Roger MOORHOUSE: Un bilan honnête de cette guerre n'a toujours pas été dressé

Un bilan honnête de cette guerre n'a toujours pas été dressé

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Roger MOORHOUSE

Historien britannique, germanisant, spécialisé dans l’histoire contemporaine de l’Europe centrale et en particulier de l’Allemagne nazie, la Shoah et la Seconde Guerre mondiale. Auteur entre autres du livre Polska 1939.

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.Le 1er septembre est la date conventionnelle du début de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Mais peu de choses dans la vie sont gravées dans la pierre et il y aura toujours des pédants qui diront que les Français et les Britanniques n’ont déclaré la guerre à l’Allemagne que le 3 septembre, de sorte que cette date seulement marque l’expansion d’un conflit local germano-polonais dans une guerre mondiale plus large. De plus, d’un point de vue international, on assimile souvent le début de la Seconde Guerre mondiale à l’éclatement du conflit sino-japonais à l’été 1937. Les choses sont donc beaucoup plus complexes qu’on ne le pense.

En 1939, la Pologne se trouvait dans l’une des positions les plus périlleuses parmi tous les pays du globe, coincée entre deux régimes totalitaires insatiables, expansionnistes et sans scrupules qui voulaient tous deux sa déstruction. La Pologne a fait, en 1939, tout ce qu’elle pouvait afin d’éviter une invasion allemande. Elle a résisté aux menaces et aux prétentions de son voisin à l’ouest – le cas de la Tchécoslovaquie l’année précédente avait bien montré qu’apaiser Hitler par des concessions n’avait aucun effet durable – et elle s’était assuré de puissants alliés internationaux pour dissuader Hitler d’attaquer.

Il y a eu, certes, quelques échecs. La Pologne aurait dû s’armer plus efficacement ou investir davantage dans ses forces motorisées, mais ce qu’elle a fait était peut-être le maximum que son économie pouvait se permettre. D’autant plus que la Pologne n’était pas la seule à ne pas avoir prévu la domination des blindés dans le conflit à venir. Il est donc assez difficile de voir ce que la Pologne aurait pu faire d’autre, et la critiquer dans ces circonstances revient en fait un peu à blâmer la victime. On oublie que la position de la Pologne à l’époque était impossible. Elle était devenue la cible du régime nazi allemand pour plusieurs raisons. La première, et la plus importante, était qu’elle occupait des territoires que l’Allemagne voulait s’accaparer, dont certains, comme la province de Poznań ou l’ancienne « Prusse occidentale » avaient appartenu à l’Allemagne avant 1918 et contenaient toujours une minorité ethnique allemande. Mais la Pologne occupait également une partie de l’espace que l’Allemagne avait réservé comme son futur Lebensraum – « espace vital », un territoire sur lequel l’Allemagne voulait s’étendre.

Il y avait aussi des considérations raciales : en tant que Slaves, les Polonais n’étaient pas considérés comme racialement souhaitables par les théoriciens nazis – et compte tenu de son importante communauté juive, la Pologne était perçue comme entièrement judaïsée, avec une population trop mélangée pour présenter une quelconque valeur. Ainsi, dans l’esprit des nazis, la destruction de la Pologne se justifiait par des raisons historiques, territoriales, idéologiques et raciales. Cette combinaison rendait la situation de la Pologne complètement unique.

À ce titre, l’expérience polonaise de la guerre a été particulièrement douloureuse, qu’il s’agisse du Soulèvement de Varsovie, de la Shoah ou de la campagne de septembre-octobre 1939. Par conséquent, par rapport à d’autres pays, l’histoire récente est toujours très vive et très présente dans les discussions quotidiennes entre Polonais. À un certain niveau, c’est une réaction tout à fait naturelle : s’il n’y avait pas de traumatisme national, on n’aurait pas besoin de tout remâcher sans cesse.

Mais il y a bien plus que cela dans le cas de la Pologne. Chaque pays doit avoir une « histoire utilisable » – une narration sur lui-même expliquant comment il est arrivé là et, dans un sens plus large, ce qu’il est et qui sont ses habitants. Pour la Pologne, un débat honnête sur l’histoire récente – je veux dire principalement sur l’histoire du XXe siècle – n’a pu vraiment commencé qu’en 1989, la chape de plomb communiste ayant empêché toute discussion honnête autour de ces sujets. Donc, ces discussions, on en est témoins aujourd’hui et la narration est, dans une certaine mesure, en cours d’écriture. D’où leur ton un peu fébrile et passionné.

On attribue à Winston Churchill ces mots : « L’histoire est écrite par les vainqueurs ». Et il avait raison, jusqu’à un cetain point. C’est là un problème pour la Pologne. Dans les années d’après-guerre, les vainqueurs ont essentiellement écrit l’histoire. Les Britanniques, les Américains et les Soviétiques ont tous écrit leur propre histoire de la guerre, et l’Occident – par l’intermédiaire des compagnons de route politiques de la gauche internationale – a largement adopté la narration soviétique sans quelconque critique. Dans cet environnement, toute évaluation honnête de la guerre et de la contribution de la Pologne à la victoire des Alliés a été, avec beaucoup d’efficacité, réduite au silence. Même les Polonais vivant à l’exil ont été incapables de percer ce récit écrit par les vainqueurs. L’histoire de la Pologne en temps de guerre ne pouvait être racontée que lorsqu’elle était sanctionnée par le régime communiste.

Aujourd’hui, plusieurs générations après la Seconde Guerre mondiale, une vision plus honnête se dégage enfin, une nouvelle génération écrivant sa propre histoire, d’une manière plus ouverte, en laissant émerger de nouvelles narrations. Les raisons en sont évidentes : d’abord, les oeillères idéologiques du communisme ont été enlevées, puis, le temps écoulé depuis la fin de la guerre a permis d’avoir une perspective plus large. Car c’est ainsi que fonctionne l’histoire : chaque génération, dans une certaine mesure, vient réviser les récits de celle qui l’a précédée.

Il faut se demander jusqu’où peuvent aller ces révisions. Je sais que de nombreux Polonais sont choqués par la tendance, présente principalement dans le monde anglo-saxon, à utiliser indifférement les termes « nazi » et « allemand », car ils craignent que le monde ne se mette un jour à penser que la Seconde Guerre mondiale a été déclanchée par de mystérieux nazis et les Allemands eux-mêmes n’en étaient que leurs premières victimes. Mais je ne partage pas cette crainte. La culpabilité allemande pour la Seconde Guerre mondiale et la Shoah est solidement ancrée – et à juste titre – dans la narration historique en Occident. Je comprends parfaitement pourquoi l’utilisation du seul mot « nazi » a tendance à bouleverser certains Polonais – il est considéré comme disculpatoire, comme si les nazis avaient fait tout le mal et que les Allemands eux-mêmes étaient innocents. Mais c’est, je pense, mal interpréter la façon dont on parle de l’histoire. Utiliser le terme « nazi » comme synonymes d’ « allemand » est, certes, un raccourci paresseux, mais personne ne suggère que les nazis n’étaient pas aussi des Allemands.

Quant à la politique de l’oubli, je dirais qu’un problème plus urgent se dégage du récit soviétique/russe de la guerre et de la manière dont le régime actuel de Poutine cherche à contrôler l’histoire dans le but d’offrir une narration favorable à lui-même qui efface les crimes soviétiques. C’est comme si les pom-pom girls d’Hitler étaient encore au pouvoir en Allemagne et essayaient de redorer le blason de l’ex-Führer en tant que grand homme d’État et orateur.

C’est grotesque mais il faut comprendre que ni l’URSS ni son successeur, la Russie de Poutine, n’ont jamais été capables d’honnêteté sur l’histoire de l’Union soviétique en temps de guerre. Les mensonges et les obscurcissements qui en résultent sont, à mon sens, beaucoup plus pernicieux et délibérément diviseurs que la paresse intellectuelle de quelques journalistes et universitaires occidentaux. Si nous tenons collectivement à défendre la vérité historique, alors nous devons rester fermes en ce qui concerne le fait historique de la culpabilité soviétique pour le massacre de Katyń. C’est de loin une bataille bien plus importante à mener.

.Géopolitiquement parlant, la Pologne est sans doute dans une meilleure position maintenant qu’elle ne l’a été durant des siècles. Mais elle ne cesse de faire face à un défi dans les relations avec ses voisins – une Russie agressive et passéiste à l’est et une Union européenne à l’ouest qui semble vouloir complètement oublier le passé. Ce défi, la Pologne ne peut pas se permettre de s’y soustraire.

Roger Moorhouse

œuvre protégée par droit d'auteur. Toute diffusion doit être autorisée par l'éditeur 17/09/2021