendant les législatives de 1989, le pouvoir admit enfin des candidats indépendants sur les listes, la société se prononça en masse contre le communisme.
La transition démocratique fut pourtant orchestrée en partie par d’anciens fonctionnaires emblématiques de la loi martiale. Ainsi, Jaruzelski prit le poste, fraîchement instauré, de président, et le chef du ministère des Affaires intérieures, qui avait longuement occupé cette fonction, fut reconduit dans le premier gouvernement de Solidarność, celui de Tadeusz Mazowiecki. Comme le système de la Justice ne changea guère, pendant de longues années on ne pouvait pas espérer que les crimes de la loi martiale soient équitablement jugés et la justice élémentaire rendue aux victimes. Romuald Cieślak, commandant du peloton responsable de la mort des mineurs de « Wujek », ne sera effectivement condamné à six ans d’emprisonnement qu’en 2008. Cependant, beaucoup de ceux qui, durant la loi martiale, privèrent d’autres gens de vie ou de liberté, ne seront jamais jugés ni condamnés.
Rétablir la justice
.Chaque 13 décembre, en Pologne, nous rendons hommage aux victimes de la loi martiale. Mais l’Institut polonais de la mémoire nationale (IPN), que j’ai l’honneur de diriger, veut faire un pas en avant. Autant que possible, nous voulons réparer les négligences du temps de la transition, après la chute du système communiste. Ainsi, l’IPN a lancé cette année le projet « Archiwum zbrodni » (Archives des crimes). Nos procureurs, avec l’aide des historiens, reconsidèreront les crimes commis dans les années 1980. À tous ceux, qui, à l’époque, ont tué ou condamné des opposants au régime, nous envoyons un signal clair : vous ne pouvez pas dormir tranquillement, même si vous vous cachez derrière votre immunité de juge.
Karol Nawrocki